Bavardages sur les avancées en cours et applaudissements aux confrères en prison, le gala annuel du PEN Club littéraire, à l’occasion duquel la moitié des participants endossent pour la seule fois de l’année un smoking qui leur va fort mal, se tient sous la baleine géante du Musée d’Histoire Naturelle américain, avec toujours un côté comique. Le glamour et les types ou les filles qui écrivent ne sont pas deux choses particulièrement congruentes. Les smokings s’affaissent, le poulet est congelé, et les yeux las des romanciers se tournent vers l’horloge dès dix heures du soir. Que cet évènement puisse devenir la lice d’une dispute publique de haut vol semble absurde. Et pourtant le gala du PEN Club est essentiel pour une raison et une seule : les écrivains sont là pour se lever en faveur d’autres écrivains qui ne peuvent être là parce que des sales types les ont enfermés pour avoir écrit quelque chose que les sales types n’apprécient pas. Le principe invoqué est que la libre expression des idées, idées insultantes comprises, est partie constitutive de ce qu’est l’écriture. Si les gens ne sont pas libres d’insulter les autorités dans quelque pays lointain, alors nous-mêmes ne sommes pas entièrement libres. Ce principe semble une assez bonne raison de banqueter ensemble.
Cette assise commune a été mise à mal cette année par la décision du PEN Club américain d’honorer les caricaturistes de Charlie Hebdo, fauchés un beau matin de janvier dernier par deux fanatiques religieux lourdement armés, et de leur attribuer le prix Toni et James Goodale de la liberté d’expression et du courage. Six tables d’hôtes – des écrivains avec leurs invités – ont renoncé à être présents en raison de cette attribution. D’autres tables d’hôtes ont reproché aux absents d’être absents. (Je ne devrais pas mentionner que je suis l’un de ces hôtes ; le New Yorker fait partie du comité de bienfaisance, et notre caricaturiste Bob Mankoff sera sur scène avec les rédacteurs de Charlie Hebdo.) Salman Rushdie, qui s’exprime, hélas, avec autorité en ces matières, a été bref, parlant de « six auteurs en quête de notoriété.»
Deux choses, au moins, doivent être dites. La première, que les Nonistes – certains sont de très bons amis du membre du PEN Club que je suis – désirent tous être du côté des anges, c’est-à-dire en faveur d’une société ouverte et de la liberté d’expression. Non sans avancer un argument. Pour autant que j’ai bien compris, c’est ce que Louis C.K a caractérisé, à jamais, comme la figure du « Bien sûr… mais peut-être. » Bien sûr, il était mal que des caricaturistes soient assassinés. Mais peut-être auraient-ils dû mesurer combien leur travail menaçait d’autres minorités opprimées, en l’occurrence les musulmans de France. Bien sûr, nous déplorons profondément leur mort. Mais peut-être pourrions-nous trouver quelqu’un de plus approprié à honorer que des gens qui s’adonnent à publier des caricatures où Mahomet sodomise ses fidèles. La vérité est que l’on peut pleurer leur mort sans pour autant honorer leurs vues, tout en les trouvant sectaires ou, à tout le moins, et pour user du mot fétiche de la décennie, insensitifs.
C’est se méprendre sur l’esprit, l’histoire et les pratiques des caricaturistes de Charlie Hebdo. Leur travail, encore une fois, n’était pas destiné à ceux qui aiment la subtilité et la douceur en matière de satire – ce n’est guère davantage ma tasse de thé –, mais ils n’en étaient pas moins radicalement démocrates et pratiquaient une aversion égale envers l’hypocrisie de toutes les religions instituées. Peu de groupes dans l’histoire récente de la France auront été aussi passionnément minoritaires, marginalisés et extérieurs à l’establishment politique, maniant plus le vitriol dans leur entreprise de dérision des pouvoirs – plus courageux, aussi, en ridiculisant les hommes d’influence et les détenteurs de pouvoir. Ils n’auront cessé de donner du poing contre les idoles et les autorités en tous genres. Nul en France, par exemple, n’a plus implacablement, plus courageusement accablé de mépris l’extrême-droite, Le Pen père et fille.
N’en posons pas moins, un instant, que les caricaturistes de Charlie Hebdo, n’ont pas vraiment été des good guys. De mauvais types n’en devraient pas moins être à l’abri des fanatiques équipés d’armes de guerre. La différence fondamentale n’est pas entre ceux que j’aime et ceux que je n’aime pas (Soljenitsyne n’appliquait pas vraiment les préceptes du club des démocrates de West Village), mais entre les actes qui relèvent de l’imagination et des actes de violence. L’imagination voit, dessine, décrit bien des choses, pornographiques, érotiques, satiriques ou blasphématoires, qui sont dérangeantes ou laides. Mais ces choses ne se produisent pas dans le réel. L’imagination est un lieu où règnent les hypothèses et les conditionnels, où la part du plaisir et l’essentiel du propos tiennent dans le fait de dire le non-dicible, en vue de mettre à l’épreuve la vérité de ce qui est communément dit. Les caricaturistes de Charlie Hebdo en ridiculisant Mahomet ne disaient pas que les musulmans étaient le diable ; ils mettaient en question toute l’entreprise de faire d’un homme un prophète. Ne pas percevoir cela est ne pas comprendre pourquoi ils étaient des caricaturistes.
Les sceptiques, semble-t-il, tiennent cette activité de l’imagination pour néfaste et condamnable. Ils croient, en revanche, dans une sorte de protection communautaire, que le bien-être des communautés est plus important que la critique publique des idées. C’est une vue légitime, avec sa propre histoire. Elle ne semble simplement pas être une pensée digne d’inspirer une communauté cosmopolite auto-proclamée d’écrivains. Si l’on tient que la littérature a une fonction sociale, c’est, tout bien considéré, que l’on part du principe que, à long terme, la communauté la mieux en harmonie avec elle-même sera celle qui en sait le plus sur elle-même. L’esprit de critique est toujours désagréable pour tel ou tel. Il y a toujours quelque chose à représenter, à l’endroit d’une solidarité de groupe à la parole non-dérangeante. Mais les écrivains sont les premières personnes sur terre qui ont le devoir de le dire. (Les écrivains devraient être toujours peu ou prou en marge ; c’est l’une des raisons pour lesquelles ils semblent si mal à l’aise quand ils se retrouvent en groupe).
Les sceptiques, disons-le sans forcer, vont certainement persévérer. Mais, à coup sûr, si quelques sicaires avaient abattu, disons, l’équipe du journal de caricatures affreusement antisémite Der Stürmer dans les années 30, on aurait certes condamné la violence, mais quelqu’un aurait-il honoré les caricaturistes ? La réponse à cette question est que les caricatures ne sont pas des tâches de Rorschach. Elles parlent aussi vrai que des épigrammes, et le contenu des hideuses caricatures de Julius Streicher sur les Juifs est clair : elles ne ridiculisent pas le judaïsme, elles menacent la vie même des Juifs. « Votre religion est ridicule » est un message totalement différent de « Vous êtes une race dégénérée, vous voulez violer nos filles et voler nos biens ; nous nous débarrasserons de vous. » Insulter une idéologie n’est pas la même chose que de menacer un peuple. Nul, en aucun sens logique ou historique, ne saurait passer de l’un à l’autre, une vérité que nous connaissons bien car les gens les plus enclins à dire qu’une religion est ridicule sont ceux qui ont été élevés en son sein.
Ce n’est pas simplement parce qu’une attaque contre une idéologie est différente d’une menace sur les personnes, c’est parce que c’en est l’opposé même. La fin dernière d’une civilisation libérale est de substituer la critique des idées aux attaques sur les personnes. L’idée que nous serions libres de faire notre travail et de proposer nos vues sans y adjoindre la censure effarouchée de ceux qui menacent de nous faire du mal, n’est pas seulement une part de ce que nous entendons par liberté d’expression. C’en est l’expression même. L’équipe de Charlie Hebdo a continué de travailler face à des menaces de mort ; mépriser le souci d’honorer ce courage serait donner autorité à ceux qui ont voulu imposer cette censure. Les meurtriers ne parlaient pas au nom d’une communauté offensée. Ils n’expliquaient pas pourquoi les caricatures pouvaient faire l’objet d’un navrant malentendu. Ils répondirent à une insulte par un meurtre. Les caricaturistes que nous honorons à notre tour ne sont pas des marqueurs dans un jeu abstrait entre sensibilités différentes. Ils étaient de vieux artistes dont la dernière vision a été un homme masqué avec une arme de guerre. Si cela n’est pas l’horreur, rien alors n’est horreur. Si cela n’est pas le mal, alors rien n’est le mal. Si les écrivains n’honorent pas leur courage, quel courage pourrions-nous honorer ?
Avec tout ce qui peut être dit sur l’absurdité de tenter d’honorer les impies agressifs avec les rituels de la piété libérale, le langage de l’héroïsme continue d’appartenir aux caricaturistes martyres de Charlie Hebdo. Les civilisations libérales, les sociétés ouvertes, tentent de s’étendre aussi loin qu’elles le peuvent, d’être aussi tolérantes que le permet la vie. Mais elles ont des limites. Le vrai contrat social au cœur de la civilisation libérale est simple : en échange de la liberté d’être aussi insultant que vous l’entendez vis-à-vis des idées d’autrui, vous devez renoncer à la possibilité d’attaquer les autres personnes. Je vous en prie, brocardez, dépréciez, soyez sarcastique, soyez acerbe. Nous n’en attendons pas moins de vous. Mais vous ne pouvez poignarder ou descendre quiconque, ni même en brandir la menace. Si vous le faites, vous sortez du contrat et vous n’êtes plus un citoyen de notre cité. Et ceux que vous aurez poignardés ou descendus sont les martyrs de notre société ouverte et doivent être honorés comme tels : ils portent le drapeau de la liberté ; et tant pis si leur parole n’est pas toujours « noble » ; elle n’a pas besoin de l’être ; elle est bien souvent réduite à être la pauvre caricature d’un idéologue surfait, ou le portrait moqueur d’un prophète…
Comment pouvons-nous adresser des insultes à une idéologie sans menacer les gens ? Eh bien, comme je l’ai déjà écrit, c’est pour cela que nous avons la critique, les tribunaux et les lois. Et bon sang !, c’est pourquoi nous avons des écrivains. Telle est leur fonction. Et c’est la raison pour laquelle ils se rassemblent pour des galas, où ils peuvent argumenter les uns et les autres et paraître ridicules, ainsi qu’ils doivent l’être.
Traduit de l’américain par Gilles Hertzog

2 Commentaires

  1. Les religions ont pour facteur de motivation de faire du mal aux autres. Les auteurs du PEN sont des pleutres.
    Il ne faut pas tirer sur les oiseaux moqueurs( To kill a mockingbird).. La traduction est excellente. Merci.

  2. Les religions ne sont pas pour ceux qui usent d’honnêteté et de rigueur dans leur pensée.

    Vous ne voyez donc pas que les caricatures des religions , que vous n’ètes pas obligée de lire, ne sont qu’une réaction à la caricature de la pensée de la morale , etc …de la vie humaine en bref, que sont ces constructions « intellectuelles » que l’on voudrait nous imposer.

    Si il est bon de respecter les croyants, il est sain de discuter leurs idées, ce qui est une manière aussi de respecter ces croyants. Les idées n’ont pas à être respectées mais discutées. Le concept de blasphème ne laisse d’autre issue que le rire.