Comment votre œuvre condense-t-elle le récit poétique, la fiction romanesque, la théorie littéraire et la pensée philosophique ?
La porte d’entrée est pour moi toujours poétique, même s’il y a aussi la tradition du poète théoricien, philosophe et polygraphe. La palette est grande pour la création, en art ou en poésie, partagée en ces deux aspects principaux : d’un côté, le poète « bon qu’à ça », comme le dit Samuel Beckett quand on lui demande ce qu’est la vocation artistique ou littéraire. Dans ce volet, on trouve l’équivalent en peinture d’un Beckett, comme le peintre néerlandais Bram Van Velde (1895-1981), autodidacte, artisan pauvre au départ, et d’ailleurs ami proche de Beckett ; de l’autre, le poète théoricien, et cela, depuis toujours. Et ces deux aspects existent pleinement dans la tradition arabe.
Dans chacun de mes livres, la même textualité ou énergie d’écriture est présente, quelque soit la manière avec laquelle le texte se cristallise en tant que genre, poétique ou philosophique. Au-delà de la diversité, une unité fondatrice, le propre de mon écriture poétique : écrire en marchant. La déambulation, la traversée.
Quelles lectures, quelles rencontres ont encouragé chez vous l’ouverture à la polygraphie ?
Ma tendance naturelle à la polygraphie a été confirmée lorsque je suis devenu lecteur assidu du poète Ibn ‘Arabî, poète théoricien par excellence. Alors que dans la tradition prosodique de langue arabe, chaque vers offre un seul sens, Ibn ‘Arabî, dans L’Interprète des désirs (Tarjumân al-Ashwâq), innove par une poétique de l’obscur, et anime chaque vers de trois sens, éloge de la Trinité et du principe ternaire. Cette poésie ambivalente existe dans la tradition islamique où, à travers l’apparence d’un amour charnel, c’est l’amour divin qui est visé – pas seulement comme métaphore mais comme vecteur qui conduit à l’amour divin. Comme cette poésie a été mal perçue et mal interprétée par ceux qui sont contre la mystique – les Docteurs dogmatiques, gardiens de la loi, se méfient fortement de l’ouverture spirituelle, parce que, très souvent, l’expérience est première en mystique, par rapport à la loi -, Ibn ‘Arabî a été amené, pour se justifier, à commenter ses propres poèmes. Et, c’est amusant, le commentaire est encore plus obscur que la poésie. C’est devenu une œuvre théorique, sur un mode annonciateur de l’obscurité d’un Mallarmé. Et Ibn ‘Arabî prône l’ouverture religieuse, il remarque que la Bible et le Coran commencent par la même lettre ba (berechit, « au commencement », pour la Bible ; bism, « au nom de », pour le Coran).
Si Dante associe aussi poésie et théorie dans la Commedia ou la Vita nuova, quel autre poète théoricien peut-on trouver, plus près de nous ?
Au XXe siècle, le poète américain Ezra Pound conçoit la solidarité entre image, chant et dire, unifiés par le rythme dans le poème. L’intensité active du sens se réalise en trois procédés, que Pound nomme la phanopoeia pour l’imagination, la melopoeia pour l’émotion, et la logopoeia pour l’intellect. L’interprétation poétique – penser le poème et réfléchir l’acte d’écrire – appartient à l’économie du poème, en constitue l’accomplissement ultime.
Pour ma part, je suis un poète qui lit la philosophie, la psychanalyse, la linguistique et qui, de ce qu’il peut comprendre de ces discours techniques, tire des retombées ou des emprunts, pour bricoler un instrument d’investigation. D’ailleurs, ceux qui sont dans la rigueur générique la plus absolue… Je me souviens d’une réaction violente et furieuse contre mon essai La Maladie de l’islam, me reprochant de ne pas rentrer dans des cases : d’où vient ce texte, qui n’est ni de la politologie, ni de la sociologie, ni de l’histoire, ni de la philosophie ? Eh bien non, ce texte vient du lieu où ça tremble, pour parler comme Edouard Glissant.
Que représente la métaphysique d’Ibn ‘Arabi, courant mystique et humaniste de l’Islam, qui chante l’amour et qui ouvre sur la pluralité humaine ?
Le soufisme, énergie créatrice qui donne le primat à l’expérience, déborde le domaine de la loi et devient vérité. C’est pour ça que la mystique est toujours honnie par les gardiens de la loi. La tension entre la mystique défendue par Fénelon et l’hérésie dénoncée par Bossuet, les enjeux de pouvoir et les luttes d’influence autour de Madame Guyon et des mouvements quiétistes, fin XVIIe et début XVIIIe siècles, on l’a aussi dans l’Islam bien sûr.
Le soufisme ne m’est pas légué par la tradition familiale, je le retrouve plus tard, par l’orientalisme curieusement. Après avoir été profondément marqué par la généalogie qui va d’Hölderlin, Nietzsche et Mallarmé, jusqu’à Bataille, Artaud et Deleuze, je la retrouve dans le soufisme, ce que j’appelle la « mystique orpheline » ou expérience intérieure.
Je crée mes propres généalogies. Dans mon livre sur Abû Yazid Bistami, qui n’a pas laissé d’écrits mais des dits, dans la tradition orale du hadith (paroles et actes du Prophète), en traduisant cinq cents de ses dits, je montre qu’il est annonciateur de Nietzsche. Dans ma chaîne généalogique, Bistami, figure du soufisme, est le chaînon intermédiaire entre le Zarathoustra historique, prophète perse du mazdéisme, au VIe siècle avant notre ère, et le Zarathoustra fictionnel et poétique de Nietzsche.

Établir des liens et des relais d’influence, recréer des généalogies, quel est l’enjeu, que s’agit-il de transmettre ?
Avec le soufisme, nous avons un legs islamique qui réussit une des plus belles expressions coraniques. Lorsque, dans le Coran, il est question de la communauté intermédiaire, l’islam a été géographiquement et historiquement l’entité du milieu, mitoyen de l’Europe occidentale et orientale, de l’Afrique, de l’Inde et de la Chine. Impliqué et contaminé par les voisinages. Et le moment classique de Bagdad, capitale cosmopolite, internationale et métissée de l’empire abbasside, vient du creuset de la langue arabe : ont fermenté ensemble des éléments de la grécité, de l’hellénisme, de la romanité, de la Perse, de l’Inde et la Chine.
La force de la mutation vient de ce temps bagdadien. La mystique en est le cœur et appelle une interprétation humaniste chrétienne (Miguel Asin Palacios établit la dette de Dante à l’égard de l’eschatologie musulmane), taoïste (par l’islamologue japonais Toshihiko Izutsu, penseur du bouddhisme) ou encore néoplatonicienne (spécialiste à Cambridge de l’orientalisme occidental, Reynold Nicholson traduit le premier entre 1925 et 1940 la Masnavi du poète perse Rûmi du XIIIe siècle).
Il y a une pluralité de facettes de l’islam, et la réflexion sémiologique sur le signe retrouve la fonction symbolique du Coran et rend le sens à son obscurité infinie. Il faut faire trembler le Texte, le soumettre à la puissance interprétative et à l’historicité, comme fait Spinoza pour la Bible dans le Traité théologico-politique.

La philosophie spirituelle annonce-t-elle la psychanalyse ?
Oui, le maître soufi est comme le médecin de l’âme. Dans le séminaire Encore de 1972-73, topique sur la jouissance, la sexualité féminine et l’analytique du transfert, ce n’est pas un hasard si Lacan élabore sa réflexion sur l’universalisable du masculin et féminin avec l’aide de son disciple Moustapha Safouan, psychanalyste d’origine égyptienne et traducteur en arabe de L’Interprétation des rêves de Freud.
Pour comprendre ce qu’est la mystique, il faut regarder la statue de l’extase de la religieuse carmélite Sainte Thérèse d’Avila par Le Bernin à Rome, une de plus belles œuvres baroques sur l’excès et le débordement. Le Bernin adapte en sculpture quelques pages autobiographiques de la mystique espagnole extraites de sa Vie écrite par elle-même : on n’a jamais si bien décrit l’orgasme.
Sur l’énigme de la sexualité féminine, ce leitmotiv « Il n’y a pas de rapport sexuel » qui a suscité tant de commentaires au sein du lacanisme, Lacan a pu lire la monographie L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi d’Henry Corbin en 1958. Le dernier chapitre, consacré au logos et au Verbe, enracine dans l’humus scripturaire la solidarité du sexuel et du métaphysique, de l’érotique et de l’eschatologique, et finit sur une méditation poétique de l’amour par le Prophète : « Il m’a été donné d’aimer trois choses de ce monde, le parfum, les femmes et la prière. »

Comment s’est construit le dialogue entre sciences grecques et arabes ?
À l’époque médiévale, l’expérimentation scientifique bouscule l’idée grecque de nature (Phusis). Annonçant le progrès et la rupture que connaîtra la Renaissance vénitienne et florentine, l’Espagne arabe joue un rôle intermédiaire, comme dans le Traité d’agriculture en vers d’Ibn Luyûn d’Almeria (XIVe siècle), ou avant, à Bagdad, les poèmes de Buhturi (mort en 897) sur la modernité mésopotamienne.
Si Aristote initie le principe de la lumière, l’invention de la Camera Obscura revient à Ibn al-Haytham, mathématicien et philosophe irakien du XIe siècle. Son regard critique sur l’héritage des savants de l’Antiquité, d’Euclide à Ptolémée, soumet la théorie à l’expérience. La science est en devenir perpétuel, il n’y a de vérité que provisoire.
Conséquences anthropologiques de la science, l’historien de l’art Hans Belting montre que l’origine de la perspective comme opération mentale – conquête de l’illusion, projection sur le tableau et création du sujet regardant –, c’est le traité d’optique non linéaire d’al-Haytham. La physique a un rôle essentiel dans la réalisation artistique : l’Occident tient compte de l’illusion par l’espace, l’Orient privilégie la lumière. D’un côté, la réflexion chez les Grecs ; de l’autre, la réfraction pour les Arabes.