Je comprends maintenant pourquoi on a entendu Monsieur Bruno Le Maire, député (Les Républicains), à propos de cette réforme des collèges. Bruno Le Maire, a-t-on dit, voulait exploiter une saignée idéologique, une ligne de faille facile, une coulée, dans cette ascension jusqu’au sommet de la droite française, en l’occurrence la question de l’école, qui divise si profondément dans notre pays. Mais tout de même ? Pourquoi s’exciter autant, sur un banal décret d’application qui modifiera tout juste la semaine A et la semaine B des quatrièmes, qui, au bout de deux rentrées, se dissoudra, oublié, dans les carnets de correspondance et la mémoire des salles de perm’ ? Bruno Le Maire est-il financé (comme le prétend un récent article de Médiapart) par le consortium des profs de latin, les éditions Gaffiot, ou les circuits touristiques « Rome Antique », organisateurs bien connus, et monopolistiques, du voyage de fin de collège ? L’explication est peut-être plus simple. La vérité, nous le savons maintenant, c’est que Bruno Le Maire n’a pas fait le deuil de ses années « arts plastiques et éducation civique ». C’est un grand nostalgique des heures de colle, de la science de la vie et de la terre, des porte-manteaux dans les couloirs, des petites croix, si l’on parle trop. Surtout, ce que Bruno Le Maire, de ses années collège, regrette le plus, le point brûlant de deuil, dans ce syndrome dit du « Grand Meaulnes » ce sont les rédactions du collège. Vous vous souvenez ? Un sordide exercice d’imagination, exactement placé entre la poésie à apprendre d’une part et la dictée d’autre part, dans l’échelle des tortures scolaires. « Vous rentrez de vacances. Vous êtes heureux. Imaginez. » ou bien : « A la fin de ce chapitre, Tom part de chez lui. Il écrit une lettre à sa mère récapitulant son histoire. Vous sauterez deux lignes entre chaque phrase. » Que la passion dévorante de Bruno Le Maire pour la rédaction collégienne prenne la forme de livres, ce ne serait pas les premiers ni les derniers trésors d’ennuis édités sous couverture blanche ; que ces livres soient vendus, tant mieux, bien que cela provoque le désagrément d’en parler, quand on heurte une table basse où ceux-ci gisent pour montrer quel lecteur malicieux et fin notre hôte veut être. Mais que cette monomanie pour la rédaction de collège s’insinue dans les meilleures pages de la presse française, dans « Vanity Fair » en l’occurrence, je crois qu’il faut dire stop. Les scribouilleries « je laisse deux carreaux en plus pour la marge », les romans façon copies à petites interlignes de Monsieur Bruno Le Maire ont fait suffisamment de mal comme cela à notre beau pays.

En effet, « Vanity Fair » (numéro d’août 2015) offre, comme chaque mois, son lot de reportages d’investigation et d’histoires passionnantes. Mais, page 49, on tombe des nues. « Fasciné par Jackie Kennedy, Bruno Le Maire imagine sa rencontre avec Fisrt Lady. Un tête à tête à Manhattan qui dessine aussi l’ambition du challenger de Nicolas Sarkozy ». S’ensuivent deux feuillets où l’élève Le Maire, appliqué, rend une copie scrupuleuse. Avait-il trois heures ? Etait-ce à rendre pour la fin des vacances de la Toussaint, et avait-il, conjointement, un stage d’éclaireur scout ? Reconnaissons que malgré un aspect inachevé, Bruno Le Maire suit avec application les différentes consignes données, consignes que, pour le plaisir accru de la lecture, je vous restitue. En italique, figurent aussi les annotations du correcteur.

Exercice de rédaction. Ne tentez pas de briller par l’originalité des décors, la beauté des métaphores. Sujet américain, faîtes à l’américaine. Raymond Carver. J’écris comme je parle. Faîtes simple, banal. L’intérêt vient des personnages. ») Ce qui donne, chez Bruno Le Maire (je vous cite les premiers mots de son article) : « Le matin le ciel était encore dégagé. (Bien. Sujet, verbe, complément, c’est cela : plus trois points). Manhattan se découpait sur une grande plaque bleue acier, tout en dentelures scintillantes. (Oui. Non. Métaphore un peu audacieuse. Manhattan qui se découpe en dentelures, où allez-vous chercher tout cela ? Restez dans le sujet) » …Plus loin, on lit : « Jackie Kennedy était assise sur un canapé de velours crème. Elle buvait une tasse de thé. Elle me fusilla du regard par dessus le rebord de porcelaine fine : « Vous avez quinze minutes de retard ». (Voilà ! Vous y êtes. Insipide, banal : laissez les personnages parler. Quel sens du dialogue !). » Une conversation s’engage entre Bruno Le Maire (le personnage) et Jackie Kennedy. Les débuts entre eux sont difficiles (cf. les premières rencontres dans la littérature française : Fabrice del Dongo dans le carrosse, Madame de Mortsauf. Si lacunes, reprenez le Lagarde et Michard, page 75 à 90. Interrogation mardi en 8). Jusque là, rien à redire. On en vient à ce dialogue, c’est Jackie qui parle (Bruno Le Maire, de par sa connaissance approfondie du personnage, n’oublions pas sa « fascination », se permet de l’appeler ainsi. Mais ne perdons pas le fil). « Elle se mordit la lèvre, but une gorgée de thé. « Mon pauvre je vous plains. Vous êtes marié ? » — « Oui. » — « Je plains encore plus votre femme. La politique dévore tout, vous savez ? » Elle marqua une pause. « Parfois, elle tue » ». (Très beau passage. Sens du dialogue. Et ce motif de la gorgée de thé, que votre Jackie avale à petites lampées, comme Emma Bovary son arsenic… Brillant. Et ces considérations politiques… Le personnage, chez Bruno Le Maire, a une dimension, j’oserais le terme s’il n’était pas si galvaudé, shakespearien… Parfois, la politique tue, et celle qui le dit c’est justement la femme de… qui… ah la jolie mécanique romanesque ! Ah la rouerie du narrateur ! Admirable. Une belle imagination.) Le dialogue progresse. Bruno Le Maire n’oublie pas son sujet, et assortit intelligemment ses phrases du fruit de ses recherches exploratoires. En fait-il trop, comme Flaubert, dans Salammbô, se perdait dans les détails antiques, par coquetterie savante ? Non, car chez Bruno Le Maire on apprend des détails nouveaux : « …la fraîcheur éclatante avait séduit le jeune sénateur démocrate du Massachusetts, John Fitzgerald Kennedy, entré en politique par la grâce de son charme et des relations mafieuses de son père. » (Belle figure du zeugma. Sur la vie de JFK, la prochaine fois, mettez une notice bibliographique, et citez vos sources pour tous ces détails si piquants). On retrouve plus loin, cette façon assez majestueuse de faire parler les personnages historiques. Jackie Kennedy, je cite la phrase pour la beauté de l’image (« Jackie se leva, frêle silhouette noire dans la pénombre de son appartement ». Relisez encore une fois. Du noir sur du sombre. C’est Soulages, décrit par Chandler.), Jackie, donc, se perd dans ses pensées. Ici, c’est elle qui parle :  « En 1962, Malraux était venu dîner à la Maison Blanche. Il avait bu une bouteille à lui tout seul. Au milieu du dîner, il a crié « L’Amérique n’a pas de culture ». »  Fin de la citation. On ne sait pas si c’est vrai, cette phrase de Malraux, mais bel exemple de travail dumassien, on peut violer l’histoire, pourvu qu’on lui fasse de beaux enfants… Plus loin, on discute des mérites du général de Gaulle. On apprend que le Bruno Le Maire est gaulliste. L’ambiance devient crépusculaire. On note un retour, très fin, du motif du début, celui du découpage de silhouette « Sa silhouette se découpait sur la taie grise du ciel de Manhattan » (avant dernier paragraphe). Quel jeu d’écho. Claude Simon. La conversation, entre Le Maire et Jackie, s’enlise un peu. Mais déjà, d’annotations discrètes en coups de pinceaux subtils, c’est presque une composition baroque, tragique ; avec quelques sous-entendus équivoques, et sulfureux, sur la relation entre la jolie veuve et le ténébreux (et gaulliste) jeune premier. Est-ce une idylle, qui se joue, sont-ce des avances, qui se donnent ? « Elle jeta sa tête en arrière (…) elle se retourna : « Ne soyez jamais petit » ». Est-ce un nouveau Phèdre qui prend place sous nos yeux ? Bruno Le Maire, harassé par son flamboyant morceau de bravoure, nous laisse quelques regrets. C’est déjà la fin. Et l’on remercie le destin d’avoir donné à Le Maire tant de talent, suffisant, en tout cas, pour se permettre de traiter Malraux d’ivrogne, sans éprouver la gêne qui n’aurait pas manqué d’attaquer des écrivains plus médiocres que notre brillant député. Car Malraux à la culture, qui s’en souvient ? Alors que Le Maire à l’agriculture, tous les laitiers en parlent encore.

Le style c’est l’homme. Bruno Le Maire fait de la politique comme il écrit : c’est son divertissement bourgeois. Il écrit avec l’esprit de sérieux, la méconnaissance profonde de la vie, l’application sympathique du peintre du dimanche. Bruno Le Maire écrit comme on se propose de couper la dinde, dans les dîners de bonnes familles, par sens du devoir, maîtrise technique supposée, effort nécessaire et énergie calculée. C’est impeccable et affligeant, parfaitement soupesé et totalement vain. Il y a plus de vie dans une truite de rivière aux endives. Cela pourrait rester anodin, mais ce simple fait (Bruno Le Maire ! Il écrit ! Chez Gallimard !) lui donne une impunité journalistique considérable. Descendant d’une droite littéraire plus proche d’Alain Peyreffite que de François Mauriac, je propose de l’élire dès que possible Président de la République. Au moins, pendant cinq ans, il n’écrira plus. Et ça, ce serait, vraiment, formidable.

Un commentaire

  1. Bravo pour Bruno le Mou.. C’est plein d’esprit. Cela n’était pas la peine de vous donner tant de mal pour tenter de nous en dégoûter
    Votre humour enchanteur donnait un aperçu suffisant de votre bel intellect.