De toutes les avancées en terme de reconnaissance qui sont en train de marquer les cent ans du génocide des Arméniens, celles venant d’Allemagne sont sans doute les plus riches d’enseignement en matière de droits de l’homme, mais aussi les plus lourdes de conséquences pour le négationnisme d’État de la Turquie. Et c’est certainement ce qui explique la violence de la réaction du ministère des Affaires étrangères turc qui, dans un communiqué diffusé le 25 avril, déclarait que le président allemand « n’a aucun droit d’accuser la Nation turque d’un crime qu’elle n’a pas commis. Le peuple turc n’oubliera et ne pardonnera pas les déclarations du président Gauck ». Ce dernier, qui assistait à Berlin à une messe dédiée aux victimes, avait évoqué « une coresponsabilité, et même, potentiellement, une complicité (de l’Allemagne) dans le génocide des Arméniens ». Une prise de position en marge des travaux parlementaires qui pourrait amener d’ici peu le Bundestag à reconnaître à son tour le crime, après en avoir fait une description extrêmement détaillée, lors d’une résolution votée en avril 2005.
S’il venait à franchir le pas, le Bundestag poserait enfin une limite à la complaisance inconditionnelle qui jusqu’à maintenant caractérise la relation de l’Allemagne avec la Turquie. Un laxisme peu reluisant qui l’a conduit à couvrir un négationnisme d’Etat envers un génocide dont elle ne saurait pourtant ignorer l’existence. Le Reich était en effet l’allié de l’Empire Ottoman pendant la Première Guerre mondiale et un nombre considérable d’officiers allemands encadraient l’armée turque. Dans un rapport envoyé au Chancelier, le baron Hans von Wangenheim, ambassadeur à Constantinople, écrivait le 7 juillet 1915 : « les mesures et les conditions dans lesquelles s’effectue la déportation montrent bien que le gouvernement [jeune-turc] poursuit très réellement le but d’exterminer la race arménienne dans l’Empire ottoman ».
Les archives allemandes pullulent de documents attestant de l’extermination des Arméniens. Tout cela est connu. Ce qui l’est en revanche moins, c’est le rôle qu’a joué l’anéantissement des Arméniens dans l’idéologie national-socialiste et l’extermination des Juifs. Dans un livre passionnant paru en Grande Bretagne, « Atatürk in the Nazi imagination », l’historien Stefan Ihrig, rappelle qu’un certain nombre d’Allemands, qui ont été témoins de l’extermination des Arméniens, se sont ensuite retrouvés dans la garde rapprochée d’Hitler. Son étude suggère très fortement qu’ils ont été influencés par cette expérience qui a pu servir de modèle. Parmi eux figurait en effet un certain Rudolf Hoess, que l’on retrouvera vingt-cinq ans plus tard commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau, ou encore le journaliste Hans Trobst. Ce dernier, engagé chez les Kémalistes de 1921 à 1923, est l’auteur d’un feuilleton dans l’hebdomadaire nazi Heimatland, où il justifiait l’éradication des « parasites » Arméniens et Grecs, au nom de l’unité nationale et de l’exigence que représente l’élimination des « corps étrangers ». Hitler vouait une grande admiration à Attaturk, dont il disait qu’il était son « étoile dans la nuit », « dans les années sombres de 1920 ». Stéphan Ihrig montre notamment comment le nationalisme turc contre les alliés, et son refus du traité de Sèvres, qui concluait à l’établissement d’un État arménien et d’un État kurde sur une portion du territoire de la Turquie actuelle, avait enflammé l’imagination des nationalistes allemands puis des nazis, qui contestaient eux aussi les conditions « humiliantes » du traité de Versailles. Il montre que de 1919 à 1923, la presse allemande se réfère presque chaque jour à ce modèle turc, qui était en train de se construire sur le cadavre de ces « porcs » d’Arméniens, comme les appelait le Führer. La fameuse phrase d’Hitler du 22 août 1939, « qui se souvient de l’extermination des Arméniens », dans ses ordres donnés à ses généraux avant d’envahir la Pologne, témoigne de l’influence de l’expérience turque à propos de laquelle le Völkischer Beobachter, organe officiel du parti national-socialiste, écrivait en 1921 : « Le peuple allemand n’aura un jour d’autre choix que de recourir lui aussi à des méthodes turques ». Reconnaissant, Hitler a fait don en 1943 à la Turquie tant admirée (bien qu’officiellement neutre durant la Deuxième Guerre mondiale), des cendres de Talaat Pacha, principal ordonnateur de l’annihilation des Arméniens (assassiné à Berlin le 15 mars 1921 par Soghomon Tehlirian). Talaat, un précurseur en matière de crime absolu dont le mausolée trône jusqu’à aujourd’hui sur la « colline de la liberté » à Istanbul.
C’est donc dans un contexte historique particulièrement lourd que le Bundestag pourrait bien, dans les semaines qui viennent, reconnaître à son tour le génocide arménien et mettre ainsi un terme à cette vielle permissivité allemande à l’égard de ce nationalisme turc qui avait servi de modèle aux pires ignominies du IIIe Reich. Outre le chantage diplomatico-commercial d’Ankara, ce serait la présence de 3 millions de Turcs en Allemagne qui l’aurait jusqu’à maintenant dissuadée de franchir le pas. Mais les choses se posent de moins en moins en ces termes. The Cut, première grande production internationale sur le génocide arménien, a été réalisée par le cinéaste allemand d’origine turque Fatih Akin, et le Vert, Cem Ozdemir, apparaît comme un des plus farouches militants de la reconnaissance du génocide des Arméniens.
L’Allemagne qui a pris modèle sur la Turquie pour le pire, pourrait-elle l’inspirer pour le meilleur, à savoir une reconnaissance de sa propre responsabilité et une réconciliation fondée sur l’exemple germano-juif ? C’est en tout cas ce qu’a laissé entendre le 24 avril Norbert Lammert, président du Bundestag qui, reconnaissant le génocide, a eu ces mots :  « Nous, Allemands, ne pouvons donner de leçon à personne sur la manière d’aborder son propre passé. Mais, par les expériences que nous avons vécues, nous pouvons encourager les autres à faire face à leur histoire, même si cela est douloureux : l’autocritique et l’engagement du côté de la vérité sont la condition de la réconciliation ». Puisse-t-il être entendu.

Un commentaire

  1. l’article est intéressant car il montre clairement que les nazis ont pris comme exemple à suivre le génocide arménien afin de commettre le génocide des juifs. L’Allemagne en 1915 était l’alliée de l’empire ottoman. Des officiers allemands étaient conseillers militaires de l’armée turque. Des contacts aux plus hauts niveaux du gouvernement jeune turc avaient lieu. Il reste à explorer jusqu’à quel niveau de participation cette assistance a eu lieu:
    Les conseillers militaires allemands ont-ils aidé le comité Union et Progrès pour la planification du génocide ? N’ont ils pas aussi mis la main à la pâte dans l’exécution et dans quelles circonstances ?
    Cette expérience a ensuite été transmise aux nazis.
    L’Allemagne a certainement dans ses archives des réponses à ces questions. Des historiens ont du s’intéresser à ces questions.
    Ceci pourrait être une suite permettant de compléter cet article