On n’insiste jamais suffisamment, dans les périodes où l’actualité d’une nation, ou d’un ensemble de nations, est endeuillée par ce qu’on a pris l’habitude d’appeler des « actes terroristes », sur l’importance des mots. On prend davantage le soin, avec le plus souvent des arguments hâtifs dictés par l’émotion, de réfuter des propos, de combattre un adversaire en opposant à son discours un autre discours, le nôtre, qui bien évidemment, qui tout naturellement, nous paraît être, sinon le seul légitime, du moins le seul valable. Le plus souvent, ces joutes, pour intelligentes qu’elles soient (dans le meilleur des cas), offrent le pénible spectacle d’un dialogue de sourds. Pourrait-il seulement en être autrement, quand, déjà, prononçant les mots « fleur », « lézard», « guerre » ou « liberté », nous savons qu’ils n’ont strictement aucune chance de parfaitement coïncider avec les mots « fleur », « lézard », « guerre » et « liberté » enfermés, ressassés, assimilés, vécus dans une autre intelligence que la nôtre ? Il s’agit d’abord, pour le récepteur, de traduire dans sa propre langue, dans sa langue intime, indivisible, impartageable, unique, le mot reçu, entendu, transmis. Transformer, autrement dit, la sonorité du mot « lézard », du mot « guerre » en une entité qui fasse sens. Passé au tamis de l’expérience, du souvenir, du traumatisme, de l’âge, de la sensibilité, de la mémoire, de la culture, de l’éducation, c’est-à-dire du corps comme de l’esprit, le mot alors résonne, s’éveille, s’ouvre en nous comme une rose, il se déploie, retentit, s’épanouit, s’éclaire et répand son sens, toute sa lumière. Il s’octroie en nous toute la place qu’il réclame, et qu’il mérite – qu’il a bien mérité. Le mot nous envahit de son intelligibilité. Alors seulement il sait nous émouvoir, nous étonner, nous fâcher peut-être, nous vexer, nous humilier aussi.

« Qu’il a bien mérité » : parce qu’il en fallu des forages, plus ou moins aboutis, plus ou moins achevés, afin qu’il s’inscrive en nous, non pas simplement dans sa univocité, non pas dans une intelligibilité monomaniaque et borgne, non pas dans cette arrogance d’avoir raison une fois pour toutes sur les choses qu’il aurait décidé à jamais de fixer, d’immobiliser, d’arraisonner, non pas dans une altitude dédaigneuse, une pose autoritaire, ni dans un moule obligatoire auquel le monde extérieur devrait, sans jamais en déborder, immuablement se conformer. Le mot ne s’est pas installé en nous en un jour. Et même, il ne s’installe jamais tout à fait : le mot, le vrai, s’établit en nous en toute insécurité. Il sait que sa « définition » ne provient pas tant des dictionnaires que de l’expérience renouvelée de la vie. C’est l’existence qui le remplit, le façonne, incessamment le corrige, le malmène, l’abîme, le rectifie, le tond, l’écartèle, le rapetisse ou le grandit. Une fois suffisamment calé dans l’entendement, et bien qu’en perpétuelle actualisation, et bien qu’en permanente révision, et bien qu’infiniment soumis à d’insupportables remises en question qui sont autant d’épreuves à traverser pour que se dessine enfin son muscle définitif, c’est-à-dire provisoire, son martyre ne fait en vérité que commencer puisque la précision qu’il requiert est un puits sans fond, un océan à boire, une galaxie à sillonner. La précision d’un mot n’est pas, contrairement à ce que l’on se figure, son assèchement morbide par annexion du plus petit morceau de réalité entrant dans ses attributions, mais le scintillement merveilleux, ivre, virevoltant, simultané, de toutes les nuances qui jaillissent à chaque instant de lui. La précision n’est pas restriction : elle est abondance. Mais la précision d’un mot ne saurait sourdre de ce seul mot, ou plutôt de ce mot tout seul, de ce mot laissé à l’isolement dans quelque dictionnaire : un mot isolé de ses semblables est condamné à dépérir, il est enfermé, forclos dans sa définition scientifique, philologique, linguistique, syntaxique, grammaticale, et comme privé de mouvement, un peu comme une toupie au repos, ou le cadavre d’un poisson posé sur un évier. Un mot n’est ce mot qu’au contact des mots. Il faut le lâcher dans une phrase, comme une tanche relancée dans l’étang, pour que soudain il s’ébroue, reprenne vie, autrement dit se précise, brille et scintille de ses soleils, de ses complexités, de ses perversités, de ses multiples profondeurs et soubresauts. Un mot à l’isolement ne peut faire entendre que les échos d’un monde mort : celui des règles inamovibles et des conjonctions nécessaires. Tout dictionnaire est un tombeau, quand la phrase au contraire insuffle la vie.

De même, pour l’émetteur, le mot prononcé relève d’une traduction, d’une traduction de soi à soi, d’un passage du réel à la représentation phonique et conceptuelle de ce réel. Le mot est le résultat d’une traversée. La langue allemande utilise, assez magiquement, le terme « übersetzen » pour « traduire ». Dans le préfixe « über » est exprimée l’idée d’un passage, d’un gué, d’une ligne ; il s’agit d’aller d’une rive à l’autre.

Ainsi, puisque le mot ne désigne jamais la même chose pour personne, puisque le mot ne débouche, finalement, que sur une réalité doublement consensuelle (traversée de soi vers soi, traversée de soi vers l’autre), on peut conclure que tout dialogue est illusoire – à moins que le dialogue, que la discussion ne soient précisément le lieu, sinon d’une éclaircie, du moins d’un éclaircissement : le mot « guerre », frotté au mot « guerre » de l’autre, nous revient modifié, étranger mais non plus seulement étranger en nous-même. Le voici que, trimballé de toutes parts, utilisé à maintes reprises, pétri par la conversation, il a encore muté, livrant des aspects neufs, que nous ne lui connaissions pas. Le mot « guerre » finit par s’obtenir à deux, ni tout à fait semblable à ce que jusque-là il avait signifié en nous, ni complètement fidèle à l’acception qui avait fait mine de s’établir, qui avait fait semblant de se maintenir dans l’esprit de notre interlocuteur. Le mot « guerre » est devenu le fruit, inédit, d’une confrontation – non pas d’une séance de rhétorique visant à s’interroger sur lui, non pas d’un examen étymologique, mais simplement par frottement, ainsi que deux silex sont frottés l’un à l’autre et produisent une étincelle, d’un usage contre un usage.

Rajoutons, à ces subtilités, à ces complexités par lequel un mot chaque jour est appelé à renaître, à s’affermir, à croître, l’hypothèse de deux amis de cultures différentes : le mot « guerre », comme le mot « nuit », ou le mot « bleu », ont moins de probabilité encore de s’entendre d’abord, de se confondre, de s’interpénétrer. Le mot « désert » ne signifie pas la même chose pour un anachorète que pour un touriste, pour un touriste que pour un coureur du Paris-Dakar. Imaginons à présent que les deux interlocuteurs ne soient pas des amis. La situation se tend, et les mots commencent à former des blocs – chacun reprend son mot sans l’offrir, l’enferme dans le sens dernier qu’il lui avait attribué, et l’assigne à résidence. Le mot est soudain pris en otage. Il ne bougera plus d’un iota – et la réalité qu’il est censé dire non plus. La réalité restera figée dans le mot fixe. Elle restera prise dans la glace du mot. A présent, considérons, gardant face à face les deux protagonistes en (tentative de) dialogue, que ce n’est plus le mot « guerre » qui nous intéresse, que ce n’est plus le mot « guerre », et encore moins le mot « désert » dont nous essayons, en temps réel, de suivre les avatars, mais le mot « islam ». Vous aurez, avant que le mot ne scintille d’une même lumière, d’une lumière partagée, une traversée homérique à effectuer – si chacun des bords nage sa part, ou pagaie dans la direction de l’autre, un sens peut surgir, non pas vidé de sa foi, non pas déserté par son histoire, mais proposé à l’accueil de l’autre, mais offert à sa curiosité bienveillante. Ainsi va l’aventure de la Parole, qui n’est qu’ouverture au monde, quand le discours n’apporte que la proposition de la mort noire.