Liliane Lazar : Vous avez vécu aux États-Unis, en Angleterre et au Canada. Comment compareriez-vous le rôle de l’écrivain aux États-Unis avec celui dans ces deux autres pays ?

Joyce Carol Oates : Il est évident que le rôle de l’écrivain change en fonction de son engagement et de ses responsabilités. Quand j’enseignais à l’université de Windsor, dans l’Ontario, je m’intéressais énormément à cette communauté ; quand j’ai habité un an à Londres où je ne connaissais que peu de gens, j’étais certainement beaucoup plus indifférente. Le Pen Club dont je fais partie dans la région de New York est extrêmement actif et quand cela m’est possible je participe à ses réunions et à ses soirées de bienfaisance. Politiquement, certains écrivains américains sont profondément engagés ; d’autres, plus particulièrement ceux qui vivent à l’écart des centres du pouvoir sont plus apolitiques. Cependant nous présentons un front commun lorsque les droits garantis par le premier amendement semblent menacés comme cela s’est produit dans certains cas récents de censure.

Vous avez choisi de situer votre œuvre romanesque, malgré sa diversité, dans les États-Unis du XIXe et du XXe siècle. Avez-vous jamais pensé à écrire des romans sur l’Angleterre ou le Canada ?

Si j’écrivais des romans situés en Angleterre ou au Canada, les personnages seraient américains.

Dans la plupart de vos romans vous vous appuyez sur des événements et des détails historiques réels. À quelle période de l’histoire américaine vous intéressez-vous le plus et pourquoi ?

Je désire inclure figurativement, toute l’histoire « américaine » – ses débuts mythiques, ses interludes fantastiques. Mon roman Bellefleur commence à l’époque précoloniale, pendant le défrichement des terres incultes et se poursuit presque jusqu’à nos jours, où tout a changé, à l’exception des quelques mobiles sous-jacents de cupidité, d’appropriation et d’idéalisme agressif. D’autres romans de ce cycle approximatif – A Bloodsmoor Romance, Mysteries of Winterthum, et mon prochain livre Crosswicks – sautent d’une période à l’autre de l’histoire américaine, pour aboutir, dans Crosswicks, à l’élection de Franklin Delano Roosevelt.

Mes romans « réalistes » cependant se passent plus ou moins au cours de la période qui va de 1940 à nos jours. Marya : a life, You must remember this, Because it is bitter and because it is my heart [1] font partie de cette série, ils sont écrits de mémoire mais s’appuient également sur des recherches (surtout dans le domaine de la politique de l’époque, comme dans You must remember this). Je le répète, je m’intéresse à ce que l’Amérique a de profond et d’immense – je suis « inspirée » par le zèle presque mystique parfois, de noter tout ce que je peux par le biais de procédés littéraires.

Plusieurs de vos personnages de romans et de nouvelles sont des adolescents. Ressentez-vous quelque chose de spécial à leur égard ?

J’éprouve une sympathie spéciale pour les adolescents : leur sentiment d’isolement, leur idéalisme, leur scepticisme, leurs émotions violentes, leurs passages de manque de confiance en soi. L’adolescence est une période d’interrogations, de découvertes, particulièrement difficiles me semble-t-il dans l’Amérique contemporaine.

Écrire et enseigner sont des activités exigeantes et épuisantes. Les trouvez-vous compatibles ?

C’est vrai. Ce sont des activités exigeantes ; surtout écrire. J’imagine que je me sens mieux quand je me soumets à une épreuve, quand je suis sous tension, physiquement ou mentalement, un peu insomniaque même. Mais j’ai de la chance dans la mesure où la plupart des étudiants dans mon cours de composition littéraire à Princeton sont doués et assidus. C’est un plaisir de travailler avec eux.

Dans Them vous avez montré les conséquences du milieu et de la pauvreté sur les habitants de Detroit. Est-ce que Detroit est représentatif des villes de ce pays ?

D’un certain type de villes américaines, oui. Le contraste entre la pauvreté urbaine et les banlieues d’une richesse incroyable. C’est également le cadre de Expensive People (une fable bourgeoise s’inspirant d’une authentique affaire criminelle d’un garçon assassin de sa mère) et Do me what you will (un roman dans lequel la ville et la banlieue s’opposent dans leur interprétation de la loi).

Depuis que vous avez écrit Them, vos vues sur la violence se sont-elles modifiées ?

Non. Elles n’ont pas changé de façon significative, bien que la violence aux États-Unis ait atteint des proportions ignorées jusqu’ici, une des conséquences du trafic de la drogue.

Voyez-vous des signes encourageants dans la société américaine ?

Nous traversons une période dominée par des crises, où d’immenses sommes d’argent sont englouties par les budgets militaires ; alors il ne reste pas grand-chose pour les programmes intérieurs. Je ne pense pas être très optimiste en ce qui concerne l’avenir immédiat qui pourrait voir la naissance de deux classes distinctes – voire opposées – une classe éduquée et une autre totalement analphabète.

Qu’est-ce qui vous a amenée à passer du réalisme au romantisme noir ?

Je n’ai pas changé – mes derniers romans sont réalistes. Cependant, en écrivant des œuvres expérimentales d’un romantisme noir, je ne fais que m’approprier un genre me permettant de traiter les problèmes qui m’intéressent. J’ai une prédilection pour le réalisme psychologique, quel que soit le genre.

Est-ce que Bellefleur et A Bloodsmoor Romance s’inspirent de l’œuvre d’Edgar Allan Poe ?

Tous les écrivains américains sont probablement influencés dans une certaine mesure par les grands précurseurs du XIXe siècle, et parmi eux, Poe, Hawthorne, Melville, Twain, Dickinson, Whitman. Ils sont pour nous des figures mythiques et imposantes même si en réalité ils n’étaient que de condition modeste et se trouvaient exposés à des humiliations pécuniaires.

Quel genre vous donne le plus de satisfaction : les romans, les nouvelles, la poésie ou les essais ?

Tous les genres me stimulent : ils ont tous leurs difficultés, donc éventuellement leur gratification. J’écris aussi pour le théâtre. Si ça vous intéresse de voir une pièce caractéristique de mon théâtre, on va donner le 19 avril la première de mon Comment trouvez-vous la viande au théâtre Long Wharf de New Haven ; on présente également une production de Vacances américaines les 4, 5 et 6 avril à l’Ensemble Studio Theater à New York.

Vous avez publié vingt romans, plusieurs volumes de nouvelles, de poèmes, d’essais, vous avez exploré diverses formes d’écriture, vous avez changé de sujets et de thèmes ; les critiques font souvent allusion, pour décrire vos œuvres à un univers oatésien, à un personnage oatésien. Pourriez-vous expliquer comment vous avez su préserver « votre voix » d’auteur ?

Préserver ma voix d’auteur, ne m’intéresse absolument pas – je préfère explorer des registres variés permettant de définir une œuvre d’art comme quelque chose dont l’intégrité s’exprime par une voix singulière et unique à cette œuvre. Bien entendu certains thèmes se retrouvent dans plusieurs œuvres ; et certains de mes décors sont identiques. Mais « voix » – « langue » – « style », font partie de ce que je m’efforce de créer.

Vous avez maîtrisé l’art de la nouvelle. Quelles sont les difficultés de ce genre comparées à celles du roman ?

La nouvelle a un format bien défini. Elle dépasse rarement vingt-cinq pages. On est donc limité en ce qui concerne le temps, les personnages, l’ampleur et la portée de l’intrigue. C’est analogue à une courte pièce – la plupart de mes pièces sont courtes. Ces formes d’écriture me passionnent et je ne cesse de les explorer. Je crois que toute mon œuvre de fiction est expérimentale – comment exprimer le mieux possible l’intégrité propre à cette œuvre, pour ce qu’il en est de la structure et de la langue.

Dans vos nouvelles vous vous livrez à une satire du monde académique : le dilemme de publier ou crever des professeurs, les intrigues pour préserver la sécurité de l’emploi, les jalousies et les rivalités entre professeurs, le manque de sécurité de cette vie de tour d’ivoire et le plagiarisme. Ces observations se fondent-elles sur des cas authentiques ?

J’ai aussi écrit un roman situé dans une université, Unholy Loves. La satire est avant tout pour moi un outil d’observation, autrement elle ne m’intéresse pas vraiment. Les folies et les paradoxes humains ont l’air encore plus choquants quand on les met en scène dans un milieu supposément civilisé et raffiné tel que le monde universitaire aimerait se montrer à nous.

Dans Marriages and Infidelities vous avez transposé des nouvelles de Tchekhov, James Joyce et Franz Kafka, du même titre. Est-ce que ces écrivains vous ont influencée dans d’autres œuvres ?

L’influence est diffuse chez tous les écrivains. Quand on a lu des milliers de livres depuis son enfance, il est inévitable qu’il y ait des interférences. Toutefois, si ces influences pouvaient vraiment aider, on n’aurait besoin que de lire quelques grands écrivains – Flaubert, Conrad, Woolf, Tchekhov – puis de s’asseoir et d’écrire. Mais ce n’est pas si facile que ça, si ?

Pourtant dans votre anthologie de nouvelles A Sentimental Education vous avez décrit l’amour aveugle, la désillusion, le passage de la jeunesse à la maturité comme dans le roman de Flaubert du même titre. La politique et la vie sous le règne de Louis-Philippe faisaient intégralement partie du roman français. Dans vos nouvelles, l’atmosphère, la tension dramatique, l’ambition des personnages et le style sont très différents de la chronique française. À l’exception des thèmes mentionnés ci-dessus, qu’est-ce qui vous a attirée dans l’œuvre de Flaubert et pourquoi avoir donné le même titre à votre ouvrage alors que la similarité me semble plutôt superficielle ?

Le titre A Sentimental Education se rapporte davantage à Emma Bovary, bien sûr. Une des histoires du volume Reine de la nuit reprend clairement des thèmes flaubertiens. Tout écrivain sérieux, du moins de l’école réaliste – entretient des rapports respectueux avec Flaubert.

Parlant de Madame Bovary, beaucoup de personnages féminins dans vos romans sont passifs, effrayés, renfermés, dépendants et victimes d’agressions violentes. Mais en dépit de leur passivité, ils manifestent soudainement une attitude violente. Comment expliquez-vous cette apparente contradiction ?

Les gens se comportent ainsi tout le temps. En tout cas, plusieurs de mes personnages féminins sont très forts… comme Marya qui aurait pu succomber à un traumatisme infantile mais ne l’a pas fait ou Iris dans Because it is bitter and because it is my heart qui sort raffermie, sinon endurcie des épreuves de son enfance et de son adolescence.

Êtes-vous d’accord avec D.H. Lawrence que les relations sexuelles sont des relations de pouvoir ?

Lawrence ne devrait pas se résumer d’une façon aussi catégorique. Je suis sûre que les relations sexuelles dans son œuvre sont variées et qu’elles représentent parfois, comme dans L’Amant de Lady Chatterley, une abdication de pouvoir.

Vous avez déclaré au cours d’un entretien pour la Paris Review que Son of the Morning qui traite d’un prédicateur fondamentaliste était en partie « douloureusement autobiographique ». Pourriez-vous expliquer ce qui est autobiographique ?

Les éléments autobiographiques sont éparpillés dans la contexture de mon œuvre et ne sont que très rarement localisés dans des épisodes spécifiques. Je suis toujours profondément préoccupée par l’expérience mystique – qu’elle soit un phénomène humain normal ou anormal, ou qu’en fait ce genre d’expériences s’applique à des manifestations surnaturelles qui bouleversent l’existence.

Pensez-vous que l’esprit et l’âme soient indépendants du cerveau ?

La science n’a pas encore isolé l’esprit du cerveau – c’est donc une notion fantaisiste, si attirante soit-elle, que d’imaginer qu’ils puissent être distincts.

Après Son of the Morning, Angel of Light est le deuxième roman dont le titre fasse allusion à Lucifer, l’ange déchu de la mythologie chrétienne. Est-ce une coïncidence que les titres de ces deux romans, écrits à quelques années d’intervalle fassent allusion à la personnification du mal ?

En fait, Angel of Light se rapporte plus précisément à John Brown (1800-1859), l’abolitionniste américain, un martyr pour certains, un fou et un terroriste pour d’autres. (Brown pratiquait ce qu’on appelle de nos jours le terrorisme aveugle – c’est-à-dire le choix de victimes innocentes dans des actes de violence gratuite.) Comme figure importante de la passion et de l’ambiguïté, Brown représente le modèle des adolescents de ce roman qui s’unissent pour tuer leur mère et son amant. Angel of Light est évidemment un roman réaliste, bien que j’aie eu plutôt l’intention d’écrire une allégorie de notre époque comme Wonderland.

Votre dernier roman Because it is bitter and because it is my heart, une histoire d’amour entre un jeune noir et une blanche, se termine tristement… Il est tué au Vietnam, tandis qu’Iris, la jeune fille poursuit une vie confortable. Cette histoire est-elle aussi une métaphore de la vie américaine ?

La divergence tragique des races, alors qu’il avait semblé au début des années soixante que les troubles en faveur des Droits civils auraient pu faire une différence, représente certainement l’une des motivations de ce roman. Oui, c’est une métaphore – l’histoire d’amour non consommé ; le triomphe de la robe blanche de mariée à la fin du roman.

Pensez-vous qu’aujourd’hui encore aux États-Unis, être noir et pauvre c’est être voué à une vie misérable ?

Mes amis et collègues noirs de Princeton s’élèvent contre des généralisations aussi simples ; pourtant, ils seraient probablement d’accord qu’être noir et pauvre prédispose fortement à une vie misérable.

Dans Because it is bitter and because it is my heart, Jinx Fairchild a un sentiment de culpabilité quasi religieux. Pensez-vous que cela contribue, en plus de sa négritude, à son sort tragique ?

Oui, sans aucun doute… Les personnages les plus compliqués, les plus sensibles aux subtilités des réactions psychologiques comme la culpabilité peuvent se révéler moins agressifs dans leur élaboration de stratégies leur permettant de résoudre les problèmes de la vie. Mais dans le cas de Jinx, la couleur de sa peau est son destin, parce qu’un jeune blanc, placé dans des circonstances semblables aurait beaucoup plus de choix à sa disposition.

Qu’est-ce qui vous inspire à écrire, que ce soit un roman ou une nouvelle ? Cela commence-t-il par une image, une vision, un rêve, la lecture d’un fait divers dramatique dans le journal ?

Quand je me mets au travail c’est généralement parce que je suis aiguillonnée par le sentiment qu’une image, un thème, un personnage ou une histoire spécifique doit être exprimé dans la langue la plus forte qu’il me soit possible d’imaginer. L’art est une collaboration entre les processus inconscients (l’imagination) et les processus cérébraux et théoriques.

Vous laissez-vous influencer par vos lectures au cours votre travail d’écriture ?

Tous les artistes sont tout le temps influencés par tout… y compris ce qu’ils lisent, mais c’est difficilement limité à cela… ce qui entre en contact avec eux.

Les critiques que l’on a écrites sur vous et votre œuvre vous ont-elles appris quelque chose de neuf ? Si oui, quoi ?

Tout ce que je lis m’apprend quelque chose. Pas seulement les études qui me sont consacrées. J’ai lu des critiques sur Emily Dickinson, Dostoïevsky, Flaubert dont je n’ai pas moins bénéficié que de celles consacrées à mon propre travail (je veux dire mon travail passé, non pas mon travail actuel).

Vous sentez-vous dominée par vos personnages ? Vous dictent-ils leurs volontés et transcrivez-vous leurs émotions, leur anxiété, leurs crises et leur tumulte ?

Les « personnages » sont des fragments activés de la psyché qui ne vivent que par le processus de la création artistique. Ils semblent parfois acquérir une existence propre mais nous savons bien qu’il n’en est pas ainsi, c’est l’imagination qui prend brusquement vie à partir d’une intrigue consciemment structurée.

Vous identifiez-vous avec certains types de personnages ? Si oui, lesquels ?

Il se peut que je représente l’exception en tant que femme… et même en tant qu’écrivain féministe par ma capacité de m’identifier tout aussi bien avec des personnages masculins que féminins. Je crois, que tout au fond de la psyché, le masculin et le féminin sont identiques.

Malgré la grande variété de vos personnages, plusieurs types représentatifs réapparaissent tout au cours de votre œuvre, des jeunes femmes douées qui s’élèvent au-dessus de leur condition, les Marya dans Marya, les Iris de Because it is bitter and because it is my heart, des personnages déments comme Allen Weinstein dans Region of ice ou Richard Everett dans Expensive people, des adolescents désorientés dont Connie est l’exemple dans Where are you going, where have you been ? des égotistes d’un âge mûr comme le Révérend Curt dans A garden of earthly delights, le Dr Peterson dans Wonderland ou Marvin Howe dans Do with me what you will. Pensez-vous que ces personnages soient très représentatifs de la société américaine ?

Une observation pénétrante de votre part ! Oui, ces types de personnages (avec qui il serait possible de me classer dans ma vie courante) sont très représentatifs du rêve américain.

Vos personnages sont généralement dans un état de crise psychologique et votre œuvre tourne principalement autour d’un épisode explosif. Pensez-vous que cela se passe ainsi habituellement dans la vie réelle ?

Absolument pas ! L’art n’est pas la vie. La tragédie se situe à l’apogée symbolique d’une vie, non pas au niveau de la réalité quotidienne. Les grands tragédiens ont compris que c’était seulement en mettant les êtres humains à l’épreuve que l’on révélait leur caractère avec fidélité.

Lesquels de vos livres sont les plus représentatifs de votre art ?

Probablement Cette saveur amère de l’amour parce qu’il contient la plupart de mes thèmes majeurs. Mais aussi You must remember this et dans un esprit différent Bellefleur… Une histoire symbolique écrite sur un ton de romantisme noir et s’intéressant à l’impérialisme américain de l’époque précoloniale à nos jours.

Comment écrivez-vous sur des sujets ne faisant pas partie du champ de votre expérience ?

D’abord en faisant appel à mon imagination, mais également par la recherche, la lecture de mémoires, de journaux intimes, d’histoires, pour n’en citer que quelques-uns.

Pourquoi un si grand nombre de vos romans sont-ils écrits à la troisième personne plutôt qu’à la première ?

Pourquoi pas ? Une question difficile à répondre.

Quand vous vous asseyez pour commencer un livre, est-il déjà prêt dans votre esprit ou se développe-t-il au fur et à mesure que vous écrivez ?

D’habitude j’ai un plan assez détaillé, y compris des sketches pour les scènes, les dialogues, ainsi de suite. Naturellement, tout cela évolue au cours de la rédaction dans la mesure où l’histoire et les personnages acquièrent de la force.

Réécrivez-vous certains de vos romans ou de vos nouvelles ?

Je réécris constamment : pour moi l’art est une activité permanente, une révision qui ne cesse de s’enrichir d’elle-même. Le cas exceptionnel (comme celui de Mozart) serait celui de l’artiste qui ne le deviendrait pas par la discipline de révisions constantes.

Quelle est la fonction du chapitre dans la construction de vos romans ?

Le chapitre est l’unité de clôture émotive. Il achève la trajectoire de l’arc décrit par l’action tandis que cette dernière fait partie d’un arc plus vaste incluant plusieurs actions ; de même qu’une vie se compose de plusieurs actions mais ne peut se réduire à un acte unique. Bien sûr le chapitre contient également des événements situés dans le temps, comme si l’histoire avait été enregistrée.

Qu’éprouvez-vous après avoir terminé un long roman ?

La plupart des écrivains… moi également… se sentent endeuillés après avoir achevé un long ouvrage, comme après la perte d’un être cher. Ce qu’ils ont en fait, perdu ou abdiqué, c’est une bonne partie de leur propre vie… Car le temps est après tout irréversible.

Pensez-vous qu’il existe un parallélisme entre votre œuvre de fiction et vos essais ?

Oui, souvent. J’ai d’une part le besoin d’utiliser la fluidité des formes propres à l’écriture d’imagination et de l’autre le raisonnement discursif et l’analyse caractéristiques de l’esprit critique pour exprimer mes idées. Les deux, je pense, me stimulent extraordinairement. J’apprécie également ces deux formes d’écriture en tant que lectrice.

Qu’est-ce qui vous pousse à écrire des poèmes plutôt qu’un roman ou une nouvelle ?

La poésie décrit généralement un petit arc, même un arc en miniature ; elle est concentrée et n’a pas de « personnages ». Ma poésie est souvent lyrique dans les sentiments exprimés, comme dans sa langue, et se tourne vers des subtilités de nature intérieure.

Pourquoi pensez-vous que la poésie est de nos jours moins populaire que le roman ou la nouvelle ?

La poésie impose des demandes sur ses lecteurs – il faut relire, plutôt que peut-être simplement lire. De plus, la langue est souvent symbolique, pas « réelle ». ll faut déchiffrer les métaphores. Pour certains lecteurs, impatients ou paresseux, l’effort semble trop grand.

Vous, qui écrivez des romans, des essais, des pièces de théâtre, de la poésie, avez-vous une préférence pour un genre particulier ?

Je trouve toutes les formes d’écriture également excitantes et difficiles. À l’heure actuelle on m’a passé la commande d’un opéra s’inspirant de ma nouvelle Black Water – une entreprise particulièrement expérimentale en ce qui me concerne. Je travaille avec l’éminent compositeur John Duffy.

Quels écrivains américains et européens préférez-vous ?

Il y en a beaucoup trop pour les citer ! (Beaucoup d’entre eux sont des amis et je m’en voudrais de courir le risque de dresser une liste incomplète par simple étourderie de ma part.)

Pourquoi avoir choisi de vous inspirer de l’accident de Chappaquidick pour votre dernière œuvre Black Water ?

Je voulais depuis des années m’inspirer de cette légende ou mythe américain ; c’est comme une vieille ballade, dans la simplicité de son action et la complexité symbolique de sa signification.

Le sénateur de Black Water ressemble étrangement au sénateur Edward Kennedy. Est-ce voulu ?

Le sénateur doit être un Démocrate libéral personnellement séduisant… Autrement il n’attirerait la jeune femme idéaliste. Mais le Kennedy de 1992 est très différent du Kennedy de 1969 et la personnalité de ma jeune femme entièrement différente de celle de la victime qui a péri en 1969. Ma « Kelly Kelleher » est une contemporaine des années quatre-vingt-dix – elle est ambitieuse, intelligente, intéressée par son avenir professionnel, et cependant, peut-être pour sa propre perte, également romanesque.

Quels sont les dangers d’écrire un roman à partir d’une histoire à sensation ?

Il y a des dangers dans tout roman – celui-ci sera mal lu et intentionnellement compris de travers.

Quel est pour vous le thème principal de toute votre œuvre ?

C’est une vaste question, qui dépasse la compétence de l’écrivain. En bref, l’écrivain comme tout autre artiste espère créer un objet esthétique qui fasse autant partie du monde que les autres objets, sans rien déplacer ; il ou elle espère provoquer la sympathie d’un public ou d’une communauté – cette sympathie dont a parlé D.H. Lawrence. Les arts sont mystérieux du fait de leur énergie et de leurs paradoxes inépuisables, pourtant, au fond, on doit supposer qu’ils ont tous pour objet de révéler l’humanité à elle-même ; de remuer les consciences ; de soulever les émotions de pitié et de terreur dont parle Aristote dans L’Art poétique – une autre façon de parler de sympathie.

Quelles sont les questions que j’ai omis de vous poser et qui auraient révélé quelque chose de votre pensée qu’il serait important de transmettre à vos lecteurs actuels ou futurs ?

Vos questions sont excellentes. La brièveté de mes réponses vient du fait que je suis très occupée et que l’on m’interviewe si souvent que je dois refuser la plupart des invitations. Tout ce que je pourrais ajouter, c’est que l’écrivain cherche à rendre cohérente et générale, une vision personnelle puissante, parfois même transcendantale et que l’anxiété et l’euphorie de l’art sont une conséquence de cette tentative. On éprouve toujours le sentiment que la vision pourrait être plus fortement, plus joliment ou plus clairement présentée – d’où le besoin de faire des révisions, ce qui parfois, pour moi du moins, relève de l’obsession.


1 Traduit en français sous le titre de Cette saveur amère de l’amour. N.d.T.

3 Commentaires

  1. Excellente interview d’une écrivain hors du commun et en tous points admirable.
    Une chose m’interpelle: il est étrange que Liliane Lazar parle de « Black Water » comme sa dernière oeuvre alors que cette nouvelle a été publiée en 1992 aux Etats-Unis et en 1993 en France.

  2. L’une des plus grandes voix de la littérature américaine. Merci pour ce très bel entretien.

  3. J’ai lu son dernier roman, Carthage, c’était une merveille, comme toujours !