Deux films sortis peu de temps avant la Seconde Guerre Mondiale, La Grande Illusion et Le Dictateur, nous suggèrent, tout en dénonçant la guerre et les persécutions, une manière d’idéal. Dans La Grande Illusion, Renoir n’évoque pas seulement ce qui fut englouti dans les tranchées de 14-18 : cette merveilleuse histoire d’amitié, de fraternité et d’honneur nous parle aussi de ce qui aurait pu être et ne fut jamais. Quant au film de Chaplin, on a beaucoup partagé ces derniers temps le discours que le petit barbier juif y adresse à la foule des nazis sous le déguisement d’Adenoïd Hynkel ; on a oublié de dire qu’après la libération des camps, Chaplin déclara qu’il n’aurait pas fait un tel film s’il avait su la réalité de la « Solution finale ». C’est ce qui donne au Dictateur ce goût à la fois doux et amer : l’amertume d’un conditionnel passé, d’un avenir possible et qui n’a finalement pas eu lieu, remplacé par cinquante-cinq millions de morts. Même chose pour La Grande Illusion qui ne nous parle pas d’ennemis à haïr mais d’hommes qu’un destin cruel a absurdement opposés, et qui s’en sortent avec humour et courage.

J’aime terriblement ces deux films mais je crois qu’on n’y est pas en comparant notre situation à celle qu’ils évoquent. Chaplin n’a pas pu comprendre ce qu’était le mal absolu, et Renoir ne pouvait pas parler du devoir de haine qui n’avait pas lieu d’être à Douaumont. Le nazisme a changé la donne.

Aujourd’hui, nous avons le nihilisme eschatologique de Daesh, qui est au moins aussi monstrueux. On n’est plus au temps où l’on pouvait dire : « Après vous messieurs les Anglais, tirez d’abord », au temps où les rois eux-mêmes pouvaient dire : « Voyez ce qu’il en coûte à un bon cœur de remporter des victoires. Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes. La vraie gloire est de l’épargner. » La Grande Guerre marqua un tournant ou le début d’un tournant, avec ses bombardements, ses villes détruites, sa sauvagerie industrielle ; l’historien George Mosse nous a appris qu’avec elle commença la « brutalisation des sociétés européennes », qui rendit possible l’anéantissement de populations entières moins de deux décennies plus tard. Mais il y avait encore des Boëldieu et des Rauffenstein pour s’estimer mutuellement dans l’adversité.

Nous sommes aujourd’hui en présence d’ennemis « brutalisés » au dernier degré, nous sommes face à des gens qui veulent notre disparition totale. Moi qui déteste comme tout un chacun le fléau de la guerre, parler de haine comme je l’ai fait me permet de distinguer. Nous ne livrons pas bataille à des généraux que nous respectons dans le but de récupérer quelque « province perdue » et au mépris d’une jeunesse qui vaudrait moins que les intérêts de l’Etat. La jeunesse, c’est nous, c’est moi qui écris, la jeunesse veut aujourd’hui se battre car elle veut vivre, et vivre libre. On a envoyé des gamins se battre en 1914, non pas contre le mal mais pour des intérêts qui n’étaient pas les leurs, ayant en face d’eux des gens qui n’étaient pas plus des monstres qu’eux et qui, eux aussi, se battaient pour les seuls intérêts de leurs pays respectifs. Après la guerre, ces anciens adversaires purent même parfois se lier d’amitié – ce qui en dit long, et sur l’absurdité de ces anciens conflits, et sur l’impossibilité de les envisager sous un angle manichéen. Quand je songe à la Grande Guerre, je comprends aussi bien les déserteurs que les va-t-en-guerre, je comprends Caillaux comme Clemenceau, comme Péguy, ou comme les mutins de 1917. Il n’en est pas de même face au nazisme, et il n’en est pas de même aujourd’hui que nous affrontons à nouveau le mal.

Bien sûr, les guerres du passé étaient aussi horribles qu’une guerre peut l’être, servant même alors et depuis toujours d’exutoire aux pulsions des faibles comme des puissants. « Candide passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres […]. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres à demi brûlées criaient qu’on achevât de leur donner la mort » Pourtant, aussi énorme que cette assertion puisse sembler, je crois que, dans la mesure même où des sociétés humaines toutes aussi imparfaites pratiquaient toutes la guerre selon les mêmes terribles critères, la civilisation, perfectible et encore peu développée au plan moral, n’était pas en jeu comme elle le fut à partir de 1914, lorsque l’horreur de la guerre revint au premier plan, dans un monde qui se voulait plus policé, plus respectueux de la vie, de l’âme – et surtout, je l’ai dit, à partir du moment où le nazisme, pour la première fois sans doute sur le sol même de l’Europe, visa l’annihilation de peuples entiers.

1914 constitua un tournant régressif, exprima comme l’a dit Freud un « malaise dans la civilisation » : il devint manifeste que les Européens recherchaient aussi la mort et le néant, que le monde civilisé était hanté par cette hostilité primaire qui de génération en génération met l’homme aux prises avec son prochain. La culture impose des limites aux passions pulsionnelles qui la menacent à tout moment de désagrégation, mais elles peuvent resurgir et la découverte de ce que tant de siècles de perfectionnement intellectuel, scientifique, esthétique, pouvaient mener à un désastre à côté duquel Attila, Alaric et Gengis Khan semblaient presque débonnaires, dut être pour la génération de la Grande Guerre une lourde humiliation. Cependant, oui, la civilisation demeurait, voilée certes, mais elle demeurait. Il y eut des Rauffenstein, il y eut des Boëldieu.

Aujourd’hui, nous avons affaire à un mal absolu, brut, à un mal radical : Daesh se plaît, il faut le dire et le répéter, à nier jusqu’au fondement même de notre commune humanité. Pour la première fois ou presque, disent certains, des tueurs de masse ont même demandé à leurs victimes de les regarder dans les yeux en mourant : « Regarde-moi dans les yeux, je vais te tuer ! » L’hypocrisie qui voilait la guerre à l’ancienne était tout de même, et je sais que c’est paradoxal, gage de civilisation. En un sens, même les nazis avaient parfois honte de ce qu’ils faisaient, ou peur des conséquences que cela pourrait avoir pour eux – et la peur est encore humaine ; cette honte et cette peur firent d’eux les premiers négationnistes, du temps même de l’extermination. Daesh au contraire revendique, Daesh torture, brûle, viole, esclavagise, saccage et annihile publiquement, un peu comme les Interahamwe au Rwanda naguère, mais c’est à l’échelle du monde et de l’humanité entière qu’il le veut faire : nous n’avons plus rien, plus rien de commun avec ces exhibitionnistes de l’horreur – et surtout nous sommes prévenus. Aussi, nous les haïssons, mais nous ne leur ressemblons pas pour autant car nous haïssons sans cruauté ni désir de cruauté.

On me dira que l’Europe a détruit sans scrupule, a annihilé des peuples entiers, bien avant la Shoah et bien avant Daesh, les peuples d’Amérique par exemple. Sans doute qu’il est plus facile de détruire ainsi qui l’on ne considère pas comme pleinement humain – et pour les Conquistadores, on le sait, les Indiens n’avaient pas d’âme. Todorov dédie son très beau livre sur La conquête de l’Amérique à une femme indienne dont le supplice nous est parvenu, dévorée par des chiens parce qu’elle n’avait pas voulu de l’Espagnol entre les mains duquel elle était tombée. Tout cela eut lieu et la Shoah n’en fut peut-être qu’un remake industriel et un peu plus européen. Notons tout de même que contrairement à la plupart des civilisations qui se sont étendues au détriment d’autres, la nôtre eut ses Las Casas, ses Théodore de Bry et ses Montaigne pour le dénoncer. Notons aussi qu’aujourd’hui, l’Indienne de Todorov est cette Yezidie vendue comme esclave au nom du Coran – et qu’elle pourrait bien être demain cette Française, noire ou blanche, et de quelque croyance qu’elle soit, que les racailles d’Allah au Levant verraient bien dans leur harem ou tueront pour « inconduite ».

Mais eux, me dit-on, haïssent au nom de leur vision du bien, ils nous dépeignent aussi comme le mal absolu. Il y a une chose très simple à répondre à cela. Montaigne justement nous apprend à voir que dans le tumulte, le flot des idées et des vérités contradictoires, il y a une chose qu’on peut bien appeler le mal, et c’est la cruauté. J’y insiste : nous la refusons, comme nous refusons la vengeance personnelle. A cet égard encore, oui, ils sont bien, eux, le mal absolu. Croire en ce qu’ils ne croient pas, aimer ce qu’ils n’aiment pas, c’est-à-dire à peu près tout, du sexe à la musique en passant par les livres, le cinéma, les chiens, les enfants et leurs questions, le rire, la peinture, les femmes et leur visage, non, ça ne saurait être le mal. On peut se tromper, on peut avoir tort, être dans le faux – mais il n’y a qu’un mal en tant que tel, et c’est bien d’être cruel.

Ils croient faire le bien ? C’est drôle mais je m’imagine Satan de même, en bigot sûr de lui, en soumis jusqu’au-boutiste. Dans la Bible, n’accuse-t-il pas l’homme devant Dieu ? « Est-ce donc gratuitement que Job craint Elohim ? » Le Talmud nous apprend que c’est lui qui poussa Abraham à offrir son fils en sacrifice…

Le grand problème de nos intellectuels, de la gauche, c’est d’avoir évacué le problème du mal, d’avoir renoncé à le penser pour ce qu’il est. J’en sais quelque chose, moi qui me considérais naguère comme « spinoziste » et qui ai cru dur comme fer que le mal n’existait pas en soi. Au fond, Spinoza s’inscrit dans une tradition que l’on peut faire passer par Maïmonide et Augustin et même remonter à Aristote et Platon, laquelle ne voit le mal que comme un « manque ». Est-ce gnosticisme, je crois désormais que le mal existe et d’autant plus qu’il se croit le bien.

Par exemple lorsqu’il se justifie à ses propres yeux, soit par le mépris de l’homme qu’il écrase, soit par le ressentiment à l’égard de celui qu’il hait. La gauche acceptera de penser le mal si c’est en termes d’oppression mais j’ai montré ailleurs que ce schéma ne tenait pas. Dire cela et parler du primat du ressentiment comme je le fais, c’est donc penser contre moi-même puisque je suis bel et bien de gauche. Longtemps j’ai cru Abel coupable, Caïn justifiable. Or non, ce n’est pas plus Abel qui est coupable, que le Tutsi découpé à la machette (même si ses ancêtres possédaient plus de vaches que ceux de son meurtrier hutu), pas davantage que le Juif de 1940, pas davantage que le « bobo », le « blanc » du Carillon. C’est Caïn, un point c’est tout, c’est Caïn dont le ressentiment est premier, et Abel n’y peut rien. Caïn hait Abel parce qu’il est son frère et qu’il est plus favorisé que lui : là est le mal. La gauche intellectuelle aurait plus aujourd’hui à apprendre de René Girard que de Marx ou de Said.

Au reste, on peut souffrir, on peut connaître le goût de l’humiliation et se relever, bâtir, aimer. Pour tous ceux qui se sont battus, non contre des innocents qui avaient plus de bonheur qu’eux, mais contre eux-mêmes car le ressentiment a ses germes en chacun de nous, pour mes grands-parents par exemple, enfants de la guerre que la vie effaçait de son livre et qui y entrèrent de force, pour eux et pour tant d’autres, je ne veux plus entendre parler du ressentiment comme d’une circonstance atténuante. Il est le mal et la liberté consiste aussi à savoir lui dire non. « N’est-ce pas que si tu t’améliores, tu te relèveras, et que si tu ne t’améliores pas, à ta porte la faute est tapie ? Vers toi est son désir, mais toi, domine-la ! » (Genèse, 4 : 7) A ta porte : à la sortie de la matrice, enseigne un commentaire talmudique, car une fois né, plus rien n’est écrit, plus rien n’est décidé, et nous sommes maîtres, sinon de notre destin lui-même, du moins des armes dont nous userons pour nous y affronter.

Ma haine de Daesh est-elle du ressentiment? Non. Je hais des frustrés, des jaloux, des gens sans humour ni savoir ni intelligence, non pas des vainqueurs ou des « oppresseurs », je hais des gens auxquels je m’estime supérieur à tout point de vue et qui n’ont rien que j’envie. Je les hais parce qu’ils sont cruels, non parce que, tel Abel, ils auraient plus que moi. Surtout, je les hais parce que cruels, ils le sont potentiellement contre ceux que j’aime. Je les hais parce qu’il est des haines saines et mesurées qui sont la barrière protectrice de l’amour, la haie sans laquelle on peut me parler d’amour en général, d’amour abstrait mais pas de cet amour, je crois, que nous nourrissons pour un être singulier, qui fait que nous craignons pour lui, que nous pleurons pour lui, et que parfois nous pourrions tuer pour lui. Aimer ma femme ou mon frère, c’est haïr ceux qui voudraient leur faire du mal. Il y a une haine virtuelle qui sous-tend l’amour du prochain, la haine du tiers qui voudrait nuire au prochain. Je hais parce que j’aime concrètement et spécifiquement. Pierre Emmanuel haïssait les nazis parce qu’il aimait les Français opprimés.

Oui, on hait parfois parce qu’on aime. Un amour qui se passerait entièrement de cette barrière protectrice me semblerait, mais je peux me tromper, un amour abstrait, l’amour de qui aime l’humanité entière mais ne peut tolérer l’odeur de son compagnon de chambrée. L’amour malade d’un certain christianisme, l’amour d’une certaine gauche. J’estime par ailleurs qu’en tant que non-victime, je n’ai pas le droit de pardonner pour les autres. Ce n’est pas une simple impossibilité, c’est une véritable interdiction. « Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. » C’est Dostoïevski qui fait dire ces mots, et il a raison, à l’un de ses personnages. Non, la mère endeuillée n’est ni son enfant ni Dieu. Et moi qui, Dieu merci, ne suis pas endeuillé, me sens encore moins le droit de pardonner à la place des victimes. Des proches de victimes n’ont pas exprimé les mêmes sentiments que moi : ils sont meilleurs, admirables – ou tout simplement si blessés que la haine elle-même est oubliée, qu’ils sont comme au-delà de la haine. Ne dit-on pas que certains ont tant de chagrin qu’ils sont au-delà des larmes ? Enfin, je n’ai pas à me mettre à leur place, ce serait obscène ; et on n’a pas non plus à juger ceux qui, parents, enfants, amis, haïraient les bouchers de leurs proches – et je peux vous dire qu’il y en a.

Je ne suis pas fier de ce sentiment que j’ai appelé haine, ni d’écrire qu’il faut faire la guerre – que d’ailleurs je ne fais pas moi-même. Il est plus facile d’écrire : « Peace and love » que « Guerre et haine » comme je l’ai fait. On peut s’admirer ensuite dans le miroir de sa bonne conscience, on peut adorer sa petite pureté et ses intangibles convictions. Seulement voilà, si j’existe, moi juif et français, c’est que des hommes se sont levés contre le mal et je ne veux pas l’oublier. Qu’ils se sont levés avec leurs poings, avec leurs armes, avec un amour farouche pour la liberté, un amour de mère prête à tout pour sauver sa portée. C’est que des hommes, y compris en tuant, y compris en bombardant, ont dit non à la tyrannie, ont enfoncé la nuit. Et je trouve abject de traiter ces hommes, héros et combattants, comme s’ils avaient ainsi guerroyé le cœur léger. Personne n’aime la guerre et moi qui ne la fais pas mais la crois juste en l’espèce, je pense avoir plus d’amour pour mes semblables, plus d’empathie à vrai dire que tous les Déat d’hier et d’aujourd’hui, que tous les Salingue.

Par ailleurs, une chose m’a frappé dans les réponses à mon précédent article, et c’est ce « deux poids, deux mesures » qui fait qu’il est facile à la gauche de haïr le Ku Klux Klan ou l’OAS – et en cela elle a raison –, mais pas Daesh. Je ne peux bien sûr le prouver mais voilà, si le « blanc » que je suis avait écrit ce genre de paroles concernant Darren Wilson, le policier raciste du Missouri qui en août 2014 assassina Michael Brown, jeune homme noir de 18 ans, ce qui déclencha des émeutes de plusieurs mois, eh bien ! je suis à peu près certain qu’on ne m’aurait pas insulté pour cela. Pourquoi ? Est-ce parce que la « haine de soi » serait plus excusable ? Quel faux raisonnement ! Voyez-vous, moi je ne crois pas que le moi soit haïssable – mais c’est là le problème de l’Occident et je n’ai pas ici la place pour le traiter. Ensuite et surtout, je ne suis pas plus proche de Darren Wilson que de sa victime, au contraire même. Mon cœur, lui, n’hésite pas un instant et de toutes les manières, je l’ai dit ailleurs, je ne suis pas « blanc » : que Morano et les prétendus Indigènes de la République me laissent tranquille avec ça !

Ou alors ce serait que le mal, si et seulement s’il résulte de l’oppression et non du ressentiment, est digne de haine. Le ressentiment, lui, peut servir d’excuse. « Ses péchés ont été pardonnés car il a beaucoup souffert. Certes, il a violé une fillette et dépecé une vieille mais il faut le comprendre : à treize ans, il avait des boutons et les filles ne voulaient pas de lui – et puis il n’a jamais eu de bons rapports avec sa mère… »

Non, cette dichotomie est périmée, il faut en finir. Il faut se battre pour la liberté et l’équité mais se forcer à ne plus réduire la souffrance à l’oppression sociale. De même qu’avec ce réductionnisme les Yezidies violées seraient moins à plaindre dès lors que leurs agresseurs seraient d’anciennes victimes de l’oppression – ce qui n’est même pas la vérité, la plupart de ces imbéciles partis chercher l’aventure et la toute-puissance appartenant à la classe moyenne –, de même on pourrait justifier les agissements les plus répugnants d’un patron par le fait que les balèzes de sa classe le jetaient dans une poubelle à la récré. « Imbéciles ! est-ce que je suis heureux ? » répond mentalement Hennebeau, le directeur de la mine dans Germinal, aux manifestants réclamant du pain.

Devant ce cri, on est choqué : bien sûr qu’il faut du pain à l’homme. En même temps, Hennebeau met malgré lui et dans son égoïsme même le doigt sur un point essentiel : on ne saura jamais qui souffre le plus, et on ne saurait donc bâtir une philosophie sociale sur cette irresponsabilité de la souffrance. Au fond, nous dit Hennebeau, tout le monde souffre, et un capitaliste peut être un raté.

C’est vrai, mais j’ajoute qu’il y a ceux qui luttent : ils peuvent s’en sortir en boitant, tel Jacob, mais au moins auront-ils essayé de renverser le destin. « Il mangeait, lui, et il n’en râlait pas moins de souffrance. Son ménage ravagé, sa vie entière endolorie, lui remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n’allait pas pour le mieux parce qu’on avait du pain. […] Ces songe-creux de révolutionnaires pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils n’ajouteraient pas une joie à l’humanité, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. […] Non, le seul bien était de ne pas être, et, si l’on était, d’être l’arbre, d’être la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants. »

Enfin, je préfère encore cette « sagesse » de Hennebeau où toutes les peines sont logées à la même enseigne, au manichéisme qui nous fait passer des luttes de classes aux luttes de races et à la guerre contre un Occident hypostasié en mal, en dominant. Le manichéisme des bonnes âmes et des collabos, de ceux qui n’ont ni cœur ni courage, car le courage c’est aussi de savoir démentir ses anciennes convictions, de savoir divorcer de ses réflexes, de regarder le monde, les êtres, sans y plaquer l’harmonie préétablie de ses petites fiches de cours.

Mélenchon, bien sûr, qui ne fit pas tant de manières avec Castro, avec Poutine, avec la Chine « communiste » ou avec Chavez et qui nous explique maintenant que l’état d’urgence est une atteinte à la liberté. Plenel le condescendant, qui déplorait l’invisibilité des musulmans sans le voile mais que l’invisibilité des musulmanes voilées ne semblait pas peiner. Vous souvenez-vous, Plenel, de ce jour où des femmes musulmanes vous ont remis à votre place ? Ca ne vous a pas servi de leçon ? Ce jour-là, vous ne l’aviez plus, ce petit sourire en coin qui marque chez vos pareils le contentement de soi et la certitude d’être du côté du bien, c’est-à-dire des magnanimes et des compatissants. Ce jour-là, Plenel, vous avez pâli. Ce jour-là, c’est votre moustache qui était en coin. Elle frétilla un peu, ridiculement, avant de se figer. Des femmes arabes vous ont dit qu’elles n’avaient pas besoin de vos charités de colon complexé : grand moment ! Comme Sophia Aram à votre ami Todd, qu’on a vu lui aussi pâlir, comme Zineb El Rhazoui à tous les curetons de votre espèce.

Mais Plenel le dit : il a divorcé d’avec la laïcité. Je comprends moins Mélenchon, je l’avoue, je comprends moins Onfray. Je ne comprends pas qu’un homme, je parle du leader du « Parti de Gauche », qui doit haïr les bigoteries et les superstitions, qui n’aurait aucun mal à dénoncer le catholicisme, refuse éperdument de faire le lien entre l’islam et la pléthore de crimes qui se commettent en son sein et en son nom. Je me demande tout simplement si ça n’est pas cet amour mal placé, prétendument universel – et qui fit porter le moment venu l’uniforme nazi à ceux-là mêmes qui ne voulaient pas mourir pour Dantzig. France, à l’heure où tu te prosternes, tu as au moins des dirigeants qui te défendent et qui chérissent ta liberté…mais pour combien de temps encore ?

Un commentaire

  1. La croisade contre le Mal absolu : on dirait du G. W. Bush : tout pour faire fonctionner le cerveau reptilien et rien d’autre. Et pourtant, non! Ce n’est pas le Diable mais bien des hommes pourvus de raison qui pratiquent ces attentats. Les commanditaires savent même très bien ce qu’ils font. Tout est théorisé et, en un sens, efficace. Ce qu’il faut, c’est comprendre leurs point de vue pour pouvoir déjouer la spirale de la guerre. Commencçons par se rendre compte que si Daesh joue selon les règles de l’Occident (c’est à dire du joueur géopolitique le plus fort) – convention de Genève, droits de l’homme, etc. – alors ils ont perdu d’avance. Ce qu’exige la situation c’est de s’échiner pour offrir au monde musulman d’autres portes de sortie au conflit que l’extrémisme et dans l’état actuel des choses, c’est pas gagné.