L’insolence, le goût de la provocation, l’esprit libre et rebelle qu’incarne jusqu’au bout Charlie Hebdo rebutent les Coréens tout autant qu’ils les fascinent.
D’un côté, c’est la négation exacte de leur manière d’être. Car il est toujours préférable en Corée de se taire : se taire par respect pour les aînés ou les lettrés, se taire pour ne pas risquer de mettre ceux à qui l’on doit le respect dans l’embarras, se taire par discipline dans une société très hiérarchisée et dans un pays toujours en guerre contre son voisin du Nord, ou encore se taire par efficacité ou sacrifice au nom de l’intérêt supérieur de son foyer ou de sa patrie.
L’humour satirique pratiqué par Charlie Hebdo est impensable en Corée, ni même d’ailleurs l’humour plus soft d’un Guignols de l’Info. Tout juste est-il présent au travers de quelques dessins gentillets figurant dans les dernières pages de quelques quotidiens. Tout juste a-t-il pointé le bout de son nez, lorsqu’en 2011, dans un contexte de contrôle accru des médias par le Président de l’époque Lee Myung-bak, l’émission disponible en podcast satirique et engagée “Naneun Komsuda” (“Je suis un filou”), animée par des journalistes indépendants et un ancien parlementaire, rencontrèrent un succès fulgurant, grâce à un ton irrévérencieux et caustique qui détonnait face à celui monocorde des médias traditionnels. Mais pour que cette émission continuât, encore fallait-il que l’un de ses animateurs ne soit pas mis en prison pour diffamation envers le Président.
Car c’est ce que risque tout journaliste exerçant en Corée, s’il est reconnu coupable de diffamation: une peine de prison ferme. Et qu’importe si l’information révélée est vraie: il suffit pour qu’un plaignant ait gain de cause, que l’intention de lui nuire soit reconnue. Imaginons ce que nous saurions des escapades nocturnes scooterisées de notre Président, si le risque pour les paparazzi avait été de se retrouver en prison, comme ce fut le cas pour notre malheureux animateur de podcast coréen. Car la classe politique coréenne ne se prive pas de ce recours afin de faire taire toute voix embarrassante : lorsque suite au naufrage du ferry Sewol qui fit 300 victimes, Tatsuya Kato, un journaliste japonais s’interrogea sur
l’absence de réaction de la Présidente Park sept heures durant et osa évoquer des rumeurs d’un rendez-vous privé, c’est la Présidence de la République qui porta plainte contre Kato, qui a interdiction de
quitter le territoire coréen jusque la fin du procès.
C’est peut-être ce contexte hostile à la liberté de la presse que les journalistes coréens avaient à l’esprit au moment de relater, le plus souvent avec qualité, les attentats en France. Ou peut-être les souvenirs pas si lointains d’une dictature qui jusqu’au milieu des années 80 contrôlait la presse coréenne à un degré tel, que tous les matins, les rédactions des quotidiens nationaux recevaient par fax les directives du Ministère de la Culture et de la Communication, imposant les titres en première page ainsi que leurs formats. Bien que durant ces dernières années, la liberté de la presse a reculé, et même si cette presse subit une dépendance économique excessive à quelques conglomérats omnipotents, la Corée du Sud d’aujourd’hui jouit néanmoins d’une presse relativement libre, chèrement gagnée au travers de soulèvements populaires pour la démocratie jusqu’au début des années 90.
Parler ou se taire? Cette question résonne également en Corée du Sud, parce que son voisin s’appelle la Corée du Nord : pays frère, partageant la même langue, la même culture et une Histoire commune plusieurs fois millénaire, mais frère ennemi depuis la Guerre Froide et la Guerre de Corée (1950-1953), qui fit trois millions de victimes en trois ans. La parole libre qui règne en Corée du Sud, c’est l’une de ses plus belles victoires sur le Nord. Une liberté qu’un flot continu de réfugiés nord-coréens vient chercher au Sud au péril de leurs vies. Et ce sont justement certains de ces réfugiés qui sont aujourd’hui au coeur du débat sur la liberté d’expression en Corée du Sud, en particulier Park Sang Hak.
Cet homme est né à Pyongyang, d’un père espion pour le régime de Kim Il Sung, ce qui le destinait également à des fonctions de pouvoir, jusqu’à ce que son existence bascule en 1999, lorsque son père fait défection au Sud avec sa famille. Park Sang Hak, aurait pu être cadre du Parti des travailleurs au Nord. Il s’occupait d’ailleurs de propagande dans les jeunesses socialistes au moment de sa fuite. Il devient activiste pro-démocratie en lutte contre ce même régime dont il a failli être l’un des cadres. Et quoi de plus naturel pour celui qui connaissait l’importance de la propagande au Nord, d’y envoyer des ballons remplis de prospectus de contre-propagande et d’incitation au soulèvement. Et lorsque le régime de Pyongyang proteste contre ces entreprises de déstabilisation, accusant les autorités de Séoul d’aviver les tensions entre les deux pays, le Sud rétorque « liberté d’expression »: qu’il ne peut pas empêcher ces envois de ballons au motif qu’il entraverait la liberté d’expression de ses citoyens, un droit garanti par la Constitution de la Corée du Sud.
Le choix est-il aussi simple? Car par ses actions, l’association de Park met en danger la vie de ceux de ses concitoyens qui vivent près de la frontière, à portée des tirs de l’artillerie de la Corée du Nord. Les habitants de cette zone frontalière sont d’ailleurs les plus vifs opposants à ces lâchers de ballons, dont celui d’octobre dernier a donné lieu à des échanges de tirs entre les deux Corées, lorsque le Nord a ouvert le feu sur des ballons pour tenter de les détruire. Un choix compliqué également parce que le Sud tient lui aussi un double langage sur la liberté d’expression: aujourd’hui encore, la Loi de Sécurité Nationale désigne comme délit toute apologie du régime nord-coréen, et exerce une censure étroite sur tout contenu pouvant s’y apparenter.
On pourrait comprendre la légitimité d’une telle loi. Au même titre que la France, en guerre contre le terrorisme, pourrait considérer qu’en faire l’apologie est un délit, la Corée du Sud, en guerre contre la Corée du Nord, considère qu’en faire l’apologie, est un délit.
Encore faudrait-il que son application s’exerce avec précautions afin de distinguer ce qui relève de la liberté d’expression, de l’incitation à la haine ou à la violence. Or ni le pouvoir en place, ni la justice ne semblent prendre ces précautions: en 2012, un activiste pour la liberté d’expression diffusa des messages d’un compte Twitter pro-nord-coréen, mais sur le ton de l’ironie, afin de les parodier. Il fut condamné à 10 mois de prison avec sursis pour apologie du régime nord-coréen. Plus récemment au début de cette année, les autorités sud-coréennes décidèrent d’expulser une citoyenne américaine d’origine coréenne, pour avoir organisé des conférences sur la réunification et sur son voyage en Corée du Nord, au cours desquelles elle aurait tenu des propos faisant l’apologie du Nord. Il s’agissait en fait de compliments sur le goût de la bière nord-coréenne, et de son espoir que Kim Jong Un puisse provoquer le changement.
C’est cette dégradation de la liberté de la presse qui préoccupe en Corée du Sud. Certes, les journalistes n’y sont pas mis en prison pour un oui ou pour un non et les progrès accomplis depuis la fin des années 80 sont immenses. Mais le climat de chasse aux sorcières, et le risque pour toute opinion à contre-courant d’une ligne dure contre Pyongyang d’être taxée de sympathisante du Nord sont réels. Et la sanction peut aller jusqu’à sept ans de prison. C’est cette dégradation du contexte, cette menace sournoise qui trotte dans l’esprit de tout journaliste un peu virulent, cet arsenal dissuasif pour toute velléité de polémiquer, de provoquer, de se moquer tel un Charlie Hebdo, qui fait que Reporters sans Frontière, dans son classement de la liberté de la presse, a rétrogradé la Corée du Sud de sept places en 2014. Et que pour Freedom House, la Corée du Sud ne jouit d’une presse que partiellement libre.

Un commentaire

  1. C’est passionnant de voir la manière dont la tragédie – pour nous – a été perçue ailleurs. Sans l’émotion de la proximité et dans un autre contexte culturel, l’événement n’en est parfois pas un.
    Merci pour ce retour.