Auteur d’une œuvre mosaïque, qui mêle romans kaléidoscopiques (Talismano et Phantasia), poésie de l’exil et du désir (Blanches traverses du passé, Aya dans les villes, Matière des oiseaux), conte théâtral à la manière d’un oratorio (La Gazelle et l’enfant), essais sur la civilisation postcoloniale et le dialogue entre l’orient et l’occident (La Maladie de l’islam, Face à l’islam, L’Exil occidental, Contre-prêches, Printemps de Tunis), Abdelwahab Medded fut aussi traducteur de la langue arabe ancienne et moderne, scénariste de films (comme pour La Calligraphie arabe de Mohammed Charbagi, en 1986, ou pour Miroirs de Tunis du cinéaste chilien Raoul Ruiz, en 1993), éditeur chez Actes Sud, fondateur de revues (Dédale et Intersignes), créateur d’une émission de radio à France-Culture et commissaire d’exposition (« Sous les yeux de l’Islam », à Barcelone en 2005). Professeur de littérature comparée, il a enseigné dans différentes universités à Paris, New York, Genève et Berlin.

Parcours

Né à Tunis en 1946 dans une famille traditionnelle religieuse du milieu zitounien, il apprend le Coran à l’âge de quatre ans et écoute, enfant, les séminaires d’études sur le hâdith et le tafsîr qui se tiennent à la maison. Son grand-père, le cheikh Mokhtar, et son père, le cheikh Mustapha, oulémas et mudarris, diffusent leur magistère des études coraniques depuis la chaire qu’ils occupent à la Grande Mosquée de la Zitouna, édifice bâti au milieu du IXe siècle. « Mon oreille, mon corps, mes sens, mon esprit étaient imprégnés par la scansion coranique, par la modulation de la prière et des Ecritures», confie-t-il. Au collège Sadiki, il s’initie à la musique, à la calligraphie et à l’architecture, fréquente régulièrement la cinémathèque de Tunis, développant une liberté, un esprit critique et une conscience de soi.

Il quitte la Tunisie pour la France en 1967, commence des études de Lettres et d’Histoire de l’Art à l’Université de la Sorbonne et s’installe à Paris. Il assiste en mai 1968 aux premières révoltes étudiantes. Nommé directeur des éditions Sindbad chez Actes Sud en 1973, il occupe ce poste pendant treize ans (1974-1987) et fait connaître les classiques du soufisme, comme le poète Rûmi, derviche anatolien d’origine perse, ainsi que les grands auteurs arabes contemporains, le romancier égyptien Naguib Mahfouz ou le poète syrien Adonis.

Après la naissance en 1979 de sa fille Hind, aujourd’hui journaliste et citoyenne engagée (elle lutte aux cotés d’artistes comme le rappeur Weld El 15 pour le développement de la démocratie et coréalise en 2014 le documentaire Méditerranées qui donne la parole à des femmes militantes, de Tel-Aviv au Caire), il devient producteur sur France-Culture : il crée et anime depuis 1997 l’émission hebdomadaire « Cultures d’islam », dont le vœu est de « mettre à l’épreuve toutes les références en les faisant circuler, à leurs risques et périls, sur les voies de l’errance ».

Œuvres

« Voltairien par nécessité », il poursuit sa défense de la liberté des mœurs et participe à La Conférence de Ratisbonne. Enjeux et controverses (Bayard, 2007), avec le philologue Jean Bollack et le philosophe Christian Jambet. Dans Sortir de la malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie (Seuil, 2008), il « rêve d’un monde arabe bousculé profondément, dans ses us et coutumes, par une révolution féministe ». La Plus belle histoire de la liberté (Seuil, 2009) le trouve réuni avec le philosophe André Glucksmann et l’historienne Nicole Bacharan, avec une postface de l’ancien dramaturge et homme politique tchèque Vaclav Havel.

Meddeb s’enthousiasme pour le « Printemps arabe », la révolution de jasmin et le soulèvement populaire du monde arabo-musulman. « Ce qui se passe en Tunisie depuis le 17 décembre 2010 fait partie de ces événements qui nous réconcilient avec l’humain. » Il défend les progrès de la démocratie tunisienne, soutient le rôle politique des femmes dans la cité et publie Dégage ! Une révolution (Phébus, 2012) avec l’écrivaine Colette Fellous et le dessinateur Georges Wolinski. Puis, récemment, il dirige avec l’historien Benjamin Stora l’encyclopédie Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours (Albin Michel, 2013), qui rassemble cent-vingt spécialistes des tribus d’Arabie, de l’Empire Ottoman ou encore de Bagdad.

Poète et philosophe

Philosophe de l’hospitalité et de la modernité, dans l’horizon d’une cosmopolitique post-occidentale, il questionne la place des frontières, de l’Etat et de la citoyenneté, en Europe et au Maghreb. Ses essais philosophiques, comme Pari de civilisation, s’appuient sur une démarche généalogique et archéologique (des fondations médiévales à l’époque contemporaine, en passant par l’âge classique et les Lumières). Son œuvre s’ouvre ainsi sur une éthique de la diversité et une politique de l’altérité, pour penser la tolérance et le sujet de droit en islam.

Poète du décentrement et de l’errance, des saveurs et du parfum, Abdelwahab Meddeb fait découvrir, dans la tradition du soufisme, la métaphysique spirituelle d’Abû Yazid Bistami, qui vécut en Perse entre le VIIIe et le IXe siècle. En traduisant ses dits, dans la tradition orale du hadith (paroles et actes du Prophète), Meddeb rapproche la poétique du débordement de Bistami de l’ivresse dionysiaque chez Nietzsche. Il explore également la science de l’amour du théosophe Ibn ‘Arabî (né à Murcie en 1165 et mort à Damas en 1240), dont L’Interprète des désirs (Tarjumân al-Ashwâq) innove par une poétique de l’obscur, annonciatrice aux yeux de Meddeb de celle de Mallarmé.

De Tombeau d’Ibn ‘Arabî, en 1987, à Portrait du poète en soufi, en 2014, les stances de Meddeb raniment l’image mystique de l’esthétique créatrice, entre expérience sensuelle et déambulation du désir, notamment par le personnage d’Aya, la femme aimée.

Dans son ultime volume à valeur testamentaire, Portrait du poète en soufi (éd. Belin, 185 p., 19 €.), Abdelwahab Meddeb invite au nomadisme. S’offre au lecteur une poésie du souffle et du secret, du silence et de la beauté. Hantés par l’exil et le souvenir, les vers libres du recueil, que ponctue le battement du rythme, scandent des paysages insolites, qui revisitent les lieux du monde, Alger, La Mecque, Nazareth et Jérusalem, mais aussi Delphes, Vancouver, Kyoto, Brooklyn. Instants du voyage. Explorations soudaines. Saisies de la beauté. C’est que la complexité sensible du monde attend d’être déchiffrée par le poème, et la vérité peut se dissimuler dans l’intensité d’un désert blanc de soleil, dans une minime sensation de fraîcheur ou dans quelques vers oubliés de Maurice Scève, l’écrivain de la Renaissance. C’est, à chaque fois, la nouveauté d’une présence : « Le monde est un tissu d’épiphanies / toute chose visible porte en elle / les traces de l’Invisible. » Ecoutant l’agitation des mouettes sur le port de Carthage, ou dégustant artichauts et épinards chez Sale & Tabacchi à Berlin, le poète croise Aya, comme une autre Antigone, qui donne son nom à la femme, à toute femme du monde : « Marcher avec Aya sous les platanes et les palmiers : qui ombrent la contre-allée de l’Avenida da Liberdade »… Publié dans la collection dirigée par le poète Michel Deguy, Portrait du poète en soufi est aussi un hommage aux amis disparus, comme ce « tombeau d’Aimé Césaire » ou l’« Épitaphe pour Edouard Glissant ». Meddeb, poète, n’accorde son privilège qu’aux liens de la langue et au partage des histoires, des récits qui s’entêtent en nous, comme résistance à l’oppression. « C’est le bonheur : à l’horizon du tragique », conclut-il.