Il y a des mondes, à l’intérieur des sous-mondes, avec des ramifications, et il y a des jugements. Il y a aussi des non-dits, des choses dont on ne parle pas, pour deux raisons opposées, on les ignore, elles ne valent pas la peine d’être mentionnées, ou on les protège pour ne pas pénaliser Untel qui cette année s’est planté. Il y a des cas à part. Un scandale, un désastre, on est scandalisé, et là on le dit, on n’a pas peur, car là, on est dépassé, ça dépasse… l’entendement… Parfois, une réussite si éclatante que le cœur du public déborde, exprime une générosité qu’on ne lui connaissait pas et qu’il était libre de garder, mais il y a surtout des jugements. Portés par ceux qui en ont l’autorité, ensuite repris, déclinés, précisés, nuancés, selon la personnalité de celui qui relaie. Certains n’ont pas leurs habitudes, ne sont jamais venus, c’est la première fois, avant même de poser le pied à la gare d’Avignon TGV, ils se demandent : comment on fait pour choisir ses spectacles ? On sait. Ça se sait. Le in et le off qui reprend la distinction public et privé. Le programme. La réputation. Les premiers articles. Et, quand on ne sait pas, on sait à qui demander. À peine arrivé dans la petite ville, de toute façon, on ne fera plus que se croiser. Sur une place, dans une cour d’hôtel à l’heure du déjeuner, dans la foule massée devant les guichets, qui attend l’ouverture des portes une heure avant que ça commence, parmi des panneaux qui dépassent : « cherche places pour Richard III ». La mise en scène de Thomas Ostermeier que cette année tout le monde veut voir¹. On se croise sur une terrasse de café, en allant d’un point à un autre, pendant la journée, à la recherche de l’ombre le long des murs sur un trottoir, ou, à la tombée de la nuit, dans la cour du Musée Calvet, sur un transat, avec le chant des cigales au-dessus de nos têtes, face à la scène, où une actrice est en train de mettre ses lunettes pour lire en public un texte diffusé par France Culture en direct.

Avant d’arriver, j’avais enregistré Le Roi Lear mis en scène par Olivier Py², qui passait sur France 2. J’avais commencé à regarder : deux phrases au néon éclairaient le plateau en lettres carrées énormes, l’une sur le mur du fond, Ton silence est une machine de guerre, l’autre accrochée à une construction en bois mobile, Rien. Le conflit entre le père et la fille dans la pièce était posé. Au moment de partager son royaume, il voulait savoir laquelle de ses filles l’aimait le plus, et à quoi leur amour pouvait être comparé, les deux aînées l’avaient comparé à un trésor, et la plus jeune à rien, « nothing ». Le père avait répondu : Rien ne sort de rien. Parle encore. J’avais regardé vingt minutes, puis j’étais allée me coucher, en entendant dans ma tête la chanson : « Nothing compares… nothing… compares… to you… to you » que chantait Sinead O’Connor, avant, quelques années plus tard, de déchirer la photo du pape sur scène, en opposition à ses propos sur le préservatif en pleine période du sida. Les images avaient fait le tour de la planète, l’argument du pape sur la contraception par l’abstinence avait été jugé scandaleux, désastreux, rétrograde et dépassant… l’entendement.

Le jour de mon arrivée, tout de suite, dans la cour de mon hôtel, comme chaque année, il y avait déjà toute une petite société. C’était l’heure du déjeuner. J’en connaissais certains.

– Bonjour, tu es là ? Tu es arrivée quand ?

– J’arrive, je n’ai même pas encore ouvert ma valise…

Ils avaient déjà vu trois ou quatre spectacles, et me demandaient ce que j’avais l’intention d’aller voir. Voilà, ça commençait comme ça. Ça commence toujours comme ça.

 

Puis ils m’invitaient à m’asseoir à leur table. J’ai dit :

– J’ai vu vingt minutes du Roi Lear hier à la télé, je ne crois pas que je vais y aller…

– Tu devrais !

Celle qui venait de parler m’a regardée fixement, le visage presque grave, elle a fait peser un petit silence, quelques secondes. Puis a redit :

– Tu devrais.

Elle finissait de déjeuner avec des amis, ils en étaient au café, elle a posé sa tasse :

– Oui, tu devrais.

Elle s’est tue de nouveau. Nous étions en terrasse. Elle était au centre de l’attention, le visage concentré, serré, elle a redit devant mon air interloqué :

– Tu devrais.

Sur le ton de la remontrance.

J’ai pensé qu’elle disait ça parce que les spectacles il faut les voir, ne pas parler sans savoir. Le ton était sec, le regard fixe, les lèvres tremblaient presque.

– Je devrais ? Pourquoi je devrais ?

– Tu devrais. Oui. Pour voir l’agression qui est faite à l’idée même de théâtre. Pour voir comment on désespère ceux qui pensent que le théâtre a encore quelque chose à nous apporter. Pour voir l’attaque faite à la langue. L’attaque faite à la pensée. L’attaque faite à la langue de Shakespeare. L’attaque faite à l’idée même de communauté.

– À ce point-là ?

– Oui. À ce point-là.

Une de ses amies a confirmé :

– Ah mais tu peux pas savoir.

L’autre a ajouté :

– De toute façon, il y a un problème avec le théâtre dans la Cour cette année. Et c’est ce que Brigitte Salino a dit dans Le Monde.

– D’ailleurs, même hier soir, Isabelle Huppert a fait une lecture de Sade dans la Cour³, c’était pas possible.

– Ah bon ? Mais pourquoi ?

– D’abord, le montage des textes. C’était n’importe quoi. C’était un montage complètement idiot fait par Raphaël Enthoven, ridicule, et Isabelle Huppert a beau être une très grande actrice elle était perdue là-dedans. Ce montage était d’une bêtise… elle n’avait rien pour se raccrocher.

– À part ça, vous avez vu quelque chose de bien ?

– Richard III.

– Ah oui, Richard III. C’est magnifique. C’est exceptionnel, les gens applaudissent debout pendant vingt minutes.

– Ostermeier c’est toujours bon, là c’est vraiment formidable, vraiment. C’est très fort.

– Moi ce soir je suis censée aller voir le Strindberg, c’est comment ? Vous l’avez vu ?

– Oui oui on l’a vu. Il y a une très bonne actrice, Nathalie Richard. C’est tout.

Celle qui avait dit « tu devrais » s’est levée :

– Bon j’y vais, j’ai rendez-vous chez le coiffeur, vous passez me chercher ? C’est sur votre chemin, pour aller chez Yvon Lambert…

Chaque année, à la Collection Lambert, il y a une grande exposition qui dure tout l’été. C’était une exposition Patrice Chéreau, sur les trois étages. D’ailleurs, à la table voisine, Richard Pedduzzi était en train de prendre un verre avec des amis.

Je suis remontée dans ma chambre, j’ai défait ma valise, je me suis douchée, il faisait une chaleur intense, pas de vent, et, je suis partie pour l’exposition.

Beaucoup de manuscrits dans des vitrines. Notamment, le manuscrit d’une lettre à Bertrand Poirot-Delpech, avec des ratures, des ajouts, parue dans Le Monde en 72 :

« Cher Bertrand Poirot-Delpech,

On ne peut éternellement se faire attaquer par le même critique, dans le même journal, et au nom des mêmes arguments, sans y vouloir mettre un terme et la fréquence de vos attaques me force à vous répondre (…) Cette lettre vous est adressée car c’est vous qui depuis quelques mois me poursuivez de votre acharnement hargneux, mais vous voudrez bien lui accorder une valeur générale et ne pas en faire une querelle personnelle… »

Etc.

Seul le recto de la feuille était exposé. En dessous, le cartel précisait que Roger Planchon avait proposé à Patrice Chéreau de partager avec lui la direction du Théâtre de Villeurbanne, qui devenait Théâtre national populaire. Et qu’il s’agissait de renouveler l’héritage de Vilar et de donner « le pouvoir absolu au créateur ».

Dans la salle suivante, j’ai aperçu le dos d’un ami dans un petit groupe, je ne l’avais pas vu depuis un an. Je lui ai touché le bras, il a tourné la tête, et a dit les épaules raides :

– Tu me donnes deux secondes ?

– Bien sûr.

Et il s’est de nouveau retourné.

J’ai continué. À l’étage, il y avait un dessin de Picasso, une espèce d’homme, à tête de buffle. C’était un homme, mais à tête de buffle, il était comme ça cet homme, c’était lui. Et, même s’il n’existait pas, même s’il n’avait pas une tête de buffle, il exprimait quelque chose de vrai, avec une espèce de cri, la tête levée.

Une amie venait à ma rencontre :

– Tu es là depuis quand ?

– Je viens d’arriver, et toi ?

– Oh moi, je suis là depuis le début. Je repars demain. Mais je vais revenir, il paraît qu’il faut voir Antoine et Cléopâtre, d’un metteur en scène portugais, Rodrigues, ou quelque chose comme ça. Et toi tu es venue voir quoi ?

– Ce soir le Strindberg. Et demain, en principe, Le Roi Lear. Tu l’as vu ? Tu penses qu’il faut que j’aille le voir, on me dit que c’est pas bien ?

– C’est insupportable. Mais vas-y, pour te rendre compte.

– J’ai pas envie de m’ennuyer.

– Tu t’ennuies pas. C’est à un tel degré, tu es tellement étonnée que ce soit à un tel degré, et de voir ce que tu vois. Il y a une espèce de trou au centre de la scène, à la fin tu as envie qu’ils tombent tous dedans et qu’on en finisse. Le premier jour, j’ai vu Lupa, donc pour moi, dès le premier jour, c’était extraordinaire. Le lendemain j’ai vu Ostermeier, Richard III, c’est génial. Ça, il faut absolument que tu le voies.

– J’y vais demain.

– Tu verras. Mais va voir aussi Le Roi Lear. Tu dis que tu as des problèmes de vessie, qu’ils te mettent en bout de rang, comme ça tu pourras partir. Tu restes une demi-heure pour voir ce que c’est. Ou même un quart d’heure, de toute façon tu verras tout de suite.

J’ai terminé le tour des salles. Puis je suis allée au Musée Calvet. Anouk Grinberg lisait Bettencourt boulevard, une pièce de son père, Michel Vinaver qui, avant de se mettre à écrire, avait été lui-même PDG de Gillette, la pièce était sous-titrée Une Histoire de France et reprenait l’intrigue de l’affaire. Une feuille avec la liste des personnages a été distribuée. Liliane Bettencourt, fille d’Eugène Schueller, PDG de L’Oréal, François-Marie Banier, Patrick de Maistre, gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, Françoise Bettencourt-Meyers, fille de Liliane et André Bettencourt, Eric Woerth, ministre du Budget, Joëlle Lebon, femme de chambre de Liliane Bettencourt, etc. Ça a commencé. À la rangée devant moi, il y avait deux jeunes femmes en robe d’été. Chaque fois qu’une dépense d’argent exagérée était mentionnée, ou un nombre de milliards difficile à se représenter, elles se penchaient l’une vers l’autre, et se regardaient en étouffant des petits rires étranglés. Chaque fois que leur tête s’inclinait, leurs cheveux longs se mélangeaient et leurs épaules nues se touchaient. Françoise Bettencourt-Meyers semblait le personnage préféré de l’auteur, chacune de ses répliques parlait de son amour pour sa mère et de son désir de la protéger, sur un ton qui n’avait rien d’ironique au contraire. Puis, je suis allée au Cloître des Célestins pour la pièce de Strindberg. A peine assise dans la salle, en voyant le décor, j’ai eu un mauvais pressentiment, je suis sortie, avant que ça commence, et je suis rentrée à l’hôtel.

Le lendemain, j’ai vu Richard III. A la fin, plus de la moitié de la salle applaudissait debout. Je suis restée assise mais j’ai moi-même applaudi longtemps.

Le sur-lendemain, je suis passée devant le Musée Calvet où Dominique Blanc ferait une lecture plus tard, quelqu’un m’a arrêtée dans la rue, son visage me disait quelque chose.

– Christine !

– Bonjour.

– Je suis Anita, l’amie de Solange.

– Ah, bonjour !

– Tu es là depuis longtemps ?

– Non, je suis arrivée hier.

– Tu as vu des belles choses ?

– J’ai vu Richard III hier.

– Ah, tu as de la chance, moi j’ai pas pu avoir de places. Et, tu vas aller voir Le Roi Lear ?

– Peut-être oui. Je ne sais pas, en tout cas j’ai des places pour ce soir.

– N’y va pas, c’est nul, c’est un désastre, les gens revendent leurs places.

Le mot « désastre », d’abord prononcé dans Le Monde, repris dans Libération, se répandait. Toute la ville l’utilisait. Les gens le prononçaient avec la bouche qui tombe, mais leur œil pétillait. La colère, de celle qui avait dit « tu devrais », cédait la place au plaisir de se retrouver sur un point réglé. Prise entre la peur de m’ennuyer et la nécessité de comprendre de quoi on parlait, j’hésitais à y aller.

J’avais rendez-vous avec une amie au Lycée Saint-Joseph, pour aller voir Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues, le metteur en scène portugais dont tout le monde parlait. La foule était massée devant les guichets, certains tenaient des panneaux indiquant le nombre de places qu’ils cherchaient. La rumeur était excellente, et c’était la première. Dans la salle, les professionnels, journalistes et directeurs de théâtre, étaient presque en majorité. Un grand mobile à la Calder occupait la scène. Ça a commencé. Une fille et un garçon sont entrés en scène. Sur le mur du fond, doré, le texte en français s’inscrivait. La fille a dit :

– Anton.

Elle avait une très belle voix.

Quelques secondes de silence. Le garçon a dit :

– Cleopâtra.

Sa voix était moins mystérieuse. Belle aussi. Ils ont repris, continué un certain temps comme ça. C’était musical.

– Anton.

– Cleopâtra.

– Anton.

– Cleopâtra.

Avec des déplacements, les mains en avant.

Au bout d’un moment, j’ai commencé à me sentir mal sur mon siège, à m’ennuyer, à avoir envie de partir. J’étais au bout d’une rangée, et pas trop loin de la sortie, je me suis levée, et je suis sortie discrètement. Quand on sort d’un spectacle, après avoir longuement hésité, qu’on se retrouve dans les rues vides, presque toujours on a un sentiment de liberté, comme si c’était le petit matin, il n’y a personne dans les rues, on a l’impression que la ville nous appartient.

J’avais largement le temps de retourner au Musée Calvet pour assister à la lecture de Dominique Blanc. Une foule immense faisait la queue sur le trottoir, enjambait la rue, et continuait de l’autre côté. On m’avait indiqué une porte dérobée pour entrer. C’était une porte coulissante, en bois, on ne voyait pas la poignée, il fallait connaître le système pour pénétrer. Il y avait déjà quelques personnes à l’intérieur qui discutaient. Maintenant je connaissais la grammaire, Richard III formidable, Le Roi Lear un désastre, quelques minutes plus tard, ceux qui arrivaient de Antoine et Cléopâtre complétaient, c’était un poème musical, envoûtant, magnifique, d’un formalisme passionnant.

Dominique Blanc est arrivée sur la scène, elle portait un pantalon noir et une chemise blanche. Elle s’est assise à la table, a levé la tête vers le public, et a souri. Puis, sa voix s’est posée dans les phrases.

Après la lecture, les gens sont restés parler sous les platanes. L’attaché de presse qui m’avait réservé les places des spectacles auxquels j’assistais, et que je ne connaissais pas, est venu me saluer. Je lui ai dit que je n’irais pas voir Le Roi Lear ce soir, je venais de décider.

– La prochaine fois, quand vous annulez, prévenez-moi plus tôt.

– Excusez-moi mais… tout le monde me décourage… on m’a même dit que les gens revendaient leurs places.

– C’est n’importe quoi.

Il a tourné le dos.

Le lendemain, Fabrice Lambert. Je me suis installée au deuxième rang, un homme, suivi de deux petites filles aux cheveux longs, s’est assis à ma rangée, les petites filles se sont assises devant. Une jeune femme noire, accompagnée d’un homme blanc plus âgé, est arrivée. Elle s’est mise au premier rang, à côté d’elles :

– C’est bien de venir voir de la danse à votre âge, vous êtes en sixième ?

La plus petite se rapprochait de sa sœur pour mieux entendre. Puis la jeune femme noire a tourné la tête derrière elle :

– Vous êtes la maman ?

– Non.

– Parce que… vous vous doutez que ce n’est pas moi la maman…

Elle a ri, et caressé la peau noire de son avant-bras en guise d’argument.

Elle s’est retournée, elle a posé sa tête sur l’épaule de l’homme, la lumière venait de s’éteindre. Au bout de cinq minutes, malgré le morceau du début, des percussions jouées très fort, la plus jeune des petites filles, s’est pelotonnée sur son siège, et s’est endormie.

Le lendemain, je suis allée voir le spectacle de Gaëlle Bourges¹⁰, là aussi j’ai applaudi longtemps. Et, sur le chemin du retour, j’ai parlé de ce qu’on venait de voir avec l’amie qui m’accompagnait, puis on a dîné. Elle a dit :

– C’est le festival le plus regardé, le plus fréquenté, le plus référencé possible, et je ne suis pas sûre que, dans l’histoire du festival, il y ait eu un metteur en scène-directeur qui se soit fait autant détruire. Je ne crois pas. C’est un directeur-artiste, il n’y en avait pas eu depuis longtemps. Olivier, c’est pas un administratif. Il traverse Avignon de long en large, de large en long, et de long en travers, à vélo, avec des lunettes de soleil le matin, qu’il enlève l’après-midi, alors que le soleil est au plus haut. C’est un acteur quoi !

– C’est quoi son milieu social ?

– Je sais pas.

– Mais tu le connais non ? J’aimerais bien l’interviewer. Tu pourrais lui téléphoner ?

 

J’avais rendez-vous avec lui le lendemain à l’hôtel de La Mirande, près du Palais des papes. Une grande table ronde était marquée réservée, d’après un serveur, c’était pour la ministre, qui allait venir dîner. Il était 19h, il faisait très chaud, il n’y avait pas un souffle d’air sur la terrasse. Je me suis assise à l’intérieur, dans un salon vide, qu’ils appellent le petit salon chinois. Deux fauteuils Régence se faisaient face, j’ai posé mes notes sur la table, je les ai relues, j’ai pensé aux quelques questions que je pouvais poser, et j’ai attendu. J’étais arrivée en avance. Une femme est entrée. Elle s’est installée. C’était une habituée. Le directeur s’est arrêté pour lui parler, la cinquantaine, en costume. Elle, blonde, plus âgée. Le petit salon était vide à part moi. Ils parlaient fort. Par la fenêtre, les branches des arbres immobiles.

– Quel fiasco !!!

– Ah ça madame Renaud…

– Vous voyez de quoi je parle ?

Elle a baissé légèrement la voix, et, après un petit temps, sur le ton de celle dont le langage est crypté :

– Hein ? Vous voyez ?

– Ben oui.

– Je parle de…

Elle a baissé encore un peu la voix :

– Enfin de… King Lear

– Oui oui.

Puis le son de sa voix est remonté :

– Ça m’embête pour Olivier Py.

– Oh vous savez, ça a pas l’air de le déranger !

– Ah bon !? Ben tant mieux.

– Je crois qu’il se rend pas compte.

– Tant mieux, tant mieux.

– Oui m’enfin, bon.

– Écoutez… C’est comme ça. Tant mieux dans un sens, hein, si il se rend pas compte, tant mieux.

– Oui, oui.

– Sinon, vous allez voir quelque chose ce soir vous, Madame Renaud ?

– Non. Pas ce soir. Enfin… Demain il y a Preljocaj¹¹… On verra. J’espère que ce sera bon.

– La danse, je connais pas trop.

– Bon écoutez, on verra bien hein. Moi cette année, j’avais envie de faire du Taï Chi.

– Ah oui !?

Olivier Py est arrivé. Il s’est assis sur le fauteuil Régence face à moi.

On ne se connaissait pas, mais on s’est tutoyé. La première question que je lui ai posée portait sur le silence. Le matin dans une émission de radio il en avait parlé.

– … toi, dans ta propre vie, je me suis demandé ce que tu savais du silence, et si à un moment donné il avait eu de l’importance dans ta vie…

Il a comparé le silence vide au silence plein de la prière, a continué sur l’impossibilité de la parole dans notre société.

– Et toi, toi dans ta vie, le silence ?

– Oh moi, j’ai beaucoup parlé. Je suis un incorrigible bavard. J’ai écrit trop de livres. J’ai écrit trente livres. C’est beaucoup trop.

– Pourquoi c’est trop ?

– Parce qu’à force, on peut les affaiblir.

– Ton spectacle, Miss Knife… tu continues je crois…

Un spectacle de cabaret, qu’il joue seul en scène, travesti, depuis des années.

– Oui, et ça m’a beaucoup aidé. Avec Miss Knife, je retourne au métier. À la difficulté du métier. Chanter. Jouer. Danser.

– Et mettre en scène… c’est pas difficile ?

– Non, c’est pas difficile. Chanter c’est difficile. Danser c’est difficile.

– Jouer ?

– Oui, c’est difficile si on le prend comme le chant et la danse. Être un acteur lyrique c’est difficile, être un acteur psychologique c’est facile.

– Tu es de quel milieu ?

– Mon père était dentiste. Pied noir.

– Et ta mère ?

– Commerçante. Donc des bourgeois, mais atypiques. Beaux, jeunes, ils m’ont eu très jeunes, émigrés. Ils étaient d’Algérie, d’Oran.

– Tu es né où ?

– En France. En 65.

– Ça t’arrive de t’ennuyer au théâtre ?

– Jamais. Je m’assois dans la salle. J’écoute. Ça me sauve. Je me raconte mon histoire.

– Quand tu vois Antoine et Cléopâtre, de Rodrigues, tu t’ennuies pas ?

– J’adore. Pour moi c’est un magnifique poème.

– Qu’est-ce que tu te racontes pendant ce spectacle ?

– Je me raconte mes histoires.

– C’est-à-dire ?

– Je me raconte l’amour tragique. Et je me dis : un jour il faudra que j’écrive sur les amants qui se séparent. J’aime l’austérité de cette pièce. Un peu formelle.

– À la radio ce matin, tu parlais de Avignon « anti-bourgeois », qu’est-ce que ça veut dire pour toi ?

– Quand je joue dans la Cour, j’ai le peuple devant moi. Avignon, c’est le peuple. C’est l’anti-Cannes. C’est l’anti-Aix. Cannes, c’est le fric. Aix, c’est la grande bourgeoisie. Ici, c’est le peuple.

– Tu y penses quand tu écris ? Quand tu es en train d’écrire un texte, est-ce que tu vois un interlocuteur ? Tu penses à un interlocuteur mentalement, à qui tu t’adresses ?

– Oui j’ai toujours un interlocuteur qui est moi, adolescent.

– Il est comment cet adolescent ?

– L’adolescent qui est en train de découvrir. Qui a besoin d’art. J’ai envie de lui dire qu’il est pas seul. Qu’il y a d’autres gens qui ont soif. À la rentrée, je vais publier le tout premier roman que j’ai écrit à dix-sept ans. J’étais écrivain à dix-sept ans. C’était même à dix-sept ans que j’étais le plus écrivain.

– C’est-à-dire ?

– Je survivais grâce à l’écriture. C’était des oasis, que je me créais.

– Survivais ? Contre quoi ?

– Contre un désert, fait de télévision et de sport, qui m’entourait.

– C’était où ?

– A Mouans-Sartoux, une petite ville…

– Oui oui je connais… j’ai vécu à Nice.

Il avance le buste vers la table, intéressé.

– La première phrase de ton premier roman, c’était quoi ?

– C’était : « J’ai acheté un cahier noir-bourreau. »

– Et la deuxième ?

– Je me souviens plus.

– Tu as commencé quand à écrire ?

– C’est immémorial. J’ai toujours écrit.

– Maintenant, qu’est-ce que c’est devenu ?

– Je crois que je suis un homme politique.

Il se tait. Puis reprend :

– C’est bien ça qui les a énervés. Dans toutes mes interventions je suis un homme politique. Quand je dis par exemple, « je suis méditerranéen et pour moi c’est synonyme de migrants ». Je sais très bien ce que je dis. Bon, il faut que je te quitte, j’ai rendez-vous.

– Avec la ministre ? Elle dîne ici ce soir je crois…

– Non non, je dîne avec un amant. Je sais pas si c’est le bon endroit, mais… bon, moi j’ai pas de problème avec Fleur.

Un peu plus tard, dans le jardin, un groupe entoure Fleur Pellerin, Olivier Py dîne un peu à l’écart, avec un jeune homme, il se lève, va la saluer, puis retourne à sa table.

Je descends jusqu’au Cloître des Célestins, pour la première de Fugue¹². Je prends mes places, une invitation et une payante. Et, une demi-heure après, je suis dans la rue, énervée, mais avec un sentiment de liberté.


 

(1) Richard III – Mise en scène Thomas Ostermeier, Opéra Grand Avignon, Création 2015, Spectacle en allemand surtitré en français, Durée : 2h30

(2) Le Roi Lear – Traduction et mise en scène Olivier Py, Cour d’honneur du Palais des papes, Création 2015, Durée : 2h35

(3) Juliette et Justine, le vice et la vertu – Lecture par Isabelle Huppert, Cour d’honneur du Palais des papes, Durée : 1h10

(4) Andreas – Mise en scène, adaptation et traduction Jonathan Châtel, Cloître des Célestins, Création 2015, Durée : 1h40

(5) António e Cleópatra – Texte et mise en scène Tiago Rodrigues, Théâtre Benoît-XII, Première en France, Spectacle en portugais surtitré en français, Durée : 1h20

(6) Des arbres à abattre – Adaptation (de Thomas Bernhard) et mise en scène Krystian Lupa, La FabricA, Première en France, Spectacle en polonais surtitré en français, Durée : 4h20

(7) Bettencourt boulevard ou une histoire de France – Texte de Michel Vinaver, Cour du musée Calvet, Durée : 2h

(8) Hommage à Patrice Chéreau – Lecture par Dominique Blanc, réalisation par Laure Eogoff, Cour du musée Calvet, Durée : 1h

(9) Jamais assez – Conception et chorégraphie Fabrice Lambert, Gymnase du lycée Aubanel, Création 2015, Durée : estimée 1h

(10) À mon seul désir – Conception et récit Gaëlle Bourges, Gymnase du lycée Saint-Joseph, Durée : 55 min

(11) Retour à Berratham – de Laurent Mauvignier, chorégraphie et mise en scène Angelin Preljocaj, Cour d’honneur du Palais des papes, Création 2015, Durée : estimée 1h45

(12) Fugue – Mise en scène Samuel Achache, Cloître des Célestins, Création 2015, Durée : estimée 1h15

4 Commentaires

  1. c’est bon cet article. c’est un aspect d’Avignon , j’aime et votre style j’aime, quand je dis style je parle de vous, de votre façon d’être et qui se lit.
    j’ai envie de vous dire l’année prochaine venez dans le Off, là où ça recommence à devenir intéressant avec peu de moyens. Yann Colette qui joue Peter Handke – Une fille rousse seule en scène qui adapte merveilleusement la Sorcière de Michelet. et les Belges aux Doms. Ah, autre chose, dans le Off il y a des femmes qui mettent en scène.

  2. Je participe au spectacle de Gaëlle Bourges qui semble se révéler au fur et à mesure des représentations (je suis un lapin de la fin). Intelligence, humour et beauté, comme quoi on peut dire des choses très profondes, contemporaines, sans se donner des coups de marteau sur la tête. Merci de votre présence parmi le public.

  3. Selon que vous serez puissant ou misérable,
    Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir……

  4. Sacrée performance, ce reportage, vivant et bien mené ! Je ne pensais pas du tout que j’allais prendre un si grand plaisir, à lire Angot ! Et en plus ça m’a donné une idée, pour l’avenir : “Tu dis que tu as des problèmes de vessie, qu’ils te mettent en bout de rang, comme ça tu pourras partir ».