Voici six ans environ, Jean-Claude Larrat nourrit le projet fou d’entreprendre le premier dictionnaire Malraux. Le résultat se fit attendre mais il est là dans nos mains. Une somme de douze cent pages que publie Classique Garnier dans sa collection à couverture jaune. Comme tout s’enfonce dans les sables de l’oubli, les morts, les vivants, leurs œuvres, leurs dictionnaires, je rappellerai d’un mot la parution en 2011 de « mon » dictionnaire (CNRS éditions). Je dis « mon », car je l’ai initié et porté d’abord seul puis épaulé par Janine Mossuz-Lavau et Charles-Louis Foulon. Une équipe impressionnante de plus de soixante contributeurs alors que Larrat travailla avec une vingtaine de collaborateurs seulement pour un résultat qui mérite un grand respect. Face à ces deux Sommes (Malraux méritait bien deux dictionnaires), on se dit que la multiplicité foisonnante de l’œuvre mais aussi de la vie d’André Malraux n’aurait pu se suffire d’un seul. Il est même passionnant de les lire un dans chaque main et c’est un colloque qu’il faudrait susciter rassemblant une partie des chercheurs des deux équipes. Qui le fera ? Jean-Claude Larrat et moi-même ? Pourquoi pas ?

Le mot « absolu »  ouvre le « Larrat » ! Quel magnifique premier accord tout beethovénien… Le mien, le nôtre, s’ouvre plus lourdement par le mot « administration (du ministère des affaires culturelles) » suivi d’un deuxième vocable : « Affaires culturelles (ministère des) ». Le « Larrat » continue par « Académie » puis « Action ». Le nôtre poursuit avec l’Afghanistan et l’art gréco-bouddhique, sous la signature de Pierre Cambon, conservateur du patrimoine érudit, en poste au musée Guimet. Nos deux dictionnaires ne se rencontrent finalement que sur les mots Agnosticisme et Aléatoire, mais ils se referment l’un et l’autre sur la revue bénédictine d’art roman, créée par Dom Angélico Surchamp : Zodiaque. Si François de Saint-Cheron signe la belle notice sur Tadao Takemoto, le Japonais le plus malraucien et son second traducteur depuis la mort de Kiyoshi Komatzu, comment ne pas regretter que l’article sur le Japon (Cl. Travi) ignore jusqu’au nom de Takemoto ?

L’équipe de J.-C. Larrat est composée essentiellement d’universitaires et de professeurs, sauf trois qui marquent de leur empreinte leur spécificité : Jean-Claude Noël, connaisseur tout en finesse non pas seulement des textes sur l’art (comme quelques-uns prétendant être des spécialistes des « Écrits sur l’art » qui ignorent parfois l’art) mais de l’art lui-même, écrit ici des notices de haut vol, animé par sa passion de l’art et sa connaissance sans égal des textes les plus rares de Malraux sur tel ou tel artiste. On lira en particulier sa longue notice sur Picasso ou Léonard de Vinci. Le deuxième de ces non-universitaires est Claude Travi, érudit au long court, ayant des sources de première main sur quasi tout dans le champ malraucien, qui se révéla comme le co-auteur d’un livre unique : Dits et Ecrits d’André Malraux (Éditions universitaires de Dijon). Le troisième, Jacques Chanussot, est l’autre co-auteur de ce livre fascinant à tout point de vue, imbriquant comme jamais les vies de Malraux avec ses œuvres car il eut autant de vies qu’il a y de catégories d’œuvres depuis ses écrits farfelus, ses romans épiques, ses livres sur l’art, puis à partir de 1967, son immense symphonie fantastique : les Antimémoires suivis de La Corde et les souris (Les Chênes qu’on abat…, La Tête d’obsidienne, Lazare…), à quoi s’ajoute son chef-d’œuvre posthume, L’Homme précaire et la littérature. À ces trois chercheurs atypiques, ajoutons encore Jean-René Bourrel (agrégé de lettres modernes) qui enseigna peu, ou enfin le jeune Lucas Demurger (ENS Ulm, doctorant)… On doit à Cl. Travi de puissants articles sur l’art, la littérature, l’histoire, sur certaines notions du champ malraucien (mes collègues optent plutôt, à tort me semble-t-il, pour la vocable créé par les premiers spécialistes anglo-saxons, malrucien). Sa palette va d’Alexandre le Grand à Zodiaque d’ailleurs.

Myriam Sunnen nous donne, elle, une vingtaine d’articles seulement, mais toujours inspirés. Elle est l’une des jeunes chercheuses de grand talent. Peter Tame, quant à lui, est professeur de « French studies » à Belfast, en Irlande. Il confie au dictionnaire des textes sur des figures capitales de la geste malraucienne : Berger, Katow, Kyo, Gisors, Romain Gary, André Chamson, Méry, Tolstoï.

Mais il est tout à fait impossible de citer davantage, si l’on ne dit rien du fond.

Parmi la nouvelle génération, les quarantenaires comme on pourrait les nommer, il y a Jean-Louis Jeannelle, qui a publié coup sur coup deux essais magistraux aux rapports de Malraux avec le cinéma, Film sans image (Seuil), consacré à l’adaptation manquée de La Condition humaine par Eisenstein, et CinéMalraux (Hermann, 2015). Il signe ici les notices sur René Clair, Eisenstein, Espoir (Sierra de Teruel)…

Tout cela est au nombre des apports les plus importants sur Malraux des dernières années…

Il est des universitaires rares capables de rappeler à nos mémoires défaillantes le nom de tel chercheur disparu, oublié, qui ne s’attribuent pas la pensée des autres, fût-elle sur bien des aspects proches de la leur. J’en veux pour preuve, la notice sur Nietzsche signée Myriam Sunnen, qui évoque les noms de Françoise Doyen, auteur d’une thèse remarquable sur Nietzsche et Malraux, dans les années 1970, et puis le chercheur allemand Horst Hina (Nietzsche und Marx bei Malraux, Tübingen,1970). Qui les cite encore ? On peut aimer de même que Cl. Travi consacre une belle notice à Jean Lescure.

Dans les oublis regrettables, je ne m’explique pas comment, à propos du Démon de l’absolu sur Lawrence d’Arabie, le dernier inédit considérable repris en Pléiade (Œ.C. III, Gallimard), l’auteur de la notice a pu taire le seul chapitre du livre qui soit publié par Malraux dès 1946, N’était-ce donc que cela ? (éd. Du Pavois, Paris), qui se clôt sur cette phrase :

« L’absolu est la dernière instance de l’homme tragique, la seule efficace parce qu’elle seule peut brûler – fût-ce avec l’homme tout entier – le plus profond sentiment de dépendance, le remords d’être soi-même ».

Jean Grosjean me confia la raison pour laquelle Malraux ne tint pas à publier Le Démon : pour ne pas nuire à l’État d’Israël, créé en 1948. Est-ce la seule ? Tout cela est curieux.

Au titre des regrets, ajoutons aussi l’absence criante d’Asiatiques…

Si on peut aussi regretter que personne dans l’équipe Larrat (pas plus que dans la mienne) n’ait consacré de notice à Georges Bataille qui fut lié à Malraux, il importe beaucoup, en revanche, que Moncef Khémiry, universitaire tunisien, qui collabora à l’édition des Écrits sur l’art dans la Pléiade, consacre ici une importante notice à l’Islam (et les chercheurs gagneraient d’ailleurs à la lire en parallèle avec celle publiée dans le premier dictionnaire, p. 391).

J’en arrive à deux articles fort importants : celui sur le sacrifice, signé Joël Loehr, et celui qu’il signe avec J-Cl Larrat : « Silence ». Je dirai enfin un pénultième mot sur les textes consacrés à Hegel mais surtout à la totalité par J.-P. Zarader. Le texte de J. Loehr est central, car il aspire à définir la position de l’écrivain moderne à partir du mot « sacrifice » capital pour Malraux. « L’écrivain moderne » n’a plus la fonction d’être le « bouc émissaire de l’humanité » (L’Entretien infini, Maurice Blanchot, Gallimard, p. 465). Il n’aurait plus, d’après Baudelaire, Michaux et Huxley, à incarner « l’homme de l’Universel, mais n’être plus que celui de l’anonyme » écrit Joël Loehr (973). Malraux, malgré sa référence à Michaux et Huxley dans La corde et les souris (Le Miroir des limbes II,) ne croyait-il vraiment plus que l’écrivain ait toujours un rôle démiurgique, un rôle tutélaire, un rôle de Témoin privilégié du fond du tragique de l’histoire, à remplir dans l’humanité ? Pour ma part, je n’en suis pas aussi sûr. Joël Loehr n’a pas oublié pourtant que l’écrivain moderne a aussi à « approfondir le mal en descendant dans les limbes ».

Michel Lantelme nous offre une notice originale : main(s). « Le paradoxe pour l’homme d’action est d’être confronté à l’immense passivité de la main, à son indifférence » (679). C’est aussi la main du grand artiste qui « tremble d’une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l’honneur d’être homme » (fin des Voix du silence).

Jean-Claude Larrat et Joël Loehr ont choisi d’écrire à deux mains la notice sur le silence, à savoir le discours sur l’art. Ils marquent ce qui fait la spécificité de Malraux sur presque tous les discours sur l’art, soulignant combien il n’est pas sur un mode discursif mais sur un mode elliptique, celui du signe, du symbole, de la non-histoire, du non-discours, de la non-totalité, de la recherche de la musique plus que du concept (même s’il y recourt parfois pour mieux montrer ce qui le sépare des grands concepts hégéliens, marxistes, spenglériens…). D’où le recours à « ses propres lois, sa cohérence propre, aussi rigoureuse que celle à laquelle le monde musical subordonne ses livrets ou ses ballets » (L’Homme précaire et la littérature, Œ.C. VI, p. 848). Nous trouvons d’autres échos aussi pertinents dans les pages de Jacqueline Machabéis (Musique) et de Michel Lantelme (« Néocritique ») et bien d’autres, qui se réfèrent souvent d’ailleurs à Répétitions et variations chez André Malraux : La Condition humaine et L’Espoir (Honoré Champion, 2004), essai important de J. Loehr sur le processus musical dans l’écriture des deux romans de Malraux.

Un dernier mot sur les questions philosophiques, qui passionnaient Malraux. Prenons l’article « totalité » signé Jean-Pierre Zarader. À mon sens, malgré tout l’appareil philosophique fourni par son auteur, il est fondé sur un contresens. Dans mon article sur Hegel (cf. « mon » Dictionnaire, p. 347-352), j’ai tenté d’apporter les seules preuves valables, car tirées uniquement de Malraux, selon lesquelles dire que ses Écrits sur l’art s’inscrivent dans une optique du principe de totalité serait une erreur majeure, à moins de faire dire à Malraux autre chose que ce qu’il dit.

« Le Musée imaginaire est en train de nous mettre en face d’une certaine quasi-totalité. Cette totalité, nous l’avons ressentie comme historique, mais très vite nous nous sommes aperçus que ce n’était pas vrai. Mes livres sur l’art […] pour la pensée fondamentale, ce sont des anti-histoires » (Roger Stéphane, André Malraux, entretiens et précisons, Gallimard, 1984). S’il y a anti-histoire, tout ceci ne peut pas ne pas aboutir à une anti-totalité, il n’y a pas de doute possible selon moi.

On le voit, le dictionnaire que nous propose aujourd’hui Jean-Claude Larrat, à la tête d’une équipe resserrée, va ouvrir moult débats et j’espère de tous mes vœux, qu’il donnera lieu à un grand colloque dans le cadre du 40e anniversaire de la mort de Malraux l’an prochain : Deux dictionnaires pour Malraux.