Harold Bloom est un monstre sacré de la critique littéraire outre-Atlantique. Il le dit lui-même : il est un dinosaure. A rebours de la critique contemporaine, Bloom se passionne pour l’esthétique. Et ses ouvrages ont un poids immense. Lu, relu, admiré, vilipendé, Bloom est un incontournable des Lettres américaines. Toujours provocateur, il déclare : « Je suis d’évidence le seul critique dans le monde anglo-saxon. Je ne vois personne d’autre. »

Du haut de ses soixante-treize ans, Harold Bloom sourit tout à coup. Son visage s’illumine, ses yeux se mettent à briller. C’est un après-midi d’automne à Washington Square, au coeur de New York. L’appartement est envahi par les livres, des liasses d’écriture s’entassent çà et là. Bloom est assis à une grande table, non loin d’une fenêtre d’où filtrent quelques rayons mordorés. Ses cheveux blancs sont décoiffés. Sa carrure est énorme. Pourtant, depuis sa crise cardiaque et son triple pontage, il a perdu quarante kilos. ll a l’air d’avoir rajeuni. Et il fait de la gymnastique tous les matins, lui qui était sans cesse au bord de l’épuisement.

Affublé d’un ample pull noir et d’une cravate rouge négligemment nouée, il parle en regardant dans le vide. Il se perd dans ses pensées. Cet homme qui connaît par coeur une grande partie du canon littéraire occidental, semble vivre dans les limbes de sa prodigieuse mémoire. Il a fait de cette phrase de Blake une épigraphe à sa vie : « L’idiot, tout saint qu’il soit, ne gagnera pas d’entrée au paradis. »

Bloom a mérité son billet au paradis. Il a signé plus de vingt livres, dont The Anxiety of Influence : A Theory of Poetry (Oxford University Press) et Shakespeare : the Invention of the Human (Riverhead Bools). Membre de la prestigieuse American Academy of Arts and Letters et lauréat de nombreux prix littéraires, son autorité est incontestée sur les poètes romantiques mais aussi sur Yeats et Wallace Stevens, auteur de An Ordinary Evening in New Haven.

Cinquième enfant d’un ouvrier juif d’origine russe, Bloom enseigne depuis quatre décennies la littérature à Yale puis à New York University. Chaque lundi, il dirige à New York un séminaire de poésie américaine. Cette semaine-là, Whitman et T. S. Eliot. Un élève prend la parole : « The Waste land se clôt sur une image de décomposition de l’auteur. » Bloom répond : « Vous allez à l’encontre de toute la critique. » Et l’étudiant de rétorquer : «  Je m’en fiche pas mal. » Bloom ne bronche pas. Il a l’habitude. Il feint de tolérer chez les étudiants un manque d’érudition ahurissant.

« Nous avons affaire à deux générations de lecteurs qui ne peuvent plus lire », dit Bloom. Les médias, les films et les ordinateurs contribuent à la déroute de la formation littéraire mais aussi à la « vulgarité énorme » la culture de masse. Bloom est connu — et honni — pour ses critiques acerbes et ses jugements corrosifs sur cet empire du rien qu’a déserté toute culture humaniste. « Je ne crois pas que nous ayons encore des intellectuels dans ce pays. Nous n’avons que des néoconservateurs et des néolibéraux. La pourriture nous envahit de partout… »

Bloom l’admet volontiers, il est un critique d’un autre âge. Il entend exercer une fonction de prescripteur : « Je suis un critique littéraire très vieux jeu : je n’analyse ni ne condamne. Je découvre ce qui doit être à tout prix apprécié et lu par les autres. » Car Bloom prétend s’adresser au commun des lecteurs. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation littéraire, Genius, A Mosaic of One Hundred Exemplary Creative Minds (Warner Books). Il n’en offense pas moins nombre de ses compatriotes, tant il tient en horreur le relativisme culturel qui a pollué la mentalité et les universités américaines. Longtemps, il s’est battu contre ceux qu’il accusait de constituer l’ « école du ressentiment » : postcolonialistes, « nouveaux historicistes » et chantres du multiculturalisme. Bloom martèle qu’aux Etats-Unis les «sous-cultures » ethniques ou sexuelles imposent un carcan politique à la lecture d’œuvres qui ne devraient être jaugées qu’à l’aune de canons esthétiques et cognitifs.

Dernier soupir de la conscience romantique, Bloom étudie la fiction en tant qu’exploration privilégiée de « l’abîme universel du soi ». Shakespeare est la pierre de touche du canon occidental, le plus magicien des poètes et le premier romantique. Ses personnages et sa langue ont établi une nouvelle cartographie de l’humain. Bloom insiste sur le rôle crucial de l’ellipse dans le théâtre de Shakespeare. Tant de choses ne se passent pas sur scène : Antoine n’est jamais seul avec Cléopâtre et le roi Lear n’adresse jamais la parole à Edmond le bâtard. C’est dans ces silences et ces absences que se réalise un infini potentiel dramatique. Sensualité extrême ou rivalité mortifère, ce qui n’est pas dit touche aux limites de l’expérience humaine.

Souvent taxé de passéisme, Bloom se soucie peu de décomposer le langage. Il s’enchante des échos à l’intérieur même des textes, de la voix d’autres poètes retentissant à travers les âges. Bloom ne s’intéresse pas à l’intertextualité, il est habité par l’intertextualité ! The Anxiety of Influence combine psychanalyse et théorie littéraire, étudie les relations incestueuses qu’entretiennent entre eux les poèmes. L’écriture est un combat constant — et voué à l’échec — contre l’influence des prédécesseurs.

Sur l’époque contemporaine, Bloom est sombre. « C’est un mauvais moment pour la littérature », aime-t-il à répéter. La production littéraire, de quantité écrasante, est ennuyeuse au possible. « La jeune génération n’est pas très forte… Il faut dire qu’elle vient après des romanciers assez puissants : Bellow, Roth, DeLillo, Pynchon, Robert Stone, E.L. Doctorow, Cormac McCarthy. » Même parmi ces écrivains, Bloom ne voit personne qui soit doué d’une « réelle substance spirituelle ». La fonction du sublime, en littérature, est de soustraire le lecteur aux plaisirs faciles. Et c’est aux auteurs difficiles que Bloom initie ses disciples : William Blake, Emily Dickinson, Hart Crane… Les larmes aux yeux, il chuchote : « Je crois bien que j’ai échoué… »

Accablé par la pénurie de vrais romanciers, Bloom l’est aussi par la carence d’intellectuels juifs hors pair. « Je suis triste en tant que juif — nous sommes cinq millions et demi, notre communauté est la plus prospère de toutes les communautés juives du monde. Et nous n’avons produit aucun Kafka, aucun Freud, aucun Paul Celan. » Plus encore que pour le génie du judaïsme américain, Bloom s’inquiète pour son pays. Il qualifie Bush de fasciste pur et simple. Il en veut à la « contre-culture », qu’il juge responsable de la montée du « parti fasciste républicain ». En réaction aux inepties de cette contre-culture, le Sud et le Sud-Ouest sont devenus hyper-réactionnaires. « Je n’ai jamais vu le pays en pire situation. Je ne croyais pas vivre assez pour voir Arnold le peloteur être élu gouverneur de Californie. »

Bloom n’aime pas s’attarder sur les questions politiques et il invoque Nietzsche : les grandes idées sont les grands événements. Aussi s’attelle-t-il à ce qu’il fait de mieux, des livres. Il vient d’achever Sagesse et littérature qui analyse l’antagonisme entre Homère et Platon, entre poésie et philosophie, mythos et logos. Bloom projette la composition d’un opus magnum : Les Cinq Doigts de la civilisation, cinq livres sur Moise, Socrate, Jésus, Shakespeare et Freud. Cette extraordinaire ambition d’appréhender la culture dans son ensemble distingue Bloom des critiques de son temps. De Yahveh aux plus hautes figures de l’histoire, tout est, en définitive, fabrication littéraire. Les maîtres de la pensée sont des personnages littéraires, façonnés au cours des siècles par notre culture.
Et de ce vaste théâtre, Harold Bloom orchestrera jusqu’à son dernier souffle les jeux de lumières.