Dans la chambre d’hôtel donnant sur la cathédrale Sainte Sophie où, en ce samedi anniversaire, se tient une cérémonie religieuse en mémoire des défunts du Maïdan, des martyrs de la plus récente révolution européenne, sur les murs blancs, à côté du mobilier standard en aggloméré et des lampes à LED en alu, seuls deux éléments de décor sont accrochés : une mauvaise reproduction d’une carte italienne – probablement vénitienne – du XVIIe siècle montrant la Crimée et une gravure en couleur avec la surimpression de la tête d’une jeune femme sur un fond de carte d’Europe avec la légende, en ukrainien « EUROPA ». Crimée et Europe. Les deux idées fixes de l’Ukraine d’après le Maïdan. Le remords et l’espérance qui définissent le quotidien d’un pays déchiré depuis un an par une guerre s’immisçant jusqu’ici dans l’anonymat et la banalité de la décoration d’une chambre d’hôtel appartenant à une grande chaîne internationale. Première image forte à Kiev. Ces deux illustrations aujourd’hui si lourdes de sens étaient-elles déjà là avant février 2014 ? Je ne sais. Elles agissent en tout cas comme un rappel de la situation dans cette ville qui, en ce week-end anniversaire, reste étrangement calme, semblable en tous points à toute autre métropole occidentale : elle rappelle que l’Ukraine en 2015 est un pays qui ne peut aller de l’avant, bloqué entre la perte qui semble irrémédiable d’une partie de son territoire, sa volonté de se rapprocher d’une Europe dont il observe avec inquiétude sa réponse molle face à Moscou et sa difficulté à rompre totalement avec la Russie, à laquelle il est lié historiquement et culturellement, qui, jusqu’à hier, était la grande sœur avec laquelle tout se faisait.
Rien sur cette place oblongue dont une extrémité est couverte de stands et de petites huttes qui forment un marché d’hiver comme sur n’importe quelle grande place du nord de l’Europe, ne laisse deviner que c’est ici qu’il y a un an une foule compacte, solidaire et sans peur bravait le pouvoir en place, l’attaquait, mourait et triomphait. Rien non plus ne laisse présager que ce week-end marque le premier anniversaire de ces 106 morts, si ce n’est cette atmosphère bizarre, ni pesante ni particulièrement prégnante tant la vie semble suivre son cours entre les magasins et les transports en commun bondés ; cette ambiance intrigante de gens qui vaquent à leurs occupations quotidiennes mais comme en silence, au ralenti, en s’arrêtant de temps en temps devant une église, un monument commémoratif avant de reprendre leur marche. Engourdie et recueillie seraient les deux mots justes pour définir cette drôle d’atmosphère qui enveloppe la capitale ukrainienne. Et ça et là, à mesure que l’on sillonne la ville, ces petits rassemblements, eux aussi silencieux, à la mémoire des morts. Cette exposition de quelques pièces d’armements russes prises aux rebelles devant une église où l’on rend hommage aux héros du Maïdan. Ces rares drapeaux ukrainiens voletant aux portières des voitures. Nulle part de grandes manifestations ni de défilés, de soldats au pas et de foule compacte et, le dimanche, lors de la grande marche commémorative à travers Kiev, pas de cette rhétorique grandiloquente qui est généralement le lot de toute révolution et de tout pays en guerre. Non, le temps est au recueillement plus qu’à la célébration glorieuse des martyrs, à l’appel à la résistance et à l’union sacrée, mais on sent aussi, dans ce parfum de silence et d’inertie, que cela est dû à la situation actuelle autant – si ce n’est plus – qu’au poids des morts d’il y a un an.
L’Ukraine est un pays en guerre et sa situation après une année de conflit est peut-être encore plus désastreuse qu’aux jours du Maïdan, maintenant que l’espoir l’a cédé à l’incertitude.
Déjà outragée par la Russie et privée de la Crimée, toujours sous la coupe de la main cachée mais si visible de Poutine dans le Donbass, elle est plus que jamais prise au piège d’un jeu dont le président russe est le seul à fixer les règles. Des forces dont personne ici ne doute de l’identité ont chassé l’armée ukrainienne de Debaltseve, violant la trêve et révélant une fois de plus la vraie nature de Poutine et l’inadéquation de la réponse occidentale. Dimanche, le jour des plus importantes commémorations, outre les énormes manifestations anti-Maïdan montées par Moscou en Russie, un attentat des séparatistes a fauché deux personnes lors de la marche de Kharkiv.
Après un an de vexations et de promesses non tenues, personne à Kiev ne semble savoir ce qu’il adviendra, tous redoutent le pire. Mais sont-ils lucides pour autant ? Ce silence et ce calme qu’on avait pris, dans un premier temps, pour une digne attitude, pour la marque tangible du courage de ceux qui n’ont même pas besoin cette dose de nationalisme qui caractérise généralement les guerres, peuvent tout aussi bien être interprétés comme une paralysie face à la menace imminente d’une victoire séparatiste et ressembler plus à un fatalisme qu’à une assurance profondément intégrée. On souhaiterait, face à la folie conquérante de Poutine, un grand discours du président Porochenko appelant à la mobilisation générale du pays, réclamant avec insistance l’aide militaire des Européens.
Dans l’avion menant de Paris à Kiev, une jeune photographe, Anna, me parle avec entrain jusqu’à ce que je lui demande de quelle région de l’Ukraine elle est originaire : de Crimée me répond-elle, son visage se voilant d’une ombre et son regard se faisant soudain pénétrant. Sa famille parle ukrainien dans une région à 80% russophone. « Mes parents sont restés là-bas, tous mes amis de mon âge ont fui me dit-elle en parlant vite mais la voix grave, mon père est à la retraite mais ma mère, qui était fonctionnaire, a été licenciée par les Russes parce qu’elle n’a pas voulu rendre son passeport ukrainien. Je ne les ai revus qu’une fois depuis. Chez moi, nous vivions depuis trente ans entre russophones et ukrainophones, nous étions tous Ukrainiens, il n’y avait pas de problème. Maintenant, en Crimée, il ne faut pas mentionner l’Ukraine, il faut faire profil bas et ne rien dire si l’on veut continuer à vivre là-bas. La Crimée était une région joyeuse, méditerranéenne et ensoleillée, les gens y allaient en vacances. Tous mes amis, qu’ils parlent russe ou ukrainien, qui tenaient des restaurants, des bars, des magasins là-bas, ont fait faillite maintenant ». Comment voit-elle l’avenir ? « Je m’attends à tout ; ce que je souhaite, russes ou pas russes, c’est que mes parents puissent à nouveau vivre normalement, car la nourriture manque et même l’électricité est souvent coupée. S’il ne pouvait y avoir que ça et surtout qu’il n’y ait plus de morts, je serais déjà soulagée ». Roman, ingénieur féru de littérature, quand on lui demande qui sont les grands écrivains de son pays cite sur le même plan les noms du russe Pouchkine et de Chevtchenko, le poète national ukrainien. Il sait que le principal problème pour la majorité des Ukrainiens, ceux qui ne se trouvent pas dans la zone de guerre à l’Est du pays, est l’augmentation vertigineuse des prix depuis le début du conflit. Lui aussi ne se fait pas d’illusions sur le sort de l’Est de l’Ukraine et est persuadé que Poutine ne s’arrêtera pas en si bon chemin s’il parvient à annexer la région.
La confrontation avec l’immense pays voisin laisse pantois et pas seulement à cause de l’évidente disproportion du rapport de force et de l’inaptitude d’une armée mal entrainée face à l’héritière de l’Armée rouge. On le sent quand on parle aux gens, les Ukrainiens loin de se renier eux-mêmes, sont en grande partie de culture russe : tous ou presque parlent la langue de Pouchkine, tous ont étudié à l’école ses poèmes et les romans de Tolstoï, Dostoïevski au même titre que les œuvres de Chevtchenko. L’Ukraine est un pays jeune, son histoire a été pendant longtemps consubstantiellement liée à celle de la Russie et beaucoup n’ont pas envie de rompre définitivement ce lien, tout en se découvrant, depuis un an, un sentiment national et européen plus fort que ce qu’ils devaient eux-mêmes suspecter.
Il n’y a pas d’horizon aujourd’hui, pas de « sortie de crise » favorable pour l’Ukraine comme disent les diplomates, et le pays qui voulait retrouver sa pleine liberté semble pour le moment le grand perdant sous le ciel gris de Kiev. L’Europe a révélé sa faiblesse face à Poutine avec les accords de Minsk, aussitôt signés, aussitôt violés.
Finalement, ce silence qui plane sur le Maïdan augure de lendemains assez lugubres si une aide extérieure ne s’offre pas à l’Ukraine. Seule, aura-t-elle la capacité et la volonté de résister au jeu de Poutine, lui qui est en passe de concrétiser son rêve de réunir à la sphère d’influence russe l’ « étranger proche », les pays de l’ancien empire soviétique ?
Et pour nous autres, spectateurs de l’Union européenne, après l’acmé qu’a représenté le soulèvement populaire du Maïdan l’année dernière, focalisant toute notre attention et notre compassion, l’Ukraine est en passe de devenir comme l’Irak ou l’Afghanistan : un pays avec sa litanie de morts qui revient tous les jours au journal télévisé et auquel on s’habitue peu à peu, finissant par ne plus voir la réalité qui se cache sous les chiffres et les reportages alarmistes. Sauf que l’Ukraine est en ce moment au cœur de l’Europe et que sans l’aide concrète de celle-ci, qui pour l’heure ne se dessine pas à cause des réserves de Mme Merkel, on ne voit pas comment elle pourra se relever d’une telle agression au mépris du droit international.