Voilà, c’est fini.

La belle histoire s’achève.
Elle aura duré quoi ? Cinquante ans ? Plus ? Un peu moins ?
Ce que je sais, c’est qu’elle s’achève. Terminus. Sunset boulevard pour tout le monde.
Oui, le cinéma qui vivait, qui palpitait, qui procurait de vrais rêves, ce cinéma-là — que j’ai tant aimé — est mort. Et chacun peut se pencher sur son cadavre.

Avant, c’était rouge.
Un lieu rouge.
Un temple de velours rouge, avec des fauteuils profonds, où l’on allait jouir en paix de l’imaginaire.
Un enfant avec ses parents. Une jeune fille avec son fiancé. Des amis. On levait alors la tête vers l’écran immense et tendu comme le ciel magique où Ingrid Bergman embrassait Cary Grant.
Godard a raison : au cinéma, on lève la tête. Avec la télévision, on baisse les yeux. Et, dès qu’on lève la tête, tout change… Le romanesque, le courage, l’élégance, la fierté, ont besoin de gens qui lèvent la tête.
Le cinéma, ça a existé, avant, dans des lieux magiques et rouges. Maintenant, ils ont tué le rouge.

Ils ? C’est simple : la télévision, le commerce, l’argent. Des modernes et très fourbes. Ils tuent sans intention de nuire.
Au contraire, disent-ils, nous voulons le bien du plus grand nombre, nous sommes des assassins démocrates : Nice People et complexes multisalles.
Où est l’écrin ? Où est le rouge ? Avec eux, c’est l’usine, le siège en Skaï, l’écran minable, le son terne. Aujourd’hui, quand on entre dans un cinéma, on n’a plus le sentiment de sortir du réel.

Alors, pourquoi y entrer ?

J’appartiens à une génération de dinosaures terrassés par des nains. Une génération dont les monstres, sacrés ou pas, ne peuplent plus qu’un Jurassik Park pour âmes nostalgiques. À l’époque, les acteurs venaient d’ailleurs, et le cinéma les accueillait tels quels : Gabin venait du music-hall, Lino venait du catch, Burt Lancaster venait du cirque, Alan Ladd était électricien. Oui, on venait d’ailleurs avec une fièvre, une énergie, dont la singularité n’avait pas eu le temps d’être formatée par les cours de comédie. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Le cinéma ne recrute que des comédiens sans cicatrice sociale ou humaine. Les comédiens, c’est bon pour le théâtre. Pas pour le cinéma. À l’arrivée, leurs films sont fades. De la chair sans nerfs. Des douleurs sans mémoire. Des images sans vie.

Ayant, il y avait Fellini, Clément, Losey, Renoir, Visconti, Antonioni, Melville, De Sica. Des artistes. Des maîtres. Et ils savaient faire les trois choses sans lesquelles il n’y a pas d’homme de cinéma.
D’abord, ils mettaient en scène — le décor, la place des tables, des chaises, la couleur des rideaux…
Ensuite, ils dirigeaient les acteurs — là, pendant deux secondes, tu tournes la tête, tu fermes ton poing, tu montes l’escalier…
Puis, quand tout cela était bien réglé, ils allaient derrière la caméra, et ils filmaient.
Aujourd’hui, les gens qui signent des films ne savent faire que deux, ou une de ces choses. Et ça produit des rêves boiteux. Je n’aime pas les rêves boiteux. Je ne vais plus au cinéma.

J’ai adoré la gloire. J’ai adoré le succès. J’ai eu besoin de ces millions de femmes et d’hommes qui m’aimaient parce que j’incarnais, pendant deux heures, ce qu’ils auraient voulu être. Et parce que je vivais des histoires imaginaires qu’ils auraient voulu vivre. Or, cette magie agonise elle aussi. Et elle ne fonctionne même pas au profit d’un autre. À croire que plus personne n’a envie d’être le type dont l’acteur fait croire qu’il existe.
À croire que plus personne n’a envie de vivre l’histoire qu’on raconte sur l’écran. Pépé le Moko ? Citizen Kane ? Monsieur Klein ? Le Guépard ? Ces gens-là, on les aimait d’abord parce qu’on ne les rencontrait pas dans la rue. Maintenant, il n’y a que des comédiens qui se donnent un mal fou pour ressembler à n’importe qui.

Dans ce crépuscule, les actrices sont encore plus à plaindre car elles sont mortes deux fois. D’abord en tant qu’actrices puisqu’il n’y a plus de cinéma digne d’elles. Ensuite en tant que femmes, parce que leur beauté s’est enfuie plus vite que leur vie…
Quand Katharine Hepburn est morte, j’ai pleuré. Après, Romy, Rita et Ava, c’était la dernière. La dernière d’une époque qui date maintenant de l’autre siècle.

Ava, je l’ai connue à son déclin, en Espagne. Elle voulait que je l’escorte, jusqu’à l’aube, dans des boîtes où elle dansait en souvenir de ce qu’elle avait été. Elle savait qu’il n’y aurait plus de Pandora, et qu’il n’y aurait plus de Comtesse aux pieds nus… Après, je la couchais et j’attendais qu’elle s’endorme. Dans son visage fatigué, dans son énergie usée, il y avait la fatigue et l’usure du cinéma lui-même…

Vous me direz : « Mais, dans tous les genres, l’humanité se reproduit. Il y a de grands écrivains après Proust. De grands peintres après Van Gogh. De grands musiciens après Wagner. Pourquoi n’y aurait-il pas de grands cinéastes après Melville ou Clément ? » À mon avis, cela tient à ceci : la littérature, la peinture, la musique sont des arts individuels. Il suffit qu’un seul artiste se lève, avec sa seule subjectivité d’individu, avec sa sensibilité spécifique, pour que naisse un nouveau livre génial, ou une nouvelle harmonie, ou une nouvelle manière de montrer le monde. Or, le cinéma est un art collectif. Il faut que tout un système culturel et marchand se mobilise d’un même élan. Au cinéma, on ne peut pas être génial tout seul. Il y faut des talents accordés. Des énergies liées. Des visions du monde et des sensibilités partagées. C’est pour cela que le cinéma sera toujours un art mineur.

Autrefois, la réalité était moins imaginative que la fiction. Le cinéma, du coup, était possible. Or, la fiction est désormais plus modeste. Et elle ne peut plus rien contre l’imagination débordante de la nouvelle réalité. Qui, aujourd’hui, pourrait rivaliser avec le scénariste de n’importe quel journal télévisé ? Le cinéma meurt aussi de l’arrogance de la réalité. Pas la peine de pleurer. On ira voir ailleurs.

J’appartiens à une génération qui a appris la vie avec John Garfield, Frank Sinatra et Marlon Brando — mes professeurs d’énergie. Ces trois-là avaient atteint un rang sans pareil dans mon idée du bonheur… Quand Sinatra est parti, j’ai compris que je n’avais plus tout à fait ma place dans ce monde. Dieu fasse que Brando se porte bien… S’il lui arrivait quelque chose, ce serait la vraie fin. Et, ce jour-là, je serais cliniquement mort.

La pudeur, l’audace, l’élégance. Ce sont les trois valeurs du cinéma que j’ai aimé — et qui n’existe plus. Aujourd’hui, le monde est devenu fou de démission et de laideur.

Est-ce qu’on peut faire du bon cinéma dans une société hideuse ?

Est-ce qu’on peut filmer de beaux rêves dans une époque où la plupart des rêves ont mal tourné ?

Dans cette société, dans cette époque, je ne trouve plus mes repères. Alors, que faire ? Je me dis souvent qu’il faudrait se réfugier quelque part avec Brando. On parlerait toute la nuit. Et puis, quand on n’aurait plus de souvenirs, ou plus de mots, on pleurerait comme deux vieux ahuris. Comme deux enfants perdus.

Blier, Besson, Polanski, Ozon : en France, c’est tout ce qu’il nous reste. Les Espagnols ont encore Almodovar. Lars von Trier ? Peut-être…

Parfois, je me demande si ce constat crépusculaire n’est pas une manière narcissique de constater que j’ai vieilli, que mon propre âge d’or s’éloigne, que ma carrière, comme on dit, est derrière moi…
Je ne serais pas le premier, après tout, à croire que tout s’éteint parce qu’il a moins de lumière à l’endroit où il se trouve…

Mais non, l’affaire est plus grave, et ce crépuscule est plus pervers…
L’argent, le commerce et la télévision ont bousillé la machine à faire rêver.
Les grands acteurs meurent les uns après les autres…

La société n’a plus besoin d’histoires comme Autant en emporte le vent ou Vera Cruz.

Bientôt, il n’y aura plus que la télévision, le cinéma américain et quelques films d’auteurs, que des attardés iront déguster dans des salles improbables, sur des écrans à taille de timbre-poste.

Si le jeune homme que j’étais venait aujourd’hui me demander mon avis sur son avenir, je crois que je lui conseillerais de tenter sa chance au football ou au tennis.

Voilà, mon cinéma est mort.
Et moi aussi.