C’est l’histoire d’un homme qui plonge dans les eaux du désastre et qui s’en revient nu, bafouillant, le destin brisé. C’est la tragédie d’un funambule contré pour une fois par la gravité, la pesanteur, qui se cogne le crâne à l’implacable du monde. C’est le double conte d’un homme qui tombe et d’un empereur qui chute. C’est Napoléon rescapé de Russie raconté par Sylvain Tesson revenu du coma. Par un singulier et funeste balbutiement du hasard, la biographie de l’auteur a rattrapé le sujet de son livre. Comme Camus finalement fauché par l’absurde, Tesson, célébrant la conclusion de Berezina, son dernier ouvrage, a failli passer dans les eaux glacées de la mort, et, rescapé sur la berge, comme l’empereur corse réchauffé dans sa berline, il ne peut que songer à cet étrange jeu de miroir.
Qu’on ne se trompe pas : ce reflet troublant, ce point illogique de tangente entre le royaume des mots et celui des souffrances, cela n’est en rien, apparemment, le sujet de Berezina. Ce livre (écrit avant l’accident de l’été dernier, quand l’auteur a failli perdre la vie en tombant d’un toit où son alpinisme maladif l’avait porté) ravira les fidèles de Sylvain Tesson : récit d’un voyage étonnant, en side-car depuis Moscou jusqu’à Berlin, sur les traces de l’Empereur corse qui, avec la Grande Armée, avait parcouru les steppes en 1812, c’est un carnet de route léger et virevoltant, passionnant et érudit, Tesson avec son sens de l’autodérision, sa fantaisie bien élevée, son appétit des textes, restitue parfaitement les paysages gris de Pologne, le courage des hussards, il vous explique en détail comment et pourquoi Kotouzow fut un roublard et Napoléon à la fois un malchanceux et un miraculé. Du Custine intelligent, du Kapuscinski poétique et hussard. La double chaîne du récit, comme les escaliers du château de Chambord qui s’enroulent en hélicoïdales, tisse et soude ensemble le voyage entre amis de 2012 et la tragédie des soldats impériaux, de Smolensk à Varsovie. On croise Caulaincourt et le lieutenant Bourgogne, l’héroïque maréchal Ney et des hordes de pillards. Et ce qui frappe, c’est l’invraisemblable violence d’une époque, les hommes à l’état de piranhas, le sens du devoir porté jusqu’à l’éradication totale de son humanité : comment des soldats, enthousiastes et loyaux, se laissent réduire à l’état de neige, de grandes ombres englouties par la nuit des steppes. L’armée de Napoléon fut, littéralement, décimée, par la folie de son chef et pour la gloire d’une nation. Ils partirent trois cent mille mais par un inhumain effort, ils se virent trente mille en arrivant au port. Le mérite de Berezina est de remettre en mémoire ce temps où comme l’écrivait Musset « La mort elle-même était si belle alors, si grande, si magnifique dans sa pourpre fumante ! Elle ressemblait si bien à l’espérance, elle fauchait de si verts épis qu’elle en était comme devenue jeune, et qu’on ne croyait plus à la vieillesse. Tous les berceaux de France étaient des boucliers ; tous les cercueils en étaient aussi ; il n’y avait vraiment plus de vieillards ; il n’y avait que des cadavres ou des demi-dieux. » Imaginez des corps par centaines faire un gué atroce sur les eaux de la Berezina, imaginez les vainqueurs d’Austerlitz réduits à l’anthropophagie dans la pénurie de l’hiver russe… Ces temps sublimes, séparés de nous par seulement deux siècles nous semblent plus lointains que les pyramides et la guerre du feu. La France grandiose et héroïque : Napoléon, au sens propre, est une épopée, un roman absurde et authentique de notre gloire que nous n’arrivons pas à croire et qui, pourtant, devrait nous inspirer, comme les Romains s’abreuvaient au courage de Virgile pour porter le fer et s’endurcir le coeur. Sylvain Tesson, russophile, se plaint que les Français soient réduits à l’identité malheureuse et à la haine de leur pays, tout en fouettant nos travers hexagonaux, ce qui est pour le moins un paradoxe, dont il s’aperçoit lui-même avec humour. Et, comme dans l’Enéide, cette légende édifiante pour valoriser la gloire des ancêtres, l’auteur minimise peut-être la mégalomanie d’un petit Corse ambitieux et les dessous moins reluisants de l’histoire. Le grand Ney, celui qui, au passage même de la Berezina, « contenant les Russes, guéa le fleuve en dernier, dans la soirée, marchant après tous les autres », fut deux ans plus tard l’incarnation même de l’inconséquence piteuse, passant de Bonaparte aux Bourbons, pour changer encore d’avis durant les Cent Jours. Voilà notre problème avec Napoléon : comme retrouver l’emplacement exact de la naissance de Romulus et Rémus ne sert à rien, la vérité historique est moins signifiante, moins réelle que les rebondissements de ces quinze années d’empire.
D’où vient alors le miracle de cette rencontre entre Tesson et Napoléon ? Le propre des grands hommes c’est que leur vie est un palimpseste, que leur biographie est littérature. Napoléon c’est, sorti de sa Corse pour prendre le pouvoir, un Rastignac à bicorne, c’est, faisant brûler les bulbes orthodoxes en écrivant des lettres d’amour, Néron et ses flammes lyriques, c’est Alexandre et Jean Valjean, c’est Monte-Cristo et Hannibal franchissant les Alpes, c’est Régulus retiré des affaires et revenant sur scène. Parce qu’ils sont des êtres qui, comme les enfants, veulent changer l’ordre du monde plutôt que leurs désirs, ils sont des héros de roman et agissent comme eux. Quand il envahit la Russie, l’empereur imagine de prendre les Indes britanniques à revers, c’est-à-dire conquérir toute l’Asie pour mieux affaiblir Londres, le genre de plan génial que l’on ne fait que dans les jeux de société, avec des petits pions et des tirages de dés. Mais Napoléon ne recule pas, il suit son élan vital qui le fait devenir fiction, réécriture des mythes passés, qui le fait entrer dans l’Histoire, c’est-à-dire devenir une histoire, un personnage, et, par là, jouet des échos merveilleux entre tous les étages de la bibliothèque. Et la Berezina, pour lui, c’est sa nekuia, c’est sa descente aux Enfers, comme Enée qui en ressort par miracle, touchant l’instant sans retour de la mort. Aussi, quand, par le plus grand des hasards et à cause d’une chute stupide due à l’ébriété depuis les pentes enneigées d’un chalet savoyard (« le beauf sur le toit » dit génialement Tesson), l’auteur de ce livre fait lui-même sa nekuia, il rejoint la zone trouble où la fiction, les mythes, la réalité se confondent et se copient, comme Napoélon face à sa propre légende, face à toutes les légendes qui, distillées, se confondent pour former sa vie. Et, dans le fond, Berezina, bien loin d’une agréable promenade historique, nous fait toucher du doigt cette vocation des hommes, et parmi eux les enfants, les empereurs ou les écrivains, à rentrer dans le sublime et l’héroïque, la course et l’aventure, cette collection de chapitres mélangés entre les mots et les gestes, ce qui s’appelle la littérature. Eloge de la gratuité, du rêve et de l’échappée, le livre de Sylvain Tesson montre comment, à se laisser fasciner par ses songes, un homme se lasse à risquer de tout perdre, et pourtant ne peut s’en empêcher.