Raphaël Draï est mort à 73 ans. Professeur de droit émérite à l’Université d’Aix-en-Provence, il laisse une oeuvre qui nous apparaît soudain dans toute sa force. Il fut un politologue réputé et un défenseur d’Israël à tout crin, mais aussi, depuis les années 1980, l’un des plus sérieux philosophes et penseurs juifs ayant pris une part active dans le dialogue avec les chrétiens. On se souvient de sa Lettre au pape Jean-Paul II dans les années 1980, qui était une attaque théologique assez dure à l’encontre surtout du cardinal Lustiger.

Il avait publié en 2013 Topiques sinaïtiques[1] en cinq volumes. Une Somme théologique de 1 700 pages qui confond par son ambition quelque peu totalisante bien que d’une Totalité excluante, ein ausschliessendes All et non pas umschliessendes All, « un Tout englobant », pour reprendre l’expression de Franz Rosenzweig dans L’Etoile de la Rédemption. Plus que jamais, au lendemain de sa mort, Topiques sinaïtiques est l’œuvre d’une vie, d’une vie de penseur à la fois juriste, politologue, juif savant, talmudiste… Raphaël Draï était un penseur de l’Ouvert, d’un judaïsme généreux qui se veut bénédiction pour les nations et non d’un judéocentrisme trop fort pour avoir une visée universelle. Nous comprenons que l’axe du Sinaï jouait pour notre ami le rôle cardinal. Les connaisseurs de cet éminent intellectuel ont souvenir de ses puissants ouvrages des années 1990 autour de sa trilogie La Communication prophétique[2] qui s’achevait avec L’économie chabbatique. La grave question du travail y était posée sous de multiples aspects, notamment « comme apprentissage du temps, de ses scansions ». Il nous rappelait aussi, entre autres vérités absolues, que « le marché pur n’existe pas plus que la raison pure. »

Raphaël Draï avait choisi d’ouvrir ou d’inscrire le judaïsme, la Torah, l’Alliance du Sinaï dans la pensée contemporaine. Il y va d’une ambition que nous pourrions nommer « totalisante » avec les réserves d’usage lorsqu’on fait appel à un concept justement mis en pièces par deux des plus puissants philosophes du XXe siècle, de surcroît juifs, Franz Rosenzweig et plus encore Emmanuel Levinas.

Contrairement à d’autres penseurs juifs d’aujourd’hui, Draï, pour être l’un des plus éminents, n’en était pas pour autant oublieux du maître à beaucoup d’entre nous et si actuel, Emmanuel Levinas. Il lui rend un hommage appuyé sous forme d’un chapitre dédié (« Esprit prophétique et amour du prochain ») au volume III de Violence humaine et transcendance de l’amour, comme à Neher et à Benjamin Gross parmi d’autres…

Notre philosophe avait une passion pour la psychanalyse à laquelle il consacrait encore un important chapitre sous les espèces de la question du rapport de la loi sinaïtique contre la loi psychanalytique. Et si au lieu de n’y voir qu’un rapport loi contre loi, nous y voyions au contraire un rapport de deux écoles, de deux ordres qui ont des connivences, des connections, des interférences, des liens intrinsèques ?Posons avec R. Draï, la question : « Freud a-t-il inventé le savoir psychanalytique, au sens générique, ou bien l’a-t-il (re)découvert à son tour » ? « Le ça est plus ancien que le moi » dit Freud. La Torah depuis le Pentateuque jusqu’aux Prophètes et au Cantique des cantiques n’a cessé de rappeler le poids de l’inconscient comme du monde onirique dans la compréhension des événements bibliques.

Adam (ou Ish, l’homme ) dormait et rêvait déjà sans doute lorsque Dieu lui ôta une côte pour la transformer en Isha, son double féminin, sa femme, qui sera nommée Eva. Puissance de l’inconscient que ce récit archétypal sans fin !

La Torah déborde de rêves ainsi que le Talmud, la littérature midrachique avant la Cabbale initiée par Isaac Louria. Ni Freud, ni Jung ni sans doute Lacan, ni aujourd’hui Raphaël Draï n’en ont douté. On lit non sans intérêt la note de Draï à propos du préfixe grec méta (t. III, p. 73) qui indique non pas un dépassement, un au-delà, mais un « parmi », d’où « une fonction de réunion et de lien ». Si cette acception est à prendre au sérieux, elle n’ôte toutefois pas non plus à la métapsychanalyse comme au métaphysique, la notion d’au-delà ou, au sens premier aristotélicien, « après les choses de la nature ».

Raphaël Draï dans cette Somme a de magnifiques pages sur le rapport entre le commandement de l’amour du prochain (qui se commande, car l’amour se commande bien diront d’une même voix Rosenzweig puis Levinas dans un discours qui use du paradoxe mais qui part aussi du Cantique des cantiques, où l’aimée commande à celui qu’elle aime de l’aimer en retour et vice-versa) et la psychanalyse freudienne, « l’Eros qui lie face à Thanatos qui délie » (id., p. 80). Dans un mouvement absolument opposé, on peut affirmer que l’Eros délie face à Thanatos qui lie. Antigone !

Ni la liturgie synagogale ni le Talmud ne font « l’impasse sur l’inconscient » ni « n’en refoule[nt] les manifestations » (id.) On relira ses analyses sur notre rapport ancestral à l’inconscient, qui « a préexisté à la psychanalyse freudienne et […] lui survivrait sans doute mais, à nouveau, de manière ensauvagée. […] Parler de redécouverte à propos de la psychanalyse ne la relativise ni ne la diminue en rien. Il s’agit, au contraire, de souligner à la fois l’extraordinaire longue durée dans laquelle s’inscrit la question de l’inconscient (…) et les non moins extraordinaires patience et passion humaines requises pour en déceler les énigmes » (id. 87-88).

Resituer l’inconscient qu’il soit biblique d’avant le Sinaï ou après lui, dans son rapport au rêve, à l’inconscient freudien, au pur et à l’impur, à l’oubli comme au souvenir, pose une dialectique autant qu’une aperception philosophique capitale, d’où une conceptualisation de l’inconscient, qui fait place à sa dé-conceptualisation principielle. Les analyses proposées ici avec une puissante maîtrise des nombreux sujets discutés, conduisent l’auteur à aborder à travers la métaphore, la transgression, ou encore l’herméneutique, l’indissociabilité ou l’inséquabilité du divin et du social. Cette alliance hautement concrète, incarnée dans la chair et les actes des lieu-tenants du divin, de l’alliance sinaïtique, mais au-delà, de l’alliance de l’homme avec le divin, peut trouver dans une certaine mystique, en particulier la Cabbale ou le hassidisme, un passage, une voie non plus vers le sacré mais vers le saint, dans un sens élaboré déjà par R. Shmuel (Talmud de Babylone, Sanhédrine) pour qui « la vie spirituelle comme telle, reste inséparable de la solidarité économique avec autrui[3]. »

Nous ne les lisons plus désormais de la même façon.« Toute mort transforme une vie en destin » disait Malraux. L’oeuvre et la biographie si riche de notre ami sont ainsi frappées par le destin.

Quand il parlait de pur et d’impur, du rêve ou son pôle opposé l’oubli, on savait combien Raphaël Draï parlait ou écrivait avec une sagesse profonde, à mille lieues de tout orgueil intellectuel.

Il n’y a pas de messianisme uniquement mystique, tellurique, entéléchique, qui n’ait d’abord son fondement dans la socialité, le politique, la concrétude du Vivant. L’humanité en est certes à des années lumières. Comme disait Kafka, plus nous montons, plus le but s’éloigne de nous. Mais à ne pas monter nous ne serions plus dignes du nom d’humain. Dans son Nefesh Ha’haïm, L’Âme de la vie, rabbi Haïm de Volozhyne a pu écrire cette parole incandescente, qui fascina Levinas : « Que nul en Israël ne dise : que suis-je ? Que puis-je accomplir par mes humbles actes dans les mondes[4] ? »

Si R. Draï restait attaché à son Algérie natale et aux liens tissés entre juifs et musulmans, il n’en montrait pas moins les similitudes musulmanes et chrétiennes quant au refus d’Israël, car l’un et l’autre, de manière fort différente, se sont toujours crus le nouvel Israël, le verus Israël, déshéritant par là Israël de son élection, de sa légitimité après Jésus et Mahomet.

Un « dialogue digne de ce nom exige la parité des partenaires qui s’y exposent et non pas que l’un bénéficie d’un statut de dominant et privilégié et l’autre d’un statut servile et aléatoire » (T. 5, p. 229). Voilà qui est écrit et vise le statut de dhimmi, qui signifie certes « protégé » mais veut plutôt dire « toléré », avant de l’être de moins en moins puis plus du tout, sauf dans quelques pays rares comme le Maroc ou la Tunisie.

Dans les dernières années de sa vie R. Draï s’ouvrit à des problématiques nouvelles, en particulier sur « Bouddha et Israël ». Dans Topiques sinaïtiques, il intitule un chapitre « Thora et Dharma », où il réfléchit pour la première fois avec cette acuité sur la question touchant aux liens possibles entre les deux spiritualités alors que la seconde s’affirme comme un agnosticisme absolu. On connaît les Jubu (les bouddho-juifs), mouvement ou école qui parut aux Etats-Unis dans les années 1960 environ.

Depuis le Sinaï jusqu’à Auschwitz-Birkenau, les Juifs en leur qualité de témoins vivants de la Torah et du Talmud, ont dû affronter, comme le dit Raphaël Draï, parmi les premiers et le plus longtemps, « l’Alliance à l’épreuve de l’inhumain ». Être porteur de l’Alliance sinaïtique à l’heure de la mondialisation n’est pas garant, loin de là, d’une liberté plus facile, au contraire, la liberté de rester juif et responsable de cette alliance demande plus d’efforts que jamais.

Nous pleurons un ami et sommes saisis par le poids de son absence si brutale dans le champ intellectuel, philosophique, où il nous menait, sans jamais craindre les chemins escarpés et abrupts des cimes les plus périlleuses.

Désormais, à partir d’aujourd’hui et demain plus encore, Son OEUVRE est entre nos seules mains… A nous de la faire vivre. A nous de l’empêcher de disparaître sous les sables de l’oubli…


 

[1] Editions Hermann avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, coffret de 5 volumes – 15 x 21 cm – 98 €.

[2] Fayard, 1996-1998.

[3] Cf. Emmanuel Levinas, Difficile liberté, biblio essais, Livre de Poche, LGF, p. 100.

[4] Traduction de l’hébreu par Benjamin Gross, Lagrasse, verdier, 1986, p. 11.