Poveretti ! Vous ne verrez pas La Parola Canta, venue pour quelques jours mémorables dans deux banlieues intelligentes de Paris, qui s’est donnée à guichets fermés, formidable spectacle chantant à la gloire de Naples, l’humiliée splendide chaudière populaire parthénopéenne, qu’incarnent les deux frères Toni et Pepe Servillo, le premier psalmodiant en grande furie ou avec une componction ecclésiale, index levé au ciel, des textes et des histoires de rue des grands récitateurs napolitains de légende que furent Eduardo De Filippo et Raffaele Viviani, quand son frère, lui, vocifère, corps articulé à l’appui, des chansons d’amour et de haine traditionnelles, où la vengeance est au bout de la passion trahie.
Vous savez, bien sûr, tant vous avez vu et revu La Grande Belleza, qui est Toni Servillo l’acteur qui incarne ce journaliste mondain désenchanté de lui-même et du reste, errant avec la plus extrême élégance et un art consommé de l’aquabonisme post « Pi Ci » (le défunt parti communiste italien), de fête en fête, un de ces derniers étés dans la Rome éternellement décadente et sublime que nous aimons depuis des siècles et pour les siècles des siècles, Amen. Me rappelant mes premiers amours à la mode stendhalienne sur une terrasse du Janicule, une des sept collines de Rome, terrasse peuplée de statues de Giacometti, amours avec une dame romaine – en vérité napolitaine – de vingt ans mon aînée, qui avait été la maîtresse d’Arthur Koestler et d’un ou deux autres génies européens sacrifiés sur l’autel du marxisme, j’avais cherché en vain dans Paris le Blueray de cette Grande Belleza qui me rappelait bien des choses, fini par le trouver à la FNAC de la Défense, avant de le livrer de nuit au commissariat de police face à la mairie où une belle dame sarkoziste tendance centriste et au prénom de nuit à qui je le destinais en vain s’occupait d’éducation en banlieue ouest.
Là, sur ces deux scènes de banlieues intelligentes, ce même Toni (Servillo), plus grand acteur italien depuis Marcelo (Mastroianni) – l’amour de l’Italie nous rend si familiers avec ces merveilleux cousins et cousines de l’autre côté des Alpes qu’on ne les appelle plus, certain(e)s, que par leurs seuls prénoms, Fabrice, Tancrède, Michel-Ange, la Sophia, la Claudia – éructait avec un génie rageur, à la vitesse d’un cheval au galop, les imprécations que l’amour de Naples et de son peuple, les ravages et les violences que la ville et ce peuple jamais soumis subissent depuis des lustres, inspirent aux écrivains, poètes, comédiens, cinéastes, fils fidèles et défenseurs de la grande Cité déchue, avec ses palais baroques délabrés, où les immondices sont jetées un peu partout, déchets radioactifs compris, où les garzoni au chômage qui bronzent sur la jetée du Castel dell’Ovo, ressemblent, avec leurs veines d’assassins, aux personnages du Caravage (mais ce sont les mêmes jeunes fainéants qui soulevèrent la ville et chassèrent les Allemands avant l’arrivée des Américains, en septembre 1943). Solidaires, après tant d’autres, de Naples (« Je ne suis pas italienne, disait Sophia (Loren), je suis napolitaine »), de son génie, de sa verve, de son insolence, de sa superbe, de ses miracles pour incrédules, de sa langue pressée où jamais les mots ne finissent en ces fruits trop mûrs et trop chantants de o ou de i, amoureux fous de Naples millionnaire en misère et en beauté, qui les a nourri tous deux depuis leur enfance, – Naples, ce « torrent de peuple » toujours en représentation de lui-même, que Stendhal et Alexandre Dumas, plus encore, dans Le Corricolo, avaient si bien saisi – Toni et Peppe Servillo se livrent à un récital de feu, dévidant chansons, histoires, récits, où gronde la révolte contre la misère et la crasse, contre les Dieux ( « Jésus de merde, Naples de merde, baise qui peut »), contre la Camorra et tous les trafics de survie, contre la corruption et contre les mains basses immobilières qui ploient la ville dans l’inhumanité et ritualisent la paresse d’exister des Napolitains. Et tout cela est dit à gorge déployée sur une scène nimbée d’une lumière bleu nuit, en un mélange grandiose de vulgarité céleste, de pouillerie à la Villon, d’humour sur le sort et d’autodérision, de grandeur, de désespoir surmonté. Le tout baignant dans une musique mi-mozartienne mi-jazz rock à la napolitaine.
Textes magnifiques, sortis du peuple des rues étroites de Naples, magnifiés par deux artistes qui jouent là leur propre appartenance, fusées de mots entre le rire et le tragique. Episode hilarant où un lazzarone qui a choisi Joseph comme Saint protecteur, fouille, faute de poches, dans celle des autres, se fait descendre par un propriétaire de poche munie d’un revolver, monte au Ciel, demande son Saint protecteur, qui l‘envoie sur les roses, s’incruste, le persécute, fait du désordre derrière la porte aux félicités, renverse la logique et la morale courantes à son profit, de sorte que le Saint plaide enfin sa cause devant le Père éternel, qui l’envoie sur les roses, ce qui fait que Joseph, sans regrets, démissionne, que sa femme Marie, en épouse fidèle et obéissante, le suit sur le champ, que sa mère à elle, Anne, en fait autant, et que le Fils lui-même, quittant son Père, rejoint la Famiglia (on est en Italie, que diable !), à telle enseigne que le Père – Che pizza ! – s’incline sans plus attendre, que le lazzarone va donc pour entrer au paradis des Elus, et se réveille à la morgue entre deux carabiniers et un juge. Episode pas hilarant, où un ouvrier plâtrier, comme il y en a tant à Naples perchés sur les échafaudages, s’écrase sur le pavé des rues. Sa veuve l’apprend, défaille. Car « c’est Dieu qui veut un répit pour toutes les souffrances.»
Et puis il y a à Naples un consulat français pour toute l’Italie du sud, désuet comme il se doit, où un beau jour de l’été 1993, par une chaleur étouffante qui écrasait la Ville qu’il faut, oui, avoir vu avant de mourir, j’ai déclaré la naissance de Paola. Elle est allée remercier Toni Servillo et Peppe d’avoir été déclarée existante dans la cité de ses ancêtres dont ils assurent à leur tour, pour elle et des millions d’obligés irréductiblement amoureux de son humanité folle, l’éternité vivante et l’aventure sans fin.
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La Parola canta, par Toni et Peppe Servillo, et le Solis String Quartet. Théâtre Gérard-Philipe, 59, bd Jules-Guesdes, Saint-Denis. Jeudi 12 et vendredi 13 mars à 20 heures. Nouveau Théâtre de Montreuil, 10, place Jean-Jaurès, Montreuil. Samedi 14 mars à 20 h 30 et dimanche 15 mars à 17 heures. Durée : 1 h 30. En napolitain surtitré.