Deux forums, parmi d’autres, se sont attachés ces jours derniers à poser le cas Poutine.
Ce dimanche, aux rencontres hebdomadaires de La Règle du jeu au cinéma Saint-Germain, Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine, dialoguait avec notre ami Alexandre Adler. L’émission de France 2 du 13 mars, Ce soir ou jamais, opposait, quant à elle, Hubert Védrine « au-dessus de la mêlée », un nationaliste serbe et un journaliste de Valeurs actuelles à la solde du Kremlin, à notre ami Raphaël Glucksmann et la journaliste-diariste Manon Loiseau.
La propagande pure et simple de certains en faveur de Poutine s’étant donnée libre cours ce soir-là, et Alexandre Adler ayant, ce dimanche, entrepris – à une toute autre altitude – de « sauver le soldat Poutine », il importe de rétablir quelques vérités et faits, sous l’égide de la simple raison. Car c’était le monde à l’envers, au nom de la realpolitik ou de façon mercenaire chez les premiers, sur un mode fort savant chez Adler. Résumons à grands traits : 1) Pauvre Russie, isolée, humiliée, qui prend sa revanche en Ukraine sur l’inconséquent Occident qui l’a bien mérité. 2) Poutine n’est pas un ange, pas un diable non plus. Et c’est lui, ou bien pire. 3) Désolé pour l’Ukraine, mais elle fait partie, qu’elle le veuille ou non, de la sphère russe. En conclusion, tendons la main à Vladimir Poutine, pour régler la crise. Quant aux Ukrainiens et à leur droit à vivre dans un pays libre et démocratique, à la trappe ces gêneurs, qui nous priveraient de négocier sur leur dos.
D’abord les bruits de bottes à l’Est de l’Europe, dont s’alarmaient la plupart des intervenants. Pas la rumeur casquée des dix mille soldats russes qui ont envahi l’Ukraine. Non, vous n’y êtes pas ! Il s’agit de nos bruits de bottes à nous Occidentaux, depuis dix ans et plus, prêtés à l’Occident belliciste par nos Inquisiteurs télévisuels, insistant à plaisir sur les radars américains (…contre les missiles iraniens) installés en Pologne, revenant sur l’adhésion « provocatrice » des pays baltes à l’OTAN. Si, si, cette adhésion serait une grave menace pour la Russie ! Comme si ce n’était pas une pure adhésion défensive, comme si ce n’était pas la Russie qui pouvait avaler d’un trait ces petits pays (arguant, air connu, des minorités russes à protéger), ainsi qu’elle n’a cessé de le faire sous les Tsars puis de nouveau en 1940, ainsi qu’elle avala récemment l’Abkhazie, la Tchétchénie puis l’Ossétie du Sud et, aujourd’hui, la Crimée et le Donbass. Non, non, radars + adhésion des pays baltes à l’OTAN : autant d’actes hostiles de la part de l’Occident, aux yeux de nos stratèges de plateau, actes auxquels la Russie aurait légitimement réagi en envahissant « préventivement » l’Ukraine, soi-disant invitée à intégrer à terme l’OTAN, comme l’inventaient ces mêmes bons esprits au mépris des engagements martelés par Hollande, Merkel et l’Europe, qu’il n’en sera jamais rien !
Second couplet, toujours sur l’air de la malheureuse Russie : l’ostracisme vis-à-vis de ce grand pays, qu’on aurait méprisé, ignoré, humilié, vis-à-vis de qui on serait historiquement coupable depuis la chute du Mur de Berlin, alors que ce continent déglingué qu’était l’URSS s’effondra de lui-même, sans que l’Occident y fut pour grand’chose, l’ex-kégébiste Poutine nous en créditerait-il (de même que, colosse aux pieds d‘argile, la Russie s’enfonce toute seule de nouveau, avant même les sanctions occidentales, dans la crise et le sous-développement). Non, non, nous dit-on, c’est un malheureux pays tenu par nous pour quantité négligeable, ostracisé… alors qu’il est depuis des lustres de tous les sommets du G8, invité aux Conférences sur la Sécurité en Europe, membre du Conseil de l’Europe, convié à des manœuvres militaires conjointes avec l’OTAN, à qui l’on avait vendu les Mistral, à qui l’on a cédé les meilleures technologies de pointe pour l’exploitation pétrolière, fourni les investissements colossaux qui vont avec, passé les accords gaziers avec Gazprom (avec en retour, le chantage russe aux livraisons et aux prix), alors qu’on a laissé Poutine agir en toute latitude dans son arrière-cour, martyriser la Tchétchénie, dépecer la Géorgie, instrumentaliser la sécession de la Transnistrie, avec qui l’on ne cesse de négocier au détriment de l’Ukraine et de lui reconnaître à Minsk, sans le dire, l’annexion de la Crimée et la « fédéralisation » du Donetsk, et qui, de surcroît, sur la scène internationale, met à l’ONU son veto sur tout, à commencer sur la Syrie de son protégé Bachar al-Assad.
Troisième couplet, l’Ukraine enfin (mais deux minutes, n’est-ce pas ; pas davantage !). Bon, d’accord, l’Ukraine, parlons-en puisqu’on ne peut pas faire autrement. Oui, mais l’Ukraine comme si les Russes étaient encore peu ou prou chez eux au nom de l’Histoire dans ce qu’ils nommaient avec dédain leur « petite Russie » aux beaux temps du tsarisme qui, entre autres sollicitudes impériales, imposa le servage, interdit la langue ukrainienne, suivi du communisme russe qui prit la relève avec l’amitié entre les peuples à la sauce soviétique (oublions, je vous prie, l’Holodomor).Comme si les maîtres d’hier avaient des droits imprescriptibles, linguistiques, économiques, politiques, sur leur « marche » ukrainienne, du seul fait de l’avoir russifié et vassalisé par la force au cours des siècles, martyrisé à plusieurs reprises, les tsars et les bolchéviques hier, Poutine aujourd’hui. Le Maïdan, les millions de manifestants partout dans le pays, la centaine de morts à Kiev ? Les élections législative puis présidentielle qui confirmèrent cette révolution démocratique contre un despote à la botte des Russes et un régime oligarchique totalement corrompu ? On vous répond, complotisme pas mort : au sommet, les protagonistes dans l’’ombre ont été instrumentalisés et financés par les Américains ; la masse, elle, s’est trouvée abusée par les chants de sirènes européens ! Et puis les Ukrainiens ne parlent-ils pas, tous ou presque, russe ? Ah, ingrats Ukrainiens ! CQFD. Eh oui, bien obligés, ils l’intégraient, à force, autant qu’ils le craignaient, leur grand’frère fouettard russe. Mais les temps (y compris à Moscou, hier encore rebelle à Poutine) ont changé. Ce fichu droit des peuples, ce fâcheux, ce malvenu… N’en déplaise aux tenants du nationalisme linguistique sur les bords de la Seine, pour qui là où l’on parle russe, là est la Russie, son emprise sur l’Ukraine, hier politique, économique et culturelle, aujourd’hui à coups de canon, s’est elle-même sabordée. A qui la faute ?
Dernière subtilité en date. : sauver le soldat Poutine. Article 1 : la Russie est un grand pays, les Russes sont un grand peuple, la culture russe est une immense chose (jusque-là, tout va bien). Article 2 : On doit respecter ce grand pays (toujours d’accord). Mais léger glissement à l’article. 3 : Si on respecte la Russie, on ne doit pas l’humilier. Oui. Mais encore ? Là, cela commence vraiment à glisser. Car qui humilie qui ? Qui humilie les Ukrainiens ? Le Pape ? Ah, il est vrai que nous-mêmes Occidentaux, aurions terriblement humilié la Russie, jusqu’à ce que Poutine, ce patriote blessé dans son patriotisme, nous siffle la fin de la partie (voir plus haut). Cette histoire d’humiliation ne vous dit-elle pas quelque chose ? Hitler et le Traité de Versailles, les réparations dues à la France… Le nazisme, fruit, entre autres, de l’humiliation ; la faute aux vainqueurs. Fort pratique, cette idée d’humiliation, qui plus est quand elle est inventée de toutes pièces. C’est comme la guerre sans guerre qu’aurait déclaré l’Occident, et l’Amérique au premier chef, à la Russie, ainsi que ne cesse de le marteler la propagande du Kremlin et d’en convaincre une population, qui jouit de nouveau d’être abusée, alors qu’elle s’était dépouillée de la novlangue soviétique sous Brejnev.
Donc ne pas humilier l’humiliateur, et même craindre pour lui. Il y aurait, paraît-il, bien plus nocif que Poutine, au Kremlin même, dans l’armée, et, en premier lieu, parmi les séparatistes du Donbass, qui rêvent de marcher sur Odessa, y fomentent jour après jour des attentats ciblés et lèvent une Cinquième colonne de l’intérieur. La prise sanglante de Debalsteve, au lendemain des accords de Minsk qui décrétaient un cessez-le feu, serait la preuve que Poutine ne tient pas ses troupes sur le terrain et que, faute de le ménager et de traiter quand il est encore temps, une OAS russo-séparatiste pourrait naître par devers lui et mener, elle, à la confrontation directe avec l’Europe. L’ami Adler serait-il dans le secret des Dieux (en l’occurrence, dans le secret, plutôt, des petits hommes en vert), qui soutient – pourquoi pas ? – que l’assassinat de Boris Nemtsov aux portes du Kremlin est un message en ce sens à Poutine, mais qui soutient non moins dans la foulée que la prise de Debalsteve aurait contrevenu aux ordres de Poutine ? Les séparatistes –si ce sont eux et non les Russes, ce que rien ne prouve – n’étaient-ils pas en service commandé ? Ne sont-ils pas les créations et les créatures de ce même Poutine, qui vient de reconnaître à la télévision la préméditation de l’occupation de la Crimée et de l’Est de l’Ukraine en amont des évènements du Maïdan, et l’instrumentalisation, loin d’une réaction spontanée à ces mêmes évènements, des séparatistes ? Il a toujours été usuel, dans les régimes despotiques, d’avoir deux fers au feu et, jouerait-on imprudemment avec lui, de disposer d’un contingent d’extrémistes sous la main pour les tâches à revers. Outre que leur attribuer ses propres agissements fait passer pour un garant, fût-ce par défaut, de l’ordre menacé, un ultime pôle de responsabilité, un modéré avant que pire n’advienne. C’est cette même musique à l’intention des Occidentaux qu’entreprend de jouer Bachar al-Assad face à Daesch, après avoir vidé les prisons et lui avoir fourni par centaines ses futurs tueurs.
Dernier argument des pro-Poutine-sans-l’aimer : Tant pis, mais on ne va pas faire la guerre à la Russie pour sauver l‘Ukraine ! A l’évidence. Mais, de là, à ne pas l’armer sous prétexte de ne pas mettre de l’huile sur le feu, et l’armer, cela tombe sous le sens, aux fins non pas d’affronter la Russie et de contre-attaquer, mais, à tout le moins, pour tenir les territoires convoités et contenir l’avancée des séparatistes toujours en embuscade ; de là, ainsi que tergiversent le FMI et l’Union européenne, à ne lui octroyer qu’une aide au compte-goutte, c’est toute une politique d’abandon, non seulement de l’Ukraine mais de l’Europe elle-même, qui se met en place à Paris et ailleurs dans les esprits comme dans les actes.
Enfin, pour enfoncer le clou sur le cercueil de l’Ukraine, voici les deux clous finaux : on a besoin de La Russie pour un accord sur le nucléaire avec l’Iran, qui la privera de la bombe. Et puis Daesch n’est-il pas la grande menace, l’Ennemi principal, loin très loin devant la Russie en marche, comme un seul homme, vers son trouble passé ?
En guise de consolation et par charité, on réserve à l’Ukraine de demain, dûment amputée, le noble rôle de « pont » entre l’Europe et la Russie. Un pont, certes. Mais un pont au-dessus du précipice ? A sens unique et à péage exclusivement russe, chars exceptés ? Miné, sait-on jamais, par en-dessous ? Allons, chers amis ukrainiens, montrez-vous magnanimes. Vous appellerez ce pont le Pont de l’Amitié russo-ukrainienne. Comme aux bons vieux temps de l’URSS et de l’amitié entre les peuples « frères ». Ou alors, pourquoi pas, carrément le pont Poutine. Ce sera plus simple, et tout sera dit.
Demain, l’Ukraine, pour que le glas ne sonne à Kiev ni à Odessa ? Non, demain la Russie de Poutine.
Malheur aux faibles. Malheur aux vaincus d’avance.

2 Commentaires

  1. Bien vu! Poutine ne tiendra pas longtemps quand son peuple mort de faim le renversera. C la que les néonazis et la propagande du gouvernement Russe tombera.

  2. Enfin un article Français qui replace la réalité Ukrainienne dans le bon sens !
    C’est l’Ukraine la victime (certes pas toujours propre sur tout) et la Russie l’agresseur.
    Combien de temps la « Nomenklatura » Européenne va-t-elle composer avec le fou « Bolcho » ?
    Même si c’est de la propagande, comment ne pas voir que Poutine n’a plus toutes ses facultés quand il dit avoir émis l’hypothèse de l’utilisation de l’arme atomique pour écraser la Crimée ??