Dans le N°4 de La Règle du jeu, en 1991, Susan Sontag publiait une pièce de théâtre inspirée du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.

En 1990, Susan Sontag a passé plusieurs mois à Berlin. Et ce qu’elle a rapporté de ce séjour ce n’est ni un reportage, ni un essai politique, mais cette petite pièce de fantaisie, où l’on retrouve, devant le mur de Berlin démantelé, deux personnages issus du « Songe d’une nuit d’été ». Comme si, pour évoquer une réalité aussi complexe et équivoque que celle de l’Allemagne de l’époque, il n’était pas de meilleure voie que de se fier au pouvoir « indirect » de la littérature…

LE MUR : « Voilà comment moi, Mur, j’ai joué tout mon rôle ;

Et son rôle ainsi joué, s’en va le Mur. »

(Le Songe d’une nuit d’été, Acte V scène 1)

THISBÉ : Il n’est plus là.

PYRAME : Il nous séparait. Nous nous languissions l’un de l’autre. Nous avons grandi séparés.

THISBÉ : Je ne pouvais m’empêcher de penser à ce mur.

PYRAME : Moi qui croyais que tu ne pensais qu’à moi.

THISBÉ : Gros bêta ! (Elle lui donne un baiser.) Combien de fois ne t’ai-je pas rassuré. Je parle de ce que j’ai tu, car chaque fois que j’ouvrais la bouche pour dire quelque chose, il y avait une demi-phrase qui restait en suspens, que je n’énonçais pas : « Et le Mur… » Tiens, par exemple : « Je vais au Paris-Bar. »

PYRAME : « Et le Mur… »

THISBÉ : Autre exemple : « Que joue-t-on à l’Arsenal ce soir ? »

PYRAME : « Et le Mur… »

THISBÉ : Ou encore : « C’est vraiment terrible pour les Turcs à Kreuzberg. »

PYRAME : « Et le Mur… »

THISBÉ : Exactement.

PYRAME : Une vraie tragédie. Pourrait-on en faire une comédie maintenant ?

THISBÉ : Cela ne nous rendra pas normaux, n’est-ce-pas ?

PYRAME : Cela signifie-t-il que nous pouvons faire ce que bon nous semble ?

THISBÉ : Je ressens une sorte de nostalgie. Oh, que le cœur de l’homme est donc inconstant !

PYRAME : Thisbé !

THISBÉ : Je ne parle pas de toi, mon chéri ! Tu sais que je t’appartiendrai toujours… ou plutôt que tu seras toujours mien, ce qui revient au même, n’est-ce-pas ? Non, je pensais à… tu sais quoi… Il me manque un peu.

PYRAME : Thisbé !

THISBÉ : Un tout petit peu seulement. (Voyant Pyrame froncer les sourcils.) Souris, mon chéri. Oh que vous êtes sérieux, vous autres !

PYRAME : J’ai souffert.

THISBÉ : Moi aussi, à ma manière. Pas autant que toi, évidemment, mais tout n’a pas été facile ici non plus.

PYRAME : Ne nous disputons pas.

THISBÉ : Nous, nous disputer ! Jamais. (On entend des bruits de coups frappés sur le mur.) Écoute ! Quel étrange bruit !

PYRAME : Si seulement j’avais apporté mon magnétophone ! C’est un Sony.

THISBÉ : Heureuse que tu puisses maintenant t’acheter tout ce dont tu as envie. Je n’avais pas réalisé que vous étiez pauvres à ce point.

PYRAME : C’était affreux ! Mais bon pour le caractère, tu sais !

THISBÉ : Tu vois ! Même toi, tu as des regrets ! Un artiste américain m’avait prédit l’année dernière que vous le regretteriez, ce Mur ! (Elle aperçoit quelques prédateurs du Mur en train de pulvériser de la peinture sur les morceaux qu’ils entassent.) Les touristes refusent de les acheter s’ils ne sont pas coloriés. Ils veulent de l’art avant tout.

PYRAME : N’ayons pas de regrets.

THISBÉ : Mais il faut quand même en parler, non ? Il nous a rendu tellement différents !

PYRAME : Oui ! Et nous le resterons toujours.

THISBÉ : Je n’en sais rien. Tant de voitures. Tant d’ordures, de mendiants. Les piétons n’attendent même pas le feu vert pour traverser aux carrefours. On gare les voitures sur les trottoirs…

(Entre l’Esprit de New York.)

L’ESPRIT : Oh cité ! Oh kéloïde ! Je te reconnais, avec tes bars-cuir, tes festivals de films indépendants, ton grouillement d’étrangers basanés, tes prédateurs immobiliers, tes magasins art déco, ton racisme, tes restaurants méditerranéens, tes rues jonchées de détritus, tes automatismes grossiers…

THISBÉ :  Non ! Allez ouste ! Dehors. Nous sommes ici dans la Berkeley de l’Europe centrale.

L’ESPRIT : L’Europe centrale : un rêve ! Votre Berkeley : un interlude ! Elle sera la New York de l’Europe, c’est prévu depuis toujours ! Dans quelque soixante ans, vous verrez !

(L’Esprit de New York disparaît.)

THISBÉ : Je suppose que ce ne sera pas si mal. Étant donné que New York n’est pas l’Amérique, cette ville ne sera pas…

PYRAME : Bien sûr, à condition qu’elle reste miteuse et peuplée d’étrangers importuns (il soupire). Mais ne soyons pas trop optimistes.

THISBÉ : Soyons-le, au contraire ! Nous serons riches. Ce n’est qu’une question d’argent.

PYRAME : Et de puissance. Je sens que cela va me plaire.

THISBÉ : Tout ce que nous obtiendrons, ce sera grâce à notre mérite. Nous sommes ensemble. Nous sommes libres !

(Entre le Duc de Turquie.)

LE DUC : Quand le gouvernement grec s’est mis à réclamer le retour des marbres du comte Elgin, les Anglais lui répondirent : « Pourquoi nous avez-vous choisis, entre tous ? Les Turcs ne demandent pas aux Allemands de l’Est de leur rendre l’autel de Pergame ». Eh bien nous, nous l’exigeons, le retour de l’autel de Pergame !

PYRAME : Non !

LE DUC : Et nous ne cesserons jamais de l’exiger ! (Il disparaît.)

PYRAME : Tout va trop vite et coûte trop cher.

THISBÉ : Tant que nous sommes ensemble, personne ne peut nous obliger à agir contre notre volonté.

PYRAME : Je m’inquiète en pensant à tous ceux qui n’ont pas autant de chance que nous. Il faudra y songer de temps en temps.

THISBÉ : Moi, je veux oublier toutes ces vieilles histoires.

PYRAME : L’Histoire n’est que mal du pays.

THISBÉ : Courage, chéri. Le monde est divisé en deux : l’ancien et le nouveau. Nous serons toujours du bon côté. Dès maintenant.

PYRAME : Goethe a dit…

THISBÉ : Oh non ! Pas Goethe !

PYRAME : Tu as raison.

THISBÉ : Dans le dernier livre de Walter Benjamin…

PYRAME : Pas Walter Benjamin non plus !

THISBÉ : D’accord. (Ils se taisent un moment.) Promenons-nous. (Une file de marchands et de soldats russes traverse un espace vide.)

PYRAME : Quand on pense que c’était ça, le no man’s land !

THISBÉ : Qu’est-ce qu’ils vendent ?

PYRAME : De tout ! Tout est à vendre.

THISBÉ : Dis-moi que c’est mieux ainsi ! Je t’en prie !

PYRAME : Bien sûr que c’est mieux. Nous n’aurons pas à mourir.

THISBÉ : Alors, continuons à faire la fête. Tiens, tu veux du champagne… un River Cola ? (Ils boivent.)

PYRAME : Enfin libres.

THISBÉ : Ne jette pas ta boîte par terre.

PYRAME : Tu me prends pour qui ?

THISBÉ : Excuse-moi. C’est simplement que… Désolée… Oui, la Liberté !

RIDEAU

(Août 1990, Berlin)

Traduit de l’américain par Dominique Rueff