A l’initiative des philosophes Joseph Cohen et Raphael Zagury Orly, en partenariat avec La Règle du jeu, s’est tenu, du jeudi 22 janvier au dimanche 25, à la BnF et au Centre culturel irlandais, un colloque sur Heidegger et les « juifs » suite à la publication en Allemagne en 2014 des Cahiers noirs du philosophe allemand. La soudaine irruption du mot « juif » dans ces Cahiers rompt le silence de Heidegger sur la question juive. Ce silence qualifié « d’aux mains pleines », des philosophes et des lecteurs, bien sûr, n’en étaient déjà pas dupes.
Peter Trawny, l’éditeur de ces Cahiers, professeur de philosophie à l’Université de Wuppertal, lui-même auteur d’un essai, Heidegger et l’antisémitisme, est intervenu à de multiples reprises reposant le mystère Heidegger : l’alliance de la pensée la plus profonde et de la propagande nazie la plus bête. Si Heidegger n’a jamais affirmé publiquement son antisémitisme, des passages de ses Cahiers noirs maintenant le prouvent. Le rapport de Heidegger au nazisme ne serait donc pas que superficiel, à seule fin de maintenir un poste de recteur à l’université. Heidegger aurait partagé les clichés de son époque sur les juifs et reformulé l’antisémitisme vulgaire du national socialisme. Pour Avishag Zafrani, l’antisémitisme de Heidegger serait même métaphysique, inscrit au plus profond de sa pensée. Un antisémitisme pathologique, né de la peur de la contamination juive et de la mondialisation. Et Raphael Zagury-Orly traitant de la « forclusion » des juifs dans la pensée de Heidegger. Et Joseph Cohen, du « spectre juif », de cette présence fantomatique de la pensée juive, une présence ennemie… Que la pensée soit une bataille, certes, mais pour mieux englober et faire sien l’ennemi.
Voilà de quoi désorienter, bouleverser les thuriféraires de la pensée profonde de Heidegger, de sa parole poétique et de son innovation. Thuriféraires mais point naïfs et fort savants eux aussi. François Fédier, traducteur depuis plus de cinquante ans, est revenu sur l’idée que Heidegger aurait pactisé avec le nazisme et souscrit à l’antisémitisme. Nul pacte avec la bête mais un dépassement par la langue et par la dénonciation de toute forme de « anti- ». Par la parole, pour Yann Moix, une parole-errance qui fait du philosophe allemand un poète. Une parole qui cherche son chemin, qui enchante mais qui se fait nœud de vipères pour Jean-Claude Milner. Alain Finkielkraut, inaugure le colloque avec la dette que tout chercheur moderne doit à Heidegger. Le titre de sa conférence est éloquent : « Comment ne pas être heideggérien ? » Si Bernard-Henri Lévy inverse la question : « Comment l’être ? » ce n’est pas pour le contre-pied mais pour intimer la poursuite de la lecture de Heidegger, de la conversation philosophique et du questionnement sur la langue. Bernard-Henri Lévy, philosophe engagé mais politiquement correct — a souri Alexis Lacroix —, s’est demandé si l’antisémitisme de Heidegger n’était pas à l’œuvre dans ses mots et ses phrases, ouvrant une piste d’étude pour germanophones, stylisticiens, grammairiens, linguistes et philologues. N’oublions pas que les mots nous révèlent et nous trahissent, et que « le style, c’est l’homme même ». Qu’est-ce que Céline, cet autre antisémite notoire, voulait nous dire par cette phrase qui lui est restée célèbre ? Que le roman n’était plus un organe d’information et qu’à lui, romancier, ne lui était resté que le style. Des phrases à triturer pour faire jaillir l’émotion. Ecoutons-le dans sa pénurie : « J’en suis au désespoir moi-même et, je vous prie, avec beaucoup de mal. Ceci dit, je n’ai plus qu’à me retirer. Je n’ai plus grand-chose à dire. » Le nihilisme de Heidegger a été souligné de nombreuses fois : c’est celui de son époque pour Nicolas de Warren, une époque marquée par la guerre et le besoin d’un ennemi que l’on ne reconnaît pas vraiment, une époque qui signe, pour Gérard Bensussan, la fin de la métaphysique, qui dit la détresse, fait état des sans-monde, du règne de l’Etant et de la grande machination. L’avons-nous quittée cette époque qui nie l’homme ? Pas vraiment, à en voir les actes antisémites, l’islamophobie, la haine du religieux, le refus de compréhension de ce qui constitue l’autre dans ce qu’il a de plus particulier et de plus singulier.
Quand on n’a plus grand-chose à dire, on se retire et on écoute les autres. Qu’est-ce que Céline et Heidegger ont pu entendre dans ces années folles d’après et d’avant guerre ? A quoi n’ont-ils pas su résister ? A quels chants de sirènes ? Il a beaucoup été question dans ce colloque d’envoûtement, d’ensorcellement, d’enchantement, de processus qui soumettent l’individu à la majorité, au populaire, au vulgaire. Méfions-nous de la foule et de l’unanimité. Gardons-nous de ce que nous savons. N’arrêtons pas notre pensée.
Le rapport de Heidegger avec le judaïsme, au travers d’une part des clichés que toute l’Europe partageait, et d’autre part au travers des philosophes juifs, collègues, aînés ou élèves, amis d’un jour ou ennemis cachés, ce rapport est à repenser. Les actes du colloque seront publiés dans La Règle du jeu. Et en ces jours où la barbarie empêche le dialogue et oblige à la stigmatisation, bienvenus sont les philosophes de la tolérance, du partage et de l’amitié contre toute forme de totalitarisme.

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Heidegger et « les Juifs », un colloque coordonné par La Règle du Jeu, la Bibliothèque Nationale de France, la School of Philosophy – University College Dublin, le Département de Philosophie – Université de Strasbourg, PHILéPOL, Université Paris Descartes, et le Centre Culturel Irlandais.
En partenariat avec Arte, France Culture et Libération.

4 Commentaires

  1. Heidegger ne fut pas nazi, et les nazis ne furent pas heideggeriens.

    Ainsi, les nazis déçurent Heidegger, et la question est : les heideggeriens furent ils nazis ? Un petit peu ?

  2. Bonsoir,

    J’aimerais savoir quand seront visibles les vidéos qui ont été faites des différentes interventions ?

    Merci d’avance

  3. Bonjour,

    J’aimerais savoir quand seront mises en ligne les vidéos des différentes interventions du colloque ?
    Merci d’avance

  4. Bonjour,

    j’aurais simplement voulu savoir quand les actes du colloque seront publiés dans votre revue. Merci
    Cordialement
    Christian Muguet