Dans l’Homme sans qualités, Musil dépeint Franz Werfel, non sans méchanceté, en la personne de Feuermaul, poète impétueux, enthousiaste et rhétorique. L’oeil génial de Musil cueille avec acuité, à travers la déformation satirique, le pathos redondant qui se cache parfois dans l’oeuvre de Werfel, aussi ou peut-être surtout dans ses plus nobles élans humanitaires, dans ses expressions de fraternité et d’amitié pour le monde. Indépendamment de son droit d’écrivain d’inventer un personnage en empruntant librement des traits de caractère aux personnes réelles, Musil a tort néanmoins dans son jugement sur Werfel : le tort de l’intelligence qui, dans sa rigueur parfaite, ne comprend pas les raisons de la vie chaude, exubérante et approximative, un peu le tort d’Adrian Leverkühn, le Doctor Faustus mannien quand, du haut de son génie glacé, il se moque de « la chaleur de vache » du sentiment.

Ses plus belles pages d’écrivain, Franz Werfel ne les a pas écrites quand il s’abandonnait à ses rêves de fraternité et de régénération de l’humanité mais bien quand il laissait libre cours à son ironie mélancolique et sceptique, son désenchantement ; quand il racontait, comme dans sa nouvelle Kleine Verhältnisse, les précoces inquiétudes amoureuses déçues dans les parcs du vieux Prague ou quand, dans son essai sur l’empire des Habsbourg, il rappelait que l’Autrichien, le sujet de François-Joseph, n’exploitait pas le temps pour gagner de l’argent, comme un bourgeois occidental, mais tentait plutôt de gagner le peu d’argent indispensable pour jouir du temps fugace qui lui était concédé en allant à l’auberge boire un verre.

À côté du sceptique, il y a chez Franz Werfel un humaniste engagé, qui propose une sorte de parlement de l’esprit contre la barbarie totalitaire. Le Franz Werfel de cette proposition est plus noble, nous est plus sympathique, plus proche, mais c’est aussi celui qui présente le plus de rides. Face à la montée du totalitarisme nazi, son idée est certes digne de louange et admirable, comme tout acte généreux de défense contre la violence ; c’est la magnanimité d’un écrivain qui subordonne ses ambitions littéraires au bon combat moral. Mais dans cette proposition, il surestime la littérature et cette idéalisation, déjà naïve en son temps, est aujourd’hui indéfendable. Les écrivains, les artistes, les intellectuels ne sont pas, comme semble le croire Werfel, une catégorie supérieure d’individus préservés plus que d’autres du danger de se rendre complices de la barbarie, d’être aveuglés par l’erreur, éblouis par le totalitarisme. Même la grandeur poétique par où s’exprime l’humanité d’un écrivain, ne le protège pas du risque de commettre des erreurs effroyables et de voir l’humain là où l’humanité est bafouée. L’histoire nous en offre d’innombrables exemples. Nous respectons et aimons Hamsun, Pound, Céline, Pirandello, parce que nous voyons bien le sentiment douloureux et sincère qui les a conduits par des voies tortueuses à célébrer cette monstrueuse tyrannie qui niait leur propre humanité ; mais il ne nous est pas possible de les désigner comme gardiens de la liberté et de la démocratie. Nous ne pouvons les inclure dans ce parlement de l’esprit mais en les excluant nous nous apercevons que ce parlement n’a pas de sens. Il vaut donc mieux ne pas le constituer, parce qu’on ne sait pas ce qui pourrait l’élire démocratiquement ou le nommer d’autorité.

Quand nous menons nos combats politiques et moraux, nous ne trouvons pas forcément à nos côtés nos collègues de l’intelligentsia, parce que les choix éthiques et politiques traversent et scindent également la culture. D’ailleurs, je ne crois pas que les intellectuels existent vraiment en tant que catégorie séparée. Si par intellectuel on entend celui qui ne se laisse pas aveugler par la mécanique immédiate de l’existence mais sait réfléchir de manière critique sur soi-même, sur son travail, sur ses opinions personnelles, j’ai connu des employés, des ouvriers, des postiers et des marins qui possédaient cette auto-conscience critique, cette capacité dialectique d’auto-éloignement et d’auto-réflexion, qui est la première défense contre toute mystique totalitaire viscérale – plus que bien des lettrés qui « absolutisent », sans conscience critique, les tables rondes et les congrès littéraires. Si par intellectuels on entend ceux qui administrent et transmettent le savoir (identifiés plus, Dieu sait pourquoi, avec certaines professions qu’avec d’autres, par exemple plus avec les sociologues ou les critiques d’art qu’avec les juristes ou les chimistes) je crois que, dans notre société si articulée, cette catégorie chère à Gramsci ou à Sartre, n’existe vraiment plus et n’a de toute façon pas plus de titres de noblesse que d’autres.

La bataille contre le totalitarisme doit aussi démystifier la noblesse de l’esprit – grande et précieuse en soi mais tout aussi discutable quand elle est réservée a priori à un cercle restreint – que la noblesse de sang ou d’argent. Non pas une académie des meilleurs, qui ressemblerait à l’Action parallèle de Musil, mais la libre association, sur un pied d’égalité, de tous ceux qui perçoivent que cette valeur peut s’opposer à la tyrannie. Être fidèles à cette proposition de Werfel signifie, aujourd’hui, recueillir son authentique et généreux esprit d’égalité et voir en chacun, pas seulement dans le savant, un protagoniste de cette résistance.

Traduit de l’italien par Guillaume Chpaltine.

Un commentaire

  1. Article passionnant. Agréablement surpris suite à la découverte de votre revue. Cette rigueur intellectuelle qui vous anime fait cruellement défaut à notre société. C’est donc, en ce sens, que je souhaiterai vous remercier.