Je suis allé en retard voir le film Le labyrinthe du silence.

Je suis donc décalé, par rapport à l’actualité.

Je m’en fous – et si je parle de moi, ce n’est pas, ici, pour parler de moi, mais parce que je serais tellement heureux que tout le monde se dise, au même moment que moi, « je m’en fous ». Je m’en fous, de n’être pas tombé exactement au bon moment, et de n’avoir pas calculé avec la science de la Com qui convient le point d’impact de ma production de discours, afin de faire chorus avec tous les choristes – de sorte que les choristes, par voie de conséquence, feraient tous chorus avec moi, et que, soudain, j’éprouverais l’ineffable jouissance de drainer la foule qui me draine (vous pouvez remplacer le d par un t).

Allez, s’il vous plaît, pour la beauté du geste, je voudrais que vous repreniez en choeur, le refrain seulement, pendant que je vous raconte pourquoi il est tout à fait indispensable que je vous raconte ce que j’ai vu dans le film Le labyrinthe du silence.

– Le film qui montre comment un jeune procureur allemand, à force d’acharnement et de doutes, a ouvert le procès de toute l’Allemagne nazie (donc de toute l’Allemagne), après que seulement 150 chefs avaient été jugés à Nuremberg – ce film, donc, est plein d’imperfections : je m’en fous. Chorus : je etc.

– Le film, qui se passe vingt ans après la guerre, croise l’instruction du procès avec une histoire de coeur du procureur, avec une jeune femme, et c’est peut-être une faute de goût : Je m’en fous.

– Certains procureurs, justement, certaines vestales du culte intouchable de la mémoire jugeront la dramatisation du film moralement critiquable : je m’en fous.

– On en vient à se demander si la robe rouge (sang) qu’ouvrage la jeune dame dont notre bel et blond procureur est épris, ne fait pas écho à la robe rouge de la liste de Schindler de M. Spielberg, qui justement nous avait fait bondir ; et même les bras nous en tombent, eh quoi, est-ce que le monsieur au nom italien qui a fait le film aurait perdu la tête ? – je m’en fous.

Last, but not least, je ne suis ni critique, ni cinéaste, ni spécialiste, et je ne suis absolument pas en mesure de juger de la qualité d’un film : oui, c’est vrai – et je m’en fous, je m’en contrefous, et je contresigne. A vous (chorus).

Ce dont, en revanche, je ne me contrefous pas, c’est une réplique du film, où le jeune journaliste qui dénonce le crime allemand à une Allemagne adenaurienne qui n’en veut mais, énonce : « Tu as vu ? Rose bonbon, bleu layette ; ce pays veut s’ensevelir sous le sucre » – car c’est une réplique géniale.

Ce dont j’ai cure, c’est que, en sortant du film, j’ai vu un public de gens français, qui allaient le regarder au cinéma trop tard, comme moi ; et que ces gens, on ne pouvait pas ne pas chercher à les regarder, et, parce qu’alors, on les a regardés, on a vu, oui, sur leur visage, tant de sérieux que c’en est presque à pleurer, dans ce pays.

Dans ce pays d’écrivassiers narcissiques, de politiques aphasiques qui quémandent, à grand coup de novlangue bonasse les suffrages des lecteurs, pardon, des électeurs les plus bas, dans ce pays, où la langue, la langue française, qui fut ce qu’elle fut, belle parfois, et laide, parfois, comme toutes les langues, en somme (et je m’en…) – dans ce pays où la langue crève – sous les coups de la com, autre nom de la lâcheté de l’esprit.

Vous savez pourquoi je vous écris ce texte ? Parce que, ce soir, j’ai entendu parler la langue allemande ; langue qui s’est littéralement suicidée dans les beuglements de Herr Hitler. Langue qui a donné, après Goethe et Hölderlin, MM Grass et Bernhardt – pardonnez-moi, avec tout le respect que je vous dois, on ne peut pas dire que ça a monté. Langue qui aurait toutes les raisons du monde d’être morte. Parce que l’Allemagne a chu.

Un film sur la Shoah ? Non. Vous savez pourquoi ? Parce que ce film n’est pas un film sur les Juifs.

Parce que ce film est un film sur l’Allemagne.

Eh bien écoutez-moi, chers locuteurs de la langue de Molière qui tombez malencontreusement sur ma prose maladroite. Ecoutez-moi : ce soir, dans mes oreilles, et dans les vôtres si vous vous y rendez, la langue allemande, le sérieux allemand, la beauté de l’Allemand ont ressuscité.

Je veux dire que ce soir, il fut soudain plus beau, plus intelligent, plus doux de parler allemand, que de parler français.

Oui, dans un petit film à défauts. Ce petit film est un mode d’emploi pour la résurrection de la langue.

Mais non, pas la repentance. Damnés catholiques, essayez au moins de faire l’effort d’être protestants cinq minutes!

L’intelligence du mal qu’on a fait – bien dire le mal qu’on a fait ; voir le mal, non celui qu’ont subi les victimes qui n’y pouvaient rien, mais celui qu’ont agi les criminels – cela, ce bien dire, c’est l’expiation du mal. C’est aussi difficile, aussi clair, aussi simple que ça. Et, sans aucun doute, ça sauve la langue – ce qui veut dire qu’on peut, mais encore qu’on doit la reparler, aussi bien qu’on peut.

Parce que, sauf le respect que je dois à l’olympienne sommité de quelque M. Lanzmann, il n’y a pas de mal qui ne se répare.

Parce que, sauf l’amour que je partage avec ceux qui, comme moi, traversent cette aventure incommensurable de la condition juive, vous savez quoi ? je vous le dis en juif : là, ce n’est pas une affaire de Juifs.

Au boulot!

 

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