Réalité raconte l’histoire d’un cameraman, Jason Tantra, interprété par Alain Chabat, qui cherche à vendre son idée de film où des postes de télévision tuent par le biais d’ondes – pitch aussi déroutant que celui d’un film de Quentin Dupieux lui-même. Il n’est d’ailleurs pas sans rappeler son deuxième film, Rubber, dont le personnage principal est un pneu serial-killer faisant exploser la tête d’humains par « télépathie ». Dans Réalité, un producteur frénétique et sociopathe (campé par Jonathan Lambert) accepte de suivre le projet, à condition de trouver pour ce film le meilleur gémissement de douleur de l’histoire du cinéma.
Mais cette situation de départ, déjà totalement loufoque, n’est qu’une des facettes du scénario. Dans le sixième film de Quentin Dupieux, certainement le plus abouti, on rencontre toute une galerie de personnages qui se partagent le devant de la scène : parmi eux, une petite fille prénommée Réalité à la recherche d’une cassette sortie des entrailles d’un sanglier, un proviseur qui s’habille en femme pour conduire une jeep, et le présentateur complètement hypocondriaque d’une émission culinaire ennuyeuse à mourir.
Ces quelques histoires se présentent comme des divagations oniriques évoluant côte à côte. Entre ces histoires, il n’y a aucune hiérarchie, pas de « personnage principal » reliant les diverses trajectoires. Chacun des protagonistes habite un espace-temps aux contours flous. C’est ici le premier élément troublant du film puisque, au lieu de récits enchâssés classiques, le spectateur fait face à des réalités parallèles et concurrentes.
Le deuxième élément qui continue de nous plonger dans l’incompréhension survient lorsque ces histoires, existant sur des modes de réalité différents, en arrivent à s’entrechoquer : les péripéties de l’une peuvent se répercuter sur les autres. La mise en scène parfaitement maîtrisée et la qualité esthétique de l’image servent un réalisme visuel qui contraste brutalement avec le surréalisme des événements.
Certaines techniques de retardement déjà utilisées par Dupieux dans ses précédents films sont présentes : des zooms très lents, des plans longs, une musique répétitive soulignant l’absurdité[1], des personnages tranquilles dans un univers irrationnel… Elles servent ici à ralentir de façon anxiogène le moment où l’on espère saisir dans quelle réalité nous nous trouvons. Dans cette volonté de retardement, on peut également noter que le personnage nommé Jason Tantra, du nom de la technique hindoue qui implique de repousser le moment du toucher, se trouve toujours contrarié dans ses tentatives de poignées de main avec le producteur.
Quentin Dupieux, sans pareil pour les scenarii insensés (son premier film s’intitulait Nonfilm…), ne cherche pas à déstabiliser gratuitement le spectateur mais plutôt à brouiller la frontière entre rêve et réalité. On se rend compte progressivement que la réalité – du moins celle que l’on croit déceler – est tout aussi inquiétante et angoissante que la bizarrerie du rêve.
Le tour de force du film réside dans le fait que les différentes trajectoires semblent toutes être les fruits de l’imagination du personnage qui les éprouve : un rêve, un scénario, une maladie imaginaire…
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Ainsi, Quentin Dupieux, en Malin génie cartésien, nous donne l’occasion de douter de tout : à quel moment une histoire qui se déroule dans la tête d’un des personnages prend vie dans la réalité ?
Réalité traite du cinéma, de ses travers et de ses névroses, et est construit sur une structure de sorte à interroger le principe même de cet art. Au départ, le créateur (terme employé ici au sens large, que ce soit le scénariste en devenir Jason Tantra, ou encore le réalisateur Zog) n’est pas dans l’illusion et sait que le processus de création est en cours, mais, progressivement, sa création devient le réel dans lequel il s’intègre. D’où la perte totale de repères pour le spectateur, lui-même en train de visionner un film.
Lorsque le proviseur part au volant de sa jeep en robe et talons hauts, il le raconte d’abord à sa psy comme un rêve qui le perturbe. Pourtant, il est vu sur une route par la petite fille Réalité, elle-même personnage du film de Zog. Est-ce la bien nommée Réalité qui a le pouvoir de percevoir son rêve, ou cet homme est-il tout simplement en train de fictionnaliser une activité pourtant bien réelle mais difficile à assumer ?
Le rêve se joue de son créateur mais garde toute son ambivalence. Et c’est, finalement, ce principe qui guide toute l’évolution du film : la fiction s’émancipe de son créateur, qui devient comme spectateur, sans connaissance de ce qui se trouve derrière les apparences du réel. En témoigne ce moment de trouble extrême où Alain Chabat assiste impuissant et incompris à la projection de son propre film, sans l’avoir réalisé…
Après avoir exploré, dans ses précédents films, la banalité du quotidien qui vire à l’absurde, Quentin Dupieux déclare « terminer un cycle » avec Réalité. Ici, le héraut du « no reason » pousse à bout les mécanismes fictionnels, porte le doute à son paroxysme et semble tout simplement demander : y a-t-il une différence entre ce que l’on croit réel et le rêve, la fiction ?
« Wake up ! Wake up ! Wake up ! » peut-on entendre vers la fin du film…
La seule certitude que l’on éprouve en sortant de la salle de cinéma, est finalement celle du rire absurde, porté avec talent notamment par Alain Chabat et Jonathan Lambert. Réalité est une expérience vertigineuse et comique dont on ressort les sourcils froncés et le sourire jusqu’aux oreilles.

[1] Alors que Quentin Dupieux est DJ, producteur de musique électronique, et crée habituellement lui-même ses B.O., il utilise dans Réalité une seule musique convulsive tout au long du film : les premières secondes en boucle de Music With Changing Parts de Philip Glass, pionnier de la musique minimaliste dans les années 1970.


Réalité, de Quentin Dupieux
Sorti en salles le 18 février 2015