C’est une jeune femme, Esther, qui chante une chanson yiddish. Le film commence, et le charme opère, les mouvements de caméra vont de ce visage passionné et articulant, tantôt appliqué, tantôt charmeur, jusqu’aux silhouettes de l’arrière-plan, dans une image nette et vibrante. La chanson s’élevant comme une plainte aigre-douce, ce regard des proches silencieux et discrets, cette ombre du père, derrière Esther emportée par le tourbillon yiddish, la première scène plante avec délicatesse ce qui fait la substance de L’Antiquaire, le nouveau film de François Margolin : un thriller porté par son héroïne, un tableau élégamment pudique et infiniment juste d’une famille juive, un combat tenace entre les non-dits d’un clan et Esther, qui accapare l’attention et réveille la vie de ces fantômes compassés. A l’arrière-plan, alternativement surexposé ou laissé dans le flou du public, on reconnaît François Berléand, dans un rôle de père bougon, toujours pressé, affectueux et maladroit, et dont la relation avec sa fille, à la fois exaspérante et passionnée, constitue l’un des beaux motifs du tableau familial.
L’Antiquaire est donc un thriller, puisque, recevant des films et une lettre de Claude, un vieil ami de la famille (joué par un Robert Hirsch, splendide de grâce fanée, adolescent cynique vieilli mais toujours espiègle), Esther, une journaliste de trente ans, va remonter le cours de son passé. Pourquoi et comment les tableaux de son grand-père, l’un des plus riches antiquaires de Paris, ont-ils disparus pendant la guerre ? La thèse officielle de l’accaparement nazi masque les faux-semblants, les profiteurs, les empereurs du gris, les forbans de l’ombre. Esther va s’apercevoir que d’autres que les Allemands ont su faire preuve d’une habileté à se faufiler entre les lignes, monnayant leur loyauté biface. Aussi, elle s’embarque dans une enquête où, peu à peu, on la menace, la prend en photos, les interlocuteurs disparaissent, ou s’enfuient… Sur le fond, l’Antiquaire remet en mémoire ce que l’on a trop souvent oublié : comment la destruction des Juifs d’Europe s’en est pris à tous les restes de l’identité juive, des livres aux tableaux. Le cinéma plus que le roman, mystérieusement, a toujours eu un rôle majeur dans la dénonciation de cette mise sous le boisseau de l’Histoire, et cette longue tradition (Nuit et Brouillard, Lacombe Lucien...) est reprise ici avec toute la flamme et l’intransigeance de son héroïne Esther, qui doit partir sur les traces de ce qu’un historien, Hector Feliciano, a appelé le « musée disparu » soit toutes les oeuvres pillées, volées, accaparées à l’occasion de la Shoah et non rendues après la guerre. D’une part certains intermédiaires se sont enrichis sur les charniers et sont passés ensuite dans le décor grand-siècle des honneurs républicains ; d’autre part, et c’est beaucoup moins connu, les musées français ont récupéré indûment des milliers de tableaux appartenant aux juifs et les ont gardé avec une mauvaise foi nimbée dans leur mission patrimoniale. Avec L’Antiquaire, on comprend comment ces mécanismes sournois ont eu lieu, comment ils se déroulent encore, pour empêcher des héritiers éberlués de recouvrer leurs biens, comment ce massif de lenteur aveugle qu’est l’administration française a décidé de ne pas s’abaisser à recenser ou même rendre ces œuvres, somme toutes mieux gardées dans des placards publics. Si vous trouvez incroyable l’affaire Gurlitt, du nom de cet Allemand à la tête de milliers de tableaux de Juifs volés, allez voir L’Antiquaire, où, des universitaires loyalement serviles aux conservateurs hypocritement débordés, des collectionneurs très chanceux aux esthètes peu portés sur la politique germano-française, on trouve la gamme entière de la lâcheté humaine qui a contribué à cette injustice. A ce titre, sur l’aveuglement d’Etat et les silences des musées français, c’est résolument un film engagé, comme il en faut encore pour faire saigner les plaies des mensonges.
Sur la forme, ce thriller enlevé est magnifiquement mis en lumière par Caroline Champetier, montrant un Paris élégant et radieux. L’Antiquaire cite sans ambages Hitchcock (en reprenant la musique de Bernard Hermann, qui emballe comme un ruban de soie l’intrigue, la présentant et la dissimulant à la fois) et de fait la mise en scène s’approprie les formes du maître des Oiseaux : les plans sont fluides, la caméra ne fait pas d’effets, elle balaie l’écran comme de longs coups de pinceaux, elle suggère des liens avec un regard, un tableau. Une fois, c’est un plan fixe des montres molles de Dali qui suggère le poids du temps s’engluant sur nos vies ; une autre fois c’est la sortie piteuse d’un personnage qui suggère sa mélancolie. Les personnages sont filmés à hauteur de regard, avec une grande tendresse, sans pesanteur. Mais là où Hitchcock faisait de ses scénarios une machine ludique et virtuose où régnait un certain fonctionnalisme, la tonalité de L’Antiquaire est beaucoup plus délicate, intime. Le film, à l’image de son héroïne, est porté par une nécessité intérieure qui enlève et emballe et non par la seule jouissance artistique de la mise en scène de ses fantasmes. L’Antiquaire dispose toutefois de cette fantaisie 50’s, cette ironie discrète et flegmatique, parfois à l’encontre de ses personnages, qui le rapproche de la veine des 39 Marches… D’autant qu’il existe un autre aspect Hitchcockien de L’Antiquaire : dans Raoul, son personnage maléfique. Hitchcock disait que « plus réussi est le méchant, plus réussi est le film », et, de ce point de vue Michel Bouquet compose un extraordinaire méchant, concupiscent, sournois, mielleux. C’est un méchant réussi parce que c’est un méchant subtil, à la fois juif et profiteur, faux résistant et Juste quand même, et Michel Bouquet (l’interprète de François Mitterrand, prince sans gloire des ambigüités, dans Le Promeneur du Champs de Mars), lui donne son visage facétieux, enfantin et dissimulateur.
Comme dans la première scène, ce chant tournoyant autour des visages, la voix d’Esther, son énergie, sa paranoïa désarmée et inquiète, portent tout le film, dans ses questions, ses indignations. Dans le rôle de cette détective improvisée, Anna Sigalevitch, manifestement, crève l’écran. Et la part la plus belle du film réside peut-être dans ses rapports avec son père, entre tendresse et malentendus, avec son mari aussi (formidable Louis-Do de Lencquesaing, toujours de mauvaise humeur, sarcastique et agacé), dans des scènes intimes, un dîner de famille ou une visite au bureau de commissaire-priseur. L’Antiquaire est un film qui ne fait pas le malin, mais avance à cœur ouvert, dans l’humanité et la chaleur de cette famille soudain rattrapée par son passé, il s’attarde sur chacun des personnages, des petits garçons aux vieillards indignes. Et, dans cette atmosphère de souvenirs brumeux, de légendes familiales, ces couples disparus dont on ne voit que les visages solaires et les baisers parisiens, ce monde interlope des revendeurs, des taxidermistes et des antiquaires, surgit parfois une petite musique, la délicatesse d’une place de l’étoile, presque (mais oui) Modianesque. « Livret de famille » aurait pu être un aussi bon titre pour ce film qui, en étant si sincère et touchant, parvient à chasser les fantômes et combattre l’oubli.

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