Tout commença par une annonce à la télévision. Dans une déclaration solennelle diffusée sur la BBC, un flash spécial, les journalistes avaient averti de la disparition du Major Tom. Leurs voix étaient graves. Le ton était pesant. Dandy britannique et astronaute, objet de fascination globale, Tom portait sur ses épaules fines et androgynes tous les espoirs de l’humanité en s’envolant pour Mars. Une mission extraordinaire. Y avait-il de la vie sur la planète rouge ? L’humanité ne devait plus tarder à le savoir… Au lieu de ça, un choc, une déflagration. Un journaliste engoncé dans un costume trois-pièces avait annoncé, la voix tremblante et la rhétorique vacillante, qu’il n’y avait plus d’espoir pour le Major Tom. Unanimes, on s’affola. Affola. Affola. Affola. « Mon Dieu, pas le Major Tom ! Tout le monde : mon chien, ma femme, mon fils, mais pas lui ! Etait-il mort ? Etait-il sain et sauf ? Qu’était-il advenu se sa fusée ? Avait-elle explosé en vol ? N’avait-on pas simplement perdu son signal ? Les soviétiques pourraient-il tenter une mission de sauvetage ? Les américains peut-être ? Peut-être que l’information est erronée après tout. Et si Tom était déjà sur le chemin du retour, lui qui se tire de tout, si doué, immortel… » A force de spéculations, les commentateurs devinrent fous. Dans les rédactions du monde entier, on cherchait à en savoir plus. Des chefs de rubrique dégarnis, longs imperméables sur le dos et lunettes rondes sur le nez, s’agitaient. De Tokyo à Nairobi, de Delhi à Paris, on criait sur des sous-fifres maladroits qui ne savaient plus où se mettre en de pareilles, exceptionnelles, circonstances. Le papier jauni des carnets moleskines chauffait. Partout, on téléphonait aux correspondants basés aux quatre coins du globe. Partout, pour seules réponses, entendait-on des « niet » glaciaux et des « still nothing » rafraîchis. Un désert : il n’y avait aucune information à disposition et l’inquiétude grandissait tandis que les aiguilles effectuaient leurs révolutions autour du cadran.

Que fallait-il faire pour sauver le Major Tom perdu dans le cosmos ? Comment lui être utile ? Les citoyens, tous étrangement concernés par cette affaire, n’entendaient sûrement pas atteindre un dénouement – fut-il heureux ou malheureux – les bras croisés. Ils appelaient les chaînes de télévision, le siège des grands quotidiens nationaux, parfois même, dans un acte désespéré, la police, les pompiers ou l’armée. Eux non plus ne trouvaient aucune réponse satisfaisante. « Nous sommes désolés Madame Untel, Monsieur Machin, nous ne savons rien et espérons comme vous… Ecoutez la radio, branchez votre téléviseur, c’est encore la meilleure chose à faire, vous savez… ». Devant l’absence de réponse, l’angoisse reprenait de plus belle. Des maires aux députés, des ministres aux ambassadeurs en allant jusqu’aux chefs d’Etats, tout le monde se téléphonait, eh toi, tu n’as rien ? Non, et de votre côté ? Nada, zéro. Le néant. Le vide. Le vide intersidéral comme celui dans lequel était désormais plongé le Major Tom… Bon dieu, mais où Bowie avait-il pu se fourrer ?

Bien avant notre monde d’empressements ponctuels et hystériques, la pornographie du buzz et du breaking news, les fesses de Kim Kardashian et la débilité du Gangnam Style, la rumeur était absente des sociétés médiatiques. Personne n’osait spéculer sur le sort du Major Tom comme nous le faisons aujourd’hui sans ménagement sur le destin de nos otages. On avait de l’honneur, de la pudeur et de la retenue, un certain sens de la morale aussi. Vieux con, mais reprenons. Les chefs d’Etats, fatigués d’attendre et de ne toujours rien savoir, dégainaient le téléphone rouge, cette ligne ultra privée, ultra confidentielle, top secrète. Les Présidents faisaient réveiller leurs traducteurs en pleine nuit afin de s’entretenir avec tel homologue chinois, tel collègue australien. Les communications s’établissaient difficilement, les lignes grésillaient : des deux côtés du fil, les voix paraissaient inquiètes. Le temps qui passait n’annonçait rien de positif. Plus les minutes défilaient, plus les chances d’entendre à nouveau la voix du Major Tom à travers les hauts parleurs de Ground Control s’amenuisaient. « Ground Control to Major Tom. Err… Can you hear me, Major Tom ? (silence) Major Tom ? Major Tom, is everything alright ? Tom… » Et toujours rien. Personne au bout du fil. Toujours ce vide. Le vide intersidéral comme celui dans lequel Tom était plongé…

Dehors, livrées à elles-mêmes, les masses fulminaient. Dès qu’elles avaient entendu ce message – incompréhension d’abord, stupéfaction ensuite – elles devinrent incontrôlables. Diamond dogs en laisse, spiders from Mars évadées des zoos, le peuple courait les rues dans le plus grand des affolements : les femmes, hystériques, hurlaient, les gosses, malheureux, pleuraient, les hommes, séditieux, détruisaient. L’onde de choc se propageait tel un puissant raz-de-marée. Partout, les gens perdaient la tête et s’adonnaient à d’étranges rituels. Parfois même, des sacrifices. On implorait des divinités oubliées, « épargnez notre Major Tom, vous aurez brebis, veaux, vaches, cochons et puis, attendez, mille vierges dont vous pourrez disposer et, voyons, des hommes roux de petite taille !» En Ecosse, les gens sortaient leurs cornemuses. Vacarme assourdissant. En Inde, en Ethiopie, en Arabie Saoudite, on priait dans le but de ramener Tom sur Terre. Tout se faisait dans une transe jusqu’alors ignorée. la nouvelle de la disparition du Major Tom se fit connaître même dans les endroits les plus perdus de la planète. A cet instant précis, je ne saurais expliquer pourquoi, ni comment, on voulut faire du bruit, le maximum de bruit pour manifester à l’astronaute anglais, courageux explorateur des confins, tout l’amour qu’on lui portait. L’idée saugrenue avait fait son chemin, c’était tout ce que l’on pouvait pour Tom, lui témoigner notre admiration collective. L’humanité ressemblait à un assemblage de consciences fragiles, de roseaux pliant sous le souffle du vent, à la limite de la rupture. Bientôt, l’idée du vacarme général fit la une des journaux : « Si toute la Terre décide de faire un énorme bruit à une heure donnée, eh bien peut-être que Major Tom entendra l’humanité à défaut que l’humanité l’entende ». « A MASSIVE NOISE FOR TOMMY » titraient les tabloïds. A grands renforts de trémolos dans la voix, les porte-paroles avaient bien fait passer leur message. Les humains croyaient-ils sincèrement que leur entreprise atteindrait son objectif ? Tom, qui flottait dans les limbes, allait-il entendre les humains ? Tout cela demeurait largement incertain, mais enfin, les terriens essayèrent ! A midi, heure londonienne, vingt et une heures, heure de Tokyo, neuf heures, heure de Rio de Janeiro, on se mit à souffler, taper, crier, chanter, frapper dans ses mains. Certains chantaient : There’s a starman waiting in the sky, he’d like to come and meet us but he thinks he’d blow our minds. There’s a starman waiting in the sky, he’s told us not to blow it cause he knows it’s all worthwhile. He told me : let the children lose it, let the children use it, let all the children boogie… Ce fut une incroyable communion. Un assourdissant rendez-vous global. Major Tom, omniscient, quelque part entre mésosphère et thermosphère, se retourna pour profiter du spectacle…

Quelques heures plus tard, la télévision diffusait les premières images de Tom avant son décollage. Ce fut là un véritable choc à vous fendre le coeur suivi par des milliards de spectateurs cherchant, dans les attitudes comme dans les mimiques de l’astronaute britannique, un signe. Sur l’écran bombé du téléviseur en bois, on voyait Tom, l’air grave, à Baïkonour. Une série d’images avait été tournée par les cameras soviétiques ; comme à l’accoutumée, la propagande se voulait rassurante ; on voyait ainsi le major en différentes postures et à différents moments de la journée. Comme une marionnette, l’astronaute s’entraînait au simulateur. Il discutait avec des ingénieurs, il improvisait quelques flexions, pompes et abdominaux, courait autour de la piste de décollage. Il était athlétique et affuté, « L’air de la base kazakh revigore le britannique venu coopérer avec l’entité populaire soviétique » disait le commentaire. Voilà pour la télé qui informait si peu et renforçait le malheur… Car voir Tom en si grande forme sur ces images en noir et blanc était proprement déchirant. Dans la presse (à l’époque les gens achetaient encore des journaux), on découvrait de nouveaux phototypes. Nous n’y apprenions rien de plus, si ce n’est la composition du dernier petit-déjeuner du lord anglais. Tom avait ingurgité des flocons d’avoine à son réveil. Pas de lait, il ne supportait pas cela et, de toute manière, ce n’était pas recommandé avant un si long voyage. On rapportait ensuite qu’il avait avalé quelques gros morceaux de raisin. Des raisins de la taille de grosses prunes, certainement une manipulation génétique servie par les savants du régime… Tom savait-il seulement qui ingurgitait son dernier repas terrestre ? N’aurait-il pas préféré un bacon and eggs, celui que lui préparait sa mère Margaret dans leur modeste appartement de Brixton, au début des fifties ? Avait-il savouré cette ultime journée qui avait commencé sur Terre et qui se terminerait dans l’espace ? Avait-il gouté à la rosée du matin sur la base de Baïkonour et à l’humeur invariablement grognonne des humains au réveil ? Pouvait-il imaginer la suite ?

Inexplicablement, Detroit devint très vite, avant même l’Angleterre natale de Tom, le siège premier d’une panique généralisée. On y parlait d’apocalypse. Du haut d’une tribune, John Sinclair et les White Panthers lisaient des poèmes. Au loin, on entendait le bruit des sirènes se propager et, bizarrement, Sinclair semblait s’en amuser. L’homme portait une barbe hirsute dont un long bouc qui se finissait en tresse. Lorsqu’il méditait, Sinclair avait coutume de tortiller son filet de barbe dans un sens puis dans l’autre. Ce faisant, il souriait. Puis recommençait, à l’infini. Je crois que Sinclair adorait être le témoin privilégié de l’hystérie en cours. Il se délectait chaque fois qu’apparaissaient à l’écran les images des salles de contrôle nerveuses et celles des cosmonautes rappelés d’urgence pour tenter une hypothétique mission de sauvetage. « Dieu comme Major Tom est en train de devenir Dieu ! » pensait Sinclair. Lui trouvait cet engouement odieux. Mais il ne s’étoufferait pas à le crier trop fort : depuis longtemps, il connaissait l’humanité, ses imperfections, sa quête d’un héros pour la guider. Bien évidemment, il aurait préféré que les hommes cherchent à se sauver ensemble, collégialement, plutôt que de confier (comme toujours) le sort collectif à un humain hyper doué. « Tout cela est bien trop facile… » marmonnait-il. Il se lançait dans des tirades qui laissaient alors ses amis circonspects. « A la différence des animaux, les hommes se croient doués mais en réalité ils ne retiennent jamais les leçons de l’Histoire ». Volubile, le leader d’opinion marginal débitait son discours en un flot lent mais inépuisable, sa prose paraissait insolente, odieuse. Obsédés par le drame qui se jouait au dessus de leur tête, loin, très loin en altitude, les humains ignoraient largement Sinclair. Ils pleuraient car ils étaient tristes. Pauvre Major Tom ! Torrents de larmes. L’homme qui venait d’ailleurs retrouvait sa place dans sa dimension cosmique. Look up there, I’m in heaven. Il nous laissait seuls et le monde était pris de palpitations. Dans les parcs, les jardins, sur les places des bourgades ou des mégapoles, on improvisait des rassemblements sauvages et des veillées nocturnes. Face à ces marées humaines descendues dans les rues, les autorités ne savaient comment réagir. Fallait-il interdire les rassemblements ? Inutile d’y songer, de toute manière la chose s’avérait trop compliquée, rien n’arrêtait plus les masses décidées à se réunir. L’élan était tsunamique. Voyez un peu ces travailleurs, dépités, n’ayant plus le cœur à l’ouvrage. Par « solidarité », ils se mirent en grève… Les intellectuels affligés remettaient leur tâche à l’après ou à jamais. « A quoi bon écrire puisque Bowie a disparu, puisque tout espoir semble perdu ? » annonçaient-ils en pessimistes hyper lucides. Les écoutant au pied de la lettre (à cette époque les intellectuels bénéficiaient encore d’une vaste audience et de beaucoup d’influence sur la société), les étudiants désertaient les bancs des universités. Hirsutes et hébétés, ils sortaient des campus. Leurs mères, les ménagères, lâchaient d’un geste leurs tabliers : « à quoi bon cuisiner pour ce soir ? » clamaient-elles en otages dociles de leur époque. Comme le spectacle devait paraître curieux à Tom vu du ciel. Partout l’activité cessait. C’était un peu comme si la Terre avait décidé d’arrêter de tourner…

A Washington, le Pentagone avait reçu une étrange missive siglée CCCP, des années que cela n’était pas arrivé… « Les hommes sont divers mais le chaos fait inévitablement ressortir leurs instincts primaires. Laissons de côté nos divisions politiques et unissons nous, camarades, pour éviter le pire. L’heure est grave ! » Le pouvoir soviétique avait envoyé ce même message à tous les gouvernements du monde, bloc capitaliste compris. Dans les états-majors et les casernes, on se mobilisait pour contrer l’hypothèse d’un soulèvement global. Pour la première fois depuis longtemps, les nations travaillaient ensemble. De la haut, le Major Tom avait au moins réussi cela. Il n’avait pas mis le pied sur Mars mais au moins, il avait permis à l’humanité de se redécouvrir. Voyant cela, visage angélique et saint halo de lumière, il essuya les larmes qui coulaient de ses yeux vairons. Puis disparaissait, Ziggy Stardust, Aladdin Sane, et Halloween Jack à ses côtés…

3 Commentaires

  1. Dans le raz-de-marée d’hommages depuis la triste nouvelle du décès de David Bowie, voici le plus original !