Le Premier ministre Manuel Valls a eu raison de signaler à la tribune de l’Assemblée l’existence d’un antisémitisme d’apparition récente, lié notamment à la haine de l’Etat d’Israël, prospérant dans les banlieues et parfois sous l’influence de l’islamisme ou d’un populisme empreint de ressentiment social et post-colonial. Il le distingue de l’antisémitisme historique, proclamant courageusement ce que la gauche a tant tardé à reconnaître, a même longtemps refusé de voir : comment les damnés de la terre pouvaient-ils être antisémites ?

C’est que, jusque récemment inspirée par le marxisme, elle dénonçait l’antisémitisme, comme tout racisme d’ailleurs, au moyen d’une analogie remontant à l’Affaire Dreyfus et à Jaurès, entre le Juif (ou l’Arabe, ou le Noir plus tard) et le prolétaire – refoulant, ce faisant, son propre passé antisémite pré-dreyfusiste et se refusant par là même à comprendre ce qu’est la haine antisémite. Je laisse de côté la gauche résolument libérale qui, me semble-t-il, a toujours été favorable aux Juifs : la gauche dont je parle ici, à laquelle le Premier ministre s’oppose franchement, est celle qui défendait le Juif lorsqu’il était opprimé mais que le Juif en tant que tel gênait. C’est cette gauche qui s’est mise à hystériquement soutenir le Palestinien quand elle s’est trouvée manquer de figures prolétariennes à promouvoir. Dans la mesure où l’islamisme est tout sauf de gauche – et même tout sauf marxiste, insistons-y quelles que soient nos réserves quant à la doctrine du Capital –, le mot-valise d’islamo-gauchisme, entendu çà et là, est absurde ; mais dans la mesure où un certain gauchisme, plus ou moins marxiste, postmarxiste ou postmoderne, a pu être indulgent avec la haine islamiste, ce néologisme a quelque sens.

Manuel Valls a moralement raison, oui : le constat qu’il fait a beau être incessamment répété depuis plus de dix ans au moins, dans les milieux intellectuels juifs ou chez ceux qu’on brocardait du nom de « néo-conservateurs à la française », la gauche de gouvernement comme la gauche culturelle (celle-là même qui a abusé de ce dernier syntagme) s’y sont trop longtemps refusées. Raison moralement, j’insiste sur ce mot car il me semble en revanche qu’il se trompe légèrement sur l’essence de ces deux antisémitismes. Il se trompe légèrement, non pas en désignant une forme nouvelle d’antisémitisme, mais en suggérant, probablement malgré lui, que cette forme serait essentiellement différente de formes plus anciennes. Il n’est pas le seul à le faire et je pense que c’est même le travers de la plupart de ceux qui ont parlé de la résurgence de l’antisémitisme. J’aimerais défendre ici l’idée que celui-ci est profondément un, unique, indivisible malgré les apparences, qu’il est une forme de racisme bien à part – ce que le Premier ministre a, là encore, le courage d’affirmer –, qui possède une cohérence propre à travers les âges et d’une communauté à l’autre. Que, en un mot, l’antisémitisme n’a pas changé.

« C’est toi, le raciste ! » lançait Poujade à l’adresse de Pierre Mendès France en 1955. Et le tribun des petits commerçants bien de chez nous, d’argumenter ainsi, frétillant sur son estrade : « C’est toi, le raciste, puisque tu n’as pas voulu te mélanger, tu es venu te mettre dans la communauté française, tu es venu profiter de la communauté française, de tout ce qu’elle t’a apporté, de cette générosité, tu en as profité, tu t’es enrichi, tu t’es développé et tu es resté là, dans ta secte ! » Juste avant, Poujade commençait son apostrophe en constatant que Mendès était d’une famille française depuis « quelques générations » : c’est là une sorte de concession faite à un homme que l’on accusait d’être un « métèque » au prétexte qu’il était juif, notoire absurdité et non seulement grossièreté infâme, si l’on considère que la famille du Président du Conseil vivait sur le territoire français depuis Louis XIV. Pourtant, oui, affirme Poujade, les ancêtres de Pierre Mendès France, vivant en France depuis si longtemps, sont restés « entre eux » : ce sont eux, les racistes.

A l’époque, dix ans après la libération d’Auschwitz et même si la spécificité du génocide juif n’était pas encore bien connue, l’antisémitisme, comme l’avait fameusement dit Bernanos, était « déshonoré », ce qui veut dire qu’exprimer des thèses antisémites ou racistes ne relevait plus, comme c’était le cas avant la guerre, de la simple opinion. Dès lors, même si on l’est, on ne se dit plus raciste, et Poujade sait fort bien que ce mot est devenu une insulte ou est en passe de le devenir. Aussi, il retourne l’accusation de racisme contre le Juif, victime par excellence des préjugés raciaux.

En vérité, cela ne serait pas très intéressant s’il n’y avait là qu’un habile retournement, une rhétorique, des mots. En disant ce qu’il dit, telle est ma thèse, Poujade exprime l’essence même de l’antisémitisme, ce qui fait de ce racisme un racisme à part ou peut-être la matrice de tous les racismes en Occident, essence qui perdure jusqu’à nos jours. Alain Finkielkraut a signalé la parenté d’un certain antiracisme contemporain avec l’antisémitisme résurgent. Le raisonnement de cet antiracisme antisémite serait le suivant : la particularité a permis Auschwitz et c’est donc au nom d’Auschwitz qu’il faut abandonner toute forme d’appartenance ; de là l’idée que les Juifs se refusant à un tel sacrifice sont finalement peu différents des nazis eux-mêmes. Un tel raisonnement existe mais il me semble néanmoins qu’il faudrait aller plus loin : l’antisémitisme s’est toujours voulu, en un sens et si l’on me permet ce paradoxe, « antiraciste ». Durban, dirais-je, ne fut pas tant le nom d’un changement substantiel que celui d’un coup de théâtre, la révélation finale de ce que l’antisémitisme avait toujours été. Oui, je propose à mes lecteurs de prendre Poujade au sérieux quelques instants. Poujade, ou même Soral.

Ce dernier n’utilise-t-il pas en effet, de façon assez articulée, une rhétorique antiraciste, reprochant aux Juifs leur particularisme ? On ne dira pas que Soral, ce soit l’antisémitisme de gauche, ça ne l’est plus, au moins depuis son passage au Front National. Sauf que ce genre d’arguments brouille les pistes. Brouille les pistes ou nous montre que, au fond, oui, c’est toujours la même histoire ; j’irais jusqu’à dire qu’il est heureux pour cette démonstration que Soral soit, comme il l’affirme lui-même, à la fois de gauche et de droite. Son antisémitisme cumule ainsi explicitement tous les aspects de cette sinistre doctrine, la dimension proprement raciale mise à part : normal, nous ne sommes plus au XIXe ni au XXe siècle, et plus personne ne croit vraiment à l’existence de races humaines délimitées par la biologie.

Je ne dis pas tout cela, qu’on se rassure, parce que je penserais en voltairien, moi aussi, que les Juifs sont racistes, ou parce que je verrais le judaïsme, voire la judéité, comme essentiellement raciste. Non, je souligne l’existence d’une telle argumentation, et je veux la « prendre au sérieux » car il me semble que c’est toujours ainsi que s’est exprimée la haine des Juifs, que seule l’histoire du XXe siècle nous l’a fait oublier. De sorte que l’antisémitisme antisioniste ne fait que renouer avec une vieille tradition, sans rien inventer de vraiment nouveau : il me semble important de bien comprendre cela.Ainsi, au sujet du peuple juif, le Romain Tacite écrivait en ses Histoires : « pour les leurs une fidélité obstinée, une compassion toujours secourable, contre tous les autres, une haineuse hostilité ». Il invoquait comme preuves de ses dires les lois alimentaires, qui empêchent les Juifs de manger avec leurs congénères gentils, ou encore l’endogamie mosaïque ; paradoxalement il parle aussi de leur prosélytisme, car nombreux étaient les convertis à cette époque : pour Tacite, c’est parce que les Juifs acceptent parmi eux tous les rebuts de l’humanité, mais le prosélyte est, une fois devenu l’un des leurs, coupé des siens et de son milieu d’origine. Les Juifs sont donc misanthropes, pour ne pas dire racistes, le mot n’existant pas à l’époque. Oui, Tacite parle déjà comme Poujade, comme Soral, nous sommes là aux racines de l’antisémitisme, ni de gauche ni de droite, ou plutôt des deux à la fois : on reproche aux Juifs leur racisme et leur élitisme, ce qui relèverait, grossièrement, d’une idéologie de gauche, mais dans le même temps on les accuse de subvertir la patrie, les bonnes moeurs, la civilisation européenne, Rome convertie à leur culte oriental, et ce sont là plutôt les préoccupations de cette « droite des valeurs » chère à Egalité et Réconciliation.

Mais d’abord et avant tout, on leur reproche leur qualité de Juifs, leur manque d’assimilation. Même quand on les empêche de s’assimiler. Même quand on veut interdire aux Juifs de se mélanger aux autres, même quand on les enferme et qu’on les marque, c’est parce qu’on hait leur refus fondamental de s’assimiler. Oui, je crois que même les lois de Nuremberg n’ont pas excepté à cette règle que j’énonce : on n’a pas interdit aux Juifs de se marier avec des Aryens de peur qu’ils ne deviennent de bons Aryens eux-mêmes, mais bien de peur que les Aryens ne s’enjuivent à leur contact ! Même si en apparence on persécute le Juif invisible, le Juif assimilé, le Juif allemand jusqu’au bout des ongles, qu’on l’empêche d’épouser une Aryenne etc., on le fait parce qu’on veut éviter qu’il ne devienne cet Européen qu’il est déjà, de peur qu’il ne contamine la culture qui l’environne : converti au catholicisme, le Juif transformera tôt ou tard sa nouvelle religion en marranisme ; artiste agnostique, il promeut une avant-garde « dégénérée » qui rendra la culture européenne malade car même agnostique, il est toujours trop juif ; qu’il lise les tragiques grecs, qu’il étudie la médecine (science grecque, elle aussi, et non pas juive, du moins à sa naissance), et son obsession sexuelle de Sémite mal dégrossi lui fait inventer le complexe d’Oedipe ; marié à une femme non-juive, il engendrera des êtres hybrides qui enjuiveront tout ce qu’ils toucheront, sans même s’en rendre compte. C’est parce qu’il est toujours trop juif, parce qu’il cultivera toujours trop sa particularité, que le Juif, même prêtre de la religion catholique, même bourgeois assimilé et conservateur, est dangereux. Le cinéma nazi s’est chargé de le dire : Le Juif éternel, sorti en 1940, montre aux Allemands le « vrai visage » du Juif, non pas le visage policé du Juif occidental qu’une partie d’entre eux connaît bien, de leurs anciens camarades d’école, forts en thème, élèves impeccables, de leurs collègues parfaitement germanisés, acculturés, dissimulés, mais celui des Juifs qui ne se cachent pas, de ces Juifs de l’Est abjects de misère et de superstitions. Derrière le masque des Rothschild, il y a la face simiesque du Juif du shtetl, barbu, sale, sentant la graisse d’oie et parlant son jargon au lieu d’une langue articulée. Rothschild est condamné non parce qu’il collectionne des tableaux de maîtres mais parce qu’étant, fondamentalement, à tout jamais et même s’il s’en cache, ce Juif abject, il ne pourra jamais collectionner les tableaux que comme un Juif, subvertissant la culture qu’il prétend s’être choisie. Proust n’est pas haï par ce genre d’antisémites parce qu’il connaît l’héraldique et l’histoire de l’art occidental mieux qu’eux, qu’il maîtrise la langue française que la plupart de ses ancêtres maternels ne parlaient pas, mais bien parce que tôt ou tard, sa judéité risque de faire de cette langue un nouveau jargon, parce que c’est en talmudiste qu’il parlera des blasons du Faubourg Saint-Germain ! Soral en est encore là.

On reproche au Juif son hybridité, oui, mais cette hybridité suppose un noyau de judéité qui demeure sous la couverture européenne ou autre : c’est cela qu’on rejette. Le fait de haïr le Juif parce qu’il parle yiddish et porte un vêtement anachronique, le fait de le haïr parce qu’il est un intellectuel raffiné et n’a apparemment rien de juif : ces deux faits n’en sont qu’un.

Pendant longtemps, on s’est contenté de demander aux Juifs d’abandonner, en devenant chrétiens, le noyau dont je parle, de changer d’ipséité, de se transformer complètement. Progressivement, et cela a commencé avec la « Limpieza de sangre » en Espagne, s’est fait jour l’idée que, même convertis, les Juifs restaient toujours un peu juifs. Le nazisme est le fruit de cette idée : il n’est qu’un antisémitisme plus cohérent, en un sens, que celui de Maurras, de Marx, de Tacite ou de Torquemada, ou un peu plus jusqu’au-boutiste. C’est aussi qu’il s’appuie sur l’autre idée, bien de son temps, que les caractères des peuples sont transmis par les lois de la biologie, qu’ils sont raciaux avant d’être culturels ; de sorte que même s’il ignore qu’il l’est, un Juif reste juif et met les non-juifs en danger, parce que cela est inscrit dans ses gènes.

Par ailleurs, entre Tacite et Poujade, il y a aussi, bien sûr, le poids de l’héritage chrétien. Ou plutôt une certaine compréhension, à mon avis erronée, de ce que dit le Nouveau Testament. « Il n’y a plus ni Juif ni Grec », annonce Paul dans l’Epître aux Galates. Lorsqu’un universalisme abstrait hostile aux Juifs et à leur particularisme se saisit de ce message, il le comprend comme si Paul était Tacite. Pas besoin d’ailleurs de se réclamer d’une doctrine sophistiquée pour en arriver à ce genre de confusion : l’intuition du chrétien moyen à travers les âges fut probablement que les Juifs, persistant à être juifs, contrevenaient au message de Jésus et, s’excluant eux-mêmes de la communauté humaine, méritaient leurs persécutions.

Je vais revenir sur le sens qu’aurait pu avoir en Occident, si le message paulinien avait été mieux compris par exemple, l’existence du peuple juif. Mais tout d’abord, j’aimerais faire un sort à cette accusation de racisme : les Juifs, en voulant rester « entre eux », en cultivant leurs communes affinités, seraient racistes et leurs sources les y autoriseraient, les encourageant même, le cas échéant, au meurtre des non-juifs. C’est la grande marotte d’Egalité et Réconciliation, qui, comme l’a montré le livre de mon père Frédéric Haziza, sur Soral et Dieudonné, aime à recycler le vieil anti-talmudisme chrétien. Raciste, la Torah ? Peut-être, mais pas plus que Jésus qui s’en réclame pour dire à la Cananéenne l’implorant pour sa fille tourmentée d’un démon : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. […] Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » On lit cet épisode fameux dans l’Evangile selon Matthieu : ce n’est que dans un second temps qu’on y voit Jésus mettre de côté ses préjugés. Doit-on s’en offusquer ? Oui, et non. Oui du point de vue moral mais ce point de vue est, ou bien trop actuel, ou bien trop abstrait. Car du point de vue historique en revanche, toutes les civilisations, et la civilisation juive ne faisait pas exception, se sont constituées à la fois pour et contre autrui. On trouve du « racisme » dans les sources bibliques ou talmudiques comme on en trouve dans les sources latines, grecques, arabes, perses, indiennes et autres, et jusqu’à ces tribus d’Amérique qui appelaient leurs membres des « Êtres humains » et réservaient aux étrangers des qualificatifs animaliers. La Bible ordonne de massacrer Amalécites et Cananéens ? Cela signifierait que la civilisation hébraïque est née d’une guerre sanglante, voire d’un génocide ? Peut-être, mais que si l’on s’en horrifie, on s’horrifie aussi de l’Iliade qui raconte le même genre de désastre. Si ces massacres, bibliques ou autres, ont eu lieu, ce qui n’est de toutes les manières pas démontré historiquement. Au reste il fut un temps où, pour revenir à la Bible, cela ne gênait pas plus les chrétiens que les Juifs, où un Bossuet pouvait mentionner la guerre sainte, la guerre totale contre l’antique Amalec, comme un exemple à suivre pour le chrétien de sa propre époque. Je ne sais si les Hébreux ont effectivement massacré leurs voisins mais je sais que si cette figure de l’autre démoniaque a hanté le judaïsme, elle a surtout hanté l’Occident et l’Islam, l’une et l’autre civilisations bâties sur des massacres et des asservissements de masse, l’une et l’autre prétendant accomplir, pour le meilleur et pour le pire, l’ancienne Loi des Juifs, la Loi de Dieu, en usant de ce sceptre et de ce glaive dont les Juifs étaient depuis longtemps privés. Alliant ainsi l’impérialisme romain au particularisme de la vision juive, l’Occident a tué, conquis, exterminé pléthore de « Cananéens » et d’« Amalécites » fantasmés. Normal au fond : Jésus n’avait pas déploré, que je sache, le sort des cités cananéennes ou de la lignée d’Amalec : nouvelle alliance ou pas, son premier mouvement face à la Cananéenne peut même nous laisser penser qu’il s’en félicitait ; quant à Mohammed, il n’est pas à démontrer qu’il pensa pendant tout le temps de sa prédication la « guerre sainte », soit l’extermination des infidèles et l’esclavage pour les survivants, les femmes et les enfants, légitime.

C’est ainsi qu’on a lu ces textes tout d’abord, plus ou moins littéralement, puis le temps est venu d’une lecture distanciée. Plutôt que d’insister sur ce qui, en termes anachroniques, pouvait s’apparenter à du « racisme » dans la Bible ou chez les Anciens, on s’est souvenu que l’auteur de l’Iliade donnait une voix aux ennemis des Grecs, fondant là un certain rapport typiquement occidental à l’altérité ; on s’est souvenu que la Bible donnait aussi une voix à ses propres « barbares », que ce soient Ruth, Jethro, Job ou d’autres. Alors, dénoncer le caractère « raciste » des sources juives serait à la rigueur cohérent si d’une part on remarquait l’existence de sources profondément universalistes et non moins importantes, et si, d’autre part, l’on accusait de même le Nouveau Testament, et toute la civilisation occidentale, et toute civilisation ayant, à un moment de son histoire, rejeté ses « autres », c’est-à-dire toute civilisation, un point c’est tout, toute culture singulière. Mais si c’est ne faire peser cette accusation que sur le seul judaïsme, ou si c’est faire comme si le Juif d’aujourd’hui avait à coeur de massacrer des « infidèles » qui vivaient au temps du roi Saül, alors non seulement cette accusation devient incohérente, mais elle est encore stupide, et essentiellement antisémite car on vise les Juifs et qu’on épargne tous les autres. C’est bien la démarche d’un Soral, qui prétend expliquer les morts de Gaza par les massacres du Livre de Josué, massacres dont on ne sait même pas s’ils eurent historiquement lieu et qui, si tel est le cas, datent d’il y a trois mille ans. On comprend au passage pourquoi Musclor le pédant demi-habile en use ainsi : cela lui permet de donner officiellement une base antisémite à sa haine de l’Etat d’Israël, et surtout une base antisioniste à son antisémitisme. Le judaïsme est pour lui, par essence, du « talmoudo-sionisme », une religion politique particulariste et suprématiste. Ainsi les personnes qui se réclament de sa vision du monde diront qu’ils ne sont pas antisémites, mais antisionistes, alors qu’ils peuvent parler des Juifs de l’Antiquité ou du Moyen Age ! Ce n’est pas seulement se foutre de la gueule du monde – même si ça l’est : c’est encore dire la vérité sur le sens de ces mots, « antisionisme » et « antisémitisme ».

Mais peut-on reconnaître aux Juifs le droit d’être différents, d’être singuliers et de vouloir le demeurer – puisque cela n’a jamais nui à personne – tout en critiquant la politique de l’Etat juif ? Je suis de ceux qui pensent que oui, et j’ajoute même : certainement. Il est d’ailleurs plutôt inquiétant qu’un nombre conséquent de gens, des jeunes de ma génération mais aussi des vieux de la vieille de l’antisionisme véhément et obsessionnel, ne le comprennent pas ; oui, il est inquiétant que si Netanyahu commet une erreur (un crime, une faute, une bourde, peu importe ici l’appréciation qu’on a du personnage et de sa politique : cela ne change rien au fond du problème), les Juifs méritent d’être haïs pour cela. Crie-t-on « Mort aux Russes » à cause de ce que fait Poutine ? Je ne prétends pas que les Juifs n’aient pas à s’interroger et à prendre, s’il y a lieu, leurs responsabilités : c’est là une valeur à laquelle je crois et dans un précédent article, je l’ai appliquée aux musulmans. Mais ne le font-ils pas déjà ? N’y a-t-il pas dans la communauté juive, en Israël, en France, aux Etats-Unis, en Angleterre et partout ailleurs, une grande diversité d’opinions ? Allant de la saine autocritique sioniste à l’antisionisme le plus virulent ? Et dans ce dernier cas confinant si fréquemment même à la haine de soi, cette fameuse « haine de soi juive » qui remonte aux Prophètes et à l’Israël antique ? Car il y a bien une maladie juive de l’autocritique. Soral d’ailleurs en parle mais il oublie de dire qu’elle se retrouve dans la civilisation occidentale. J’ajoute qu’on la voit là principalement : il est plus facile de parler d’Auschwitz en Allemagne, que des crimes de guerre de l’armée japonaise au Japon (c’est un exemple parmi d’autres, j’ai assez parlé du manque de bonne foi du monde musulman face à ses propres échecs ou crimes). Eh bien ! Je tiens que cette attitude, saine dans sa racine mais pouvant confiner à l’auto-détestation, ne lui vient pas seulement de ce que l’héritage gréco-latin lui a enseigné le questionnement et le doute, mais s’enracine encore dans les vitupérations des textes bibliques, lesquels ne cessent de souffler sur les Israélites le chaud et le froid : « vous êtes élus, vous avez cette chance merveilleuse mais vous êtes loin de le mériter, d’en être dignes, d’être cette lumière des nations qu’on vous a demandé d’être, vous devriez avoir honte etc. etc. »

Et reconnaître aux Juifs ce droit d’être singuliers, cela est-il possible en étant non pas seulement hostile à la politique de tel ou tel gouvernement de l’Etat d’Israël, mais bel et bien antisioniste ? A cela, je répondrais : pourquoi pas, mais encore faut-il savoir de quoi l’on parle. On peut par exemple, pour des raisons pragmatiques ou morales, à cause des souffrances des Palestiniens, ou de la difficulté juridique qu’il y a à définir qui est juif et ce qu’est le peuple juif, ou bien encore à cause du déséquilibre qu’apporterait à la région l’existence de cet Etat somme toute occidental, on peut pour ce genre de raisons juger le sionisme politique voué à l’échec. On peut, d’un point de vue juif, et c’est encore le cas d’une majorité de Juifs haredim, refuser la politisation du judaïsme, l’instauration d’un Etat alors que le Messie n’est pas venu apporter aux hommes la seule rédemption qui vaille, la rédemption à la fois politique et métaphysique qui descendra des cieux avec le Troisième Temple. On peut, comme un George Steiner, penser que la vraie nature du peuple juif réside dans le temps et non dans l’espace, on peut craindre la corruption de la religion juive au contact de la politique et sous l’influence du nationalisme qui est, après tout, une idée moderne. Néanmoins, il existe un antisionisme plus radical, résidant dans la négation systématique du lien entre les Juifs et la Terre d’Israël, et un tel antisionisme me semble antisémite en son essence même : c’est à une méthodologie de type conspirationniste qu’il a recours, cherchant à établir que le lien en question n’existe pas comme il établirait qu’aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone. Usant de sophismes tels que : « Les Juifs descendent principalement de convertis, il n’y a donc pas de lien entre eux et cette terre. » Il y a un lien, mythique comme tout lien de cette espèce, y compris celui de l’autochtone avec son terroir. En outre, les Juifs d’aujourd’hui descendent précisément d’un mélange d’Israélites « de souche » et de prosélytes, personne n’a jamais nié cela : va-t-on maintenant leur reprocher de n’être pas une race pure, de n’avoir pas été les « racistes » que Tacite et Poujade les ont accusés d’être ? Et faudrait-il donc qu’ils soient une telle « race », pure de tout métissage, pour avoir le droit de s’installer sur cette terre ? Alors nombre de Palestiniens ne le pourraient pas, vu que leur ascendance se tisse aussi d’une pléthore de mélanges !

Bien sûr qu’on peut refuser le sionisme sans être antisémite mais je crois que, sans même aller jusqu’au genre d’arguments pseudo-historiques que je viens de mentionner, un tel refus est souvent suspect, parce qu’il est obsessionnel : oui, le fait que des milliers, des millions descendent dans la rue pour Gaza et que ces mêmes personnes n’aient rien dit pour les Arabes chrétiens crucifiés par l’Etat Islamique, me fait penser que si Israël n’était pas Israël, ils ne descendraient pas. Et puis, pour citer l’un de ceux qu’obsède ainsi Israël plus que de raison, voici les mots d’Edwy Plenel, qui critiquait le constat du président François Hollande que l’antisionisme et l’antisémitisme ont souvent partie liée : « Confondre antisionisme et antisémitisme », écrivait-il, « c’est installer un interdit politique au service d’une oppression. […] C’est, de plus, enfermer les Juifs de France dans un soutien obligé à la politique d’un État étranger, quels que soient ses actes, selon la même logique suiviste et binaire qui obligeait les communistes de France à soutenir l’Union Soviétique, leur autre patrie, quels que soient ses crimes. Alors qu’évidemment, on peut être juif et antisioniste, juif et résolument diasporique plutôt qu’aveuglément nationaliste, tout comme il y a des citoyens israéliens, hélas trop minoritaires, opposés à la colonisation et solidaires des Palestiniens. » Ce ne sont pas les idées elles-mêmes qui me hérissent. Je ne veux pas, moi non plus, être enfermé « dans un soutien obligé » à la politique de Netanyahu, ni plus qu’à celle du Parti Travailliste d’ailleurs. Et je suis le premier à dénoncer la montée du racisme dans l’opinion israélienne, ou si elle a lieu, la discrimination politique dont peuvent souffrir les Palestiniens. Non, ce qui me scandalise, surtout venant d’un homme que je ne crois pas antisémite, c’est la suite et l’enchaînement de ces idées, c’est le sophisme sous-jacent dans son propos : le fait, tout d’abord de faire comme si Israël n’était mon « autre patrie » que comme l’Union Soviétique était celle des communistes français, alors que ma culture juive s’enracine là-bas, que j’y ai de la famille, que ce pays est celui de mes ancêtres ; le fait corollaire de suggérer que si l’on n’est pas « aveuglément nationaliste », alors on est « résolument diasporique ». Comme s’il n’y avait pas des Juifs, résolument sionistes sur le plan politique, qui savent dénoncer tout ce que Plenel dénonce, à tort ou à raison. Pis, comme si l’on ne pouvait pas éprouver dans sa chair et dans son âme de Juif, un lien avec cette terre, nonobstant même la détermination politique ou non que ce lien prendra, sans être accusé d’un étroit nationalisme ! Quelle condescendance, me dis-je à y repenser, que celle d’un homme qui prétend croire au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et juge mon propre droit, mon propre sentiment. D’où ce champion de l’anti-impérialisme dit-il aux Juifs que pour trouver grâce à ses yeux, ils doivent préférer ce que plus de la moitié d’entre eux considèrent comme une forme d’aliénation, à savoir la vie loin de leur terre ancestrale ? Pour moi, je ne vois pas les choses ainsi, je ne suis pas ce sioniste intégral, je suis français, je vis à New York et soit je reste trop profondément européen, soit je suis incapable de me fixer en un lieu quel qu’il soit mais il se trouve que je revendique d’être d’ici et de là-bas, de m’enraciner si et où je l’entends, d’être fidèle à ma patrie, la France, tout en étant attaché à la terre où mon peuple est né et est retourné pour y ressusciter après la dernière grande tragédie qui l’a frappé. Et tout cela en vivant, pour le moment, encore ailleurs. Mais ce choix, qui d’ailleurs n’en exclut pas d’autres, me regarde. Je dénie à un Plenel comme à de vrais antisémites, ce qu’il n’est pas, le droit de juger ces Juifs qui font un autre choix, qui choisissent de « monter » en Israël, de retourner sur une terre à laquelle le peuple juif est à jamais lié. En bon Juif et peut-être surtout en bon Français, je n’ai qu’un mot à adresser à ceux qui voudraient ainsi disposer de ma conscience, le bon Plenel en tête : merde.

Dans l’Epître aux Galates que je mentionnais plus haut, on sait que Paul parle de la relation de l’homme à Dieu, et non des relations des hommes entre eux : pour lui, il y a bien dans la réalité, il le souligne dans d’autres textes, dans l’Epître aux Ephésiens par exemple, des différences entre les humains, il y a des hommes et des femmes, des esclaves et des hommes libres, et il y a bien des Gentils, qu’il se propose de convertir à la « nouvelle alliance », et des Juifs, qui restent et doivent rester différents des autres. Mieux, à un autre niveau, les Juifs demeurent même pour lui un peuple élu, et c’est à ce titre qu’ils se doivent d’être séparés : « Quel est donc l’avantage des Juifs, ou quelle est l’utilité de la circoncision ? Il est grand de toute manière, et tout d’abord en ce que les paroles de Dieu leur ont été confiées », affirme-t-il hautement dans l’Epître aux Romains.

Il est dommage que pendant si longtemps cela n’ait pas été compris. Je ne le dis pas par orgueil mais plutôt parce que la racine de l’antisémitisme occidental est là : Paul compris comme Tacite. Que dire du Coran ? Son rapport aux Juifs est plus ambigu, le « Sceau de la Prophétie » n’est pas des leurs alors que Jésus, « l’alpha et l’oméga » des chrétiens, est bien juif. En outre, Juifs et chrétiens partagent un certain canon littéraire, la Bible, tandis que le Coran s’y substitue pour les musulmans. La rivalité n’est donc pas de même ordre : les chrétiens pensent être les vrais Juifs, les Juifs accomplis, quand les musulmans se voient comme de la prime religion, celle d’Abraham, « croyant originel », antérieure aux falsifications juives et chrétiennes. Pourtant, le Coran contient aussi nombre de références à l’élection d’Israël, qui n’était peut-être pas complètement révolue aux yeux de Mohammed ; ainsi cet étrange verset de la sourate XVII, celle du « Voyage nocturne » ou des « Enfants d’Israël » justement : « Et nous dîmes aux Enfants d’Israël : Demeurez dans votre pays, quand viendra le temps de la promesse ultime, nous vous y emmènerons en masse ». Parmi beaucoup de passages hostiles aux Juifs, en serait-ce là un qui les défende ? Un verset philosémite, voire sioniste ?

Il est dommage que les civilisations qui se sont fondées sur l’héritage hébréo-juif aient refusé par la suite de rendre à cet héritage ce qu’elles lui devaient. Je ne parle pas que de la Bible, je parle aussi de ce que le judaïsme post-biblique a apporté à l’humanité. Une chose par exemple, qui ne laissait pas de m’étonner avant qu’elle ne devienne pour moi aussi évidente que la rotation terrestre : Rabelais, qui se trouve être l’un des auteurs que j’aime le plus, connaissait l’hébreu et fait dire à Gargantua dans son Pantagruel qu’il faut à un bon humaniste étudier Talmud et Kabbale, ce qui pourrait bien avoir été son cas propre ; c’est celui de maints autres savants de l’époque, à commencer par Pic de la Mirandole, l’humaniste par excellence, nourri de Kabbale et l’un des fondateurs de ce qu’on appela par la suite « Kabbale chrétienne ». C’est le genre de choses que la modernité a paradoxalement refoulées. Rabelais n’est qu’un exemple de ces expériences, nombreuses, qui m’ont fait récemment voir dans ma propre identité la proximité de Guermantes et de Méséglise, qui m’ont fait voir ma judéité non pas comme ce « monstre d’humanité » qu’Albert Cohen évoque dans Solal, mais bien comme l’un des visages, l’un des noms sans lequel l’humanité, la Civilisation, la civilisation occidentale elle-même, ne seraient pas ce qu’elles sont. Il est dommage que, des deux côtés de la Méditerranée, pendant tant de siècles, on ait cherché à effacer le visage des Juifs à la culture desquels on devait tant. Que l’on ait nié les Juifs réels, les Juifs vivants, tout en s’abreuvant de leurs textes, de leurs traditions, de leurs valeurs : qu’aurait-on été sans les multiples dons faits au monde par cette même tourbe qu’on murait dans les ghettos et les mellahs ?

La persistance des Juifs à demeurer devait gêner. On devait se sentir nargué, méprisé par ces témoins charnels d’une civilisation qui avait contribué à bâtir l’Occident comme l’Orient : les Romains, les Grecs avaient disparu, les Germains n’étaient plus qu’un souvenir, les Perses continuaient d’apporter leurs richesses à l’Islam mais ils avaient renoncé à leurs anciennes croyances, de même pour les Berbères, de même pour les Turcs. Et pourtant : l’humanité ne se compose-t-elle pas d’une multitude de visages ? Les Juifs n’ont jamais prétendu qu’être l’un de ces visages. Le judaïsme, c’est la guerre déclarée à l’anonymat, à l’uniformité. Et c’est effectivement une certaine jalousie de ce que l’on est, une certaine fierté d’avoir su demeurer, d’être aussi les enfants d’une très vieille civilisation. « C’est vrai », répondait laconiquement Léon Blum à la tribune de l’Assemblée, à Xavier Vallat qui l’accusait d’avoir « toujours revendiqué avec fierté sa race et sa religion ». Oui, pourquoi pas après tout ? Pourquoi ne pas être fier d’avoir un visage distinct de celui de mon voisin, et de constituer avec lui un peu de la grande bigarrure humaine ? Et ce qui est vrai de l’humanité en général ne serait-il pas vrai de la France en particulier ? Notre démocratie est laïque, cela signifie qu’elle est neutre et qu’elle respecte les choix individuels. Elle n’a pas à juger l’islam par exemple, mais elle peut refuser qu’il lui dicte ses valeurs s’il y a opposition entre lesdites valeurs et les siennes propres ; d’autre part, elle garantit autant le libre exercice de la religion musulmane à tout individu qui le désire, que la liberté, pour tout adulte raisonnable, de quitter cette religion, de rire aux caricatures de Mohammed, d’aimer ou de dénigrer le Coran. Il en va de même pour le judaïsme. En tant que communauté, les Juifs n’ont pas de droits particuliers au sein de la République, mais ils ont le droit, en tant qu’individus, de vouloir persister en leur être spécifique, de se reconnaître dans cette communauté spirituelle, ethnique, culturelle. D’être français en étant aussi des êtres singuliers. Et ce que le judaïsme peut affirmer sans que personne ne conteste ce point, c’est qu’il a bien contribué, par sa singularité même, à façonner l’humanité. Que serait la France sans les Juifs ? demande le Premier ministre. Que serait la Civilisation sans l’apport de chaque civilisation singulière et de la juive en particulier ?

Que, si elle le veut, une Mendès France d’aujourd’hui épouse un Poujade comme il semblait le souhaiter, la République lui garantit ce droit ; que le Juif s’affranchisse complètement de ce qu’il est s’il le désire, c’est là un choix moral, qui ne regarde pas plus le politique, que le choix moral opposé, celui de rester juif et d’élever ses enfants comme tels ; mais qu’au moins l’on reconnaisse que s’il n’y avait eu, par exemple, des Freud au fin fond de la Moravie, des Kafka en Bohême, des Spinoza en Espagne puis à Amsterdam, des Einstein au Württemberg, des Schönberg ou des Heifetz, des Modigliani ou des Kubrick, des Cohen à Corfou, des Bergson, des Singer en Pologne et des Roth à Newark, ou bien encore des Konigsberg à Brooklyn ou des Mankiewicz je ne sais où, pour cultiver cet obscur, bizarre et paradoxal honneur d’être juif, pour rester, pour demeurer juifs pendant tant de siècles et jusqu’au seuil de la modernité, les rejetons divers qui rendirent ces noms illustres, qui le firent souvent, mais pas nécessairement, au prix de la tradition qu’ils avaient reçue, n’auraient pas existé tels que le monde les a connus, ne se seraient pas illustrés tels qu’ils l’ont fait, pour la bonne raison, tautologique mais imparable, qu’ils n’auraient pas été les mêmes ! Et le monde non plus, sans tous ces Juifs, n’aurait certes pas été le même. Il semble hélas qu’une partie des humains persiste à refuser aux Juifs ce droit de faire avec eux humanité, en étant eux-mêmes, en étant autres.