Il y a les hommes d’un seul livre. Il est, pour eux, Le Livre. Il englobe tout, il dit tout. A le lire dans son aveuglante unicité, le monde est sans reste et à jamais fini. Et il y a les hommes de plusieurs livres, de tous les livres, qui reportent le reste et le monde toujours à l’infini.

Pour l’homme d’un seul livre, du Livre, tout autre livre est un non-livre qui, en lui-même, fait injure au Livre et à son unicité puisqu’il contient le monde dans sa totalité et lui confère tout entier son plein sens. Tout autre livre ne contient rien, sinon le monde comme rien, comme non-sens.

Abdelfatah Hamadache Ziraoui qui dirige, en Algérie, le Front de l’éveil islamique salafiste est l’homme d’un seul livre. Il vient d’édicter une fatwa de mort contre un homme de tous les livres, dont un, Meursault, contre-enquête, est de sa main, et qui s’appelle Kamel Daoud.

Ziraoui, homme d’un seul livre, n’a pas lu le roman, écrit en français, de Kamel Daoud. Bien lui en a pris. Il se serait reconnu dans cet imam fou « qui regarde ses ouailles comme s’il était l’intendant d’un royaume. Un minaret hideux qui provoque l’envie de blasphème absolu en moi (…) Je suis parfois tenté d’y grimper, là où s’accrochent les haut-parleurs, de m’y enfermer à double tour, et d’y vociférer ma plus grande collection d’invectives et de sacrilèges. En listant tous les détails de mon impiété. Crier que je ne prie pas, que je ne fais pas mes ablutions, que je ne jeûne pas, que je n’irai jamais en pèlerinage et que je bois du vin – et tant qu’à faire, l’air qui le rend meilleur. Hurler que je suis libre et que Dieu est une question, pas une réponse, et que je veux le rencontrer seul comme à ma naissance ou à ma mort. »

Autres proclamations du personnage de ce roman, dont Ziraoui n’a pu avoir connaissance sans dégainer sur le champ son sabre de paroles : « J’ose te le dire, j’ai en horreur les religions. Toutes ! Car elles faussent le poids du monde. »

Ou encore : « Comment peut-on croire que Dieu a parlé à un seul homme et que celui-ci s’est tu à jamais ? »

Ou encore : « A-t-on idée de courir après un père qui n’a jamais posé son pied sur terre et qui n’a jamais eu à connaître la faim ou l’effort de gagner sa vie ? »

Dans un récent entretien à France-Culture, Kamel Daoud affirmait que la question de la religion « est une question de vie ou de mort ». Il ne croyait pas si bien dire. Pour lui-même d’abord, mais pour la religion elle-même tout autant. Car les religions sont mortelles, elles aussi, et elles le savent. La mort de Dieu, que prophétisait Nietzsche, n’est pas une hypothèse. Elle est en marche. L’Eglise moderne, les catholiques, en ont pris leur parti en Europe, et leur croyance n’est plus qu’une affaire privée, après des siècles de lutte pour conserver le monopole politique et éthique du sens de la vie et du destin des hommes – et, finalement, le perdre.

Forts de cette menace qu’ont accentuée les Printemps arabes, les tenants de l’islam extrême ne se résolvent pas à cette portion congrue. Il y a, face à la science, aux enseignements sur la psyché humaine, la conscience sourde, refoulée, que le péril est en chacun, que la croyance en Dieu, peut-être, est un fantasme, qu’elle relève peu ou prou de l’imaginaire, et ne peut plus tenir désormais, chez le fidèle, par sa seule énonciation. Elle ne peut plus tenir sauf par la dénégation, la forclusion silencieuse du monde, le blindage mental, sexuel et autre de la forteresse assiégée et, pour le monde lui-même, par la force, l’imposition.

L’attaque étant la meilleure des défenses, la menace est alors la seule issue, la seule solution. La religion, comme la race pour les Nazis, ou la classe pour les marxistes purs et durs, devient une conception meurtrière du monde, et le fait d’être un Autre un crime par nature. La réponse religieuse au désenchantement du monde, à sa laïcisation de fait, n’est pas dans la dispute, au sens de disputatio, dans l’échange réglé des raisons qui a, depuis longtemps, tourné à la déroute des tenants de Dieu, mais dans le repliement sur soi ou, comme ici, dans la mise à mort de toute parole, de tout livre autres que la parole du Livre.

Plus le monde, plus les sociétés se laïcisent, plus le compte à rebours se fait pressant, plus les perdants à terme du religieux s’exacerbent, là où ils pensent pouvoir encore contenir la marche du temps.

Dans les années 90, l’Algérie a déjà connu leur déchaînement, leurs crimes. Ils ont, au prix de deux cents mille morts, perdu la partie et laissé le pays traumatisé, terrorisé devant leur possible retour. Or les maquis de la terreur se sont réveillés. Ils se sont ralliés au drapeau noir de Daech. Un randonneur français a été égorgé. Aujourd’hui, un écrivain libre, un homme de tous les livres devient leur cible. L’appel au meurtre est un crime. Arrêter la mort aux trousses. Le gouvernement algérien, garant de la vie et de la liberté de Kamel Daoud comme de tous ses citoyens, doit arrêter et juger le criminel. C’est ce que demandent des milliers de voix en Algérie. Ou alors tout recommencera.

Quant à nous, Kamel Daoud, Algérien écrivant en français, est un auteur français. Il s’est fait, dans son livre, l’héritier en colère magnifique d’un monument littéraire universel, L’Etranger de Camus. Citoyen d’honneur de la littérature française, nous lui devons tout autant protection et solidarité qu’hier à Salman Rushdie. L’exil en moins.