Imaginez Gad El Maleh en guest star à la Comédie française, Michel Houellebecq invité sous la Coupole quai Conti, Eric Zemour délivrant un cours au Collège de France, Bernard Tapie à la répression des Fraudes, Séguela à la tête de France Culture, ou encore San Antonio dans la Pléiade. Imaginez, de même, Jeff Koons à Beaubourg. Non, ce n’est pas la peine. C’est fait. Il y est.
L’Art scoubidou, le Lady Gaga de l’Art, six ans après Versailles (passe encore, dans ce palais d’un mégalomane qui pétait dans les ors) a investi Beaubourg avec tous les honneurs dus à son rang.
Je ne vais pas reprendre tout ce que vous savez déjà, à longueur de Paris-Match, de Figaro Magazine et consorts, tous organes en extase devant le sieur Koons et ses frasques artistico-marchandes, ex-mari de la porno-star Cicciolina, fabricant le plus hype au monde, atelier à la Rubens, si, si, à Manhattan comme jadis Rubens à Anvers (cent techniciens, informaticiens, peintres, sculpteurs, polisseurs), œuvres en vente publique à des prix mégatonniques, Doll’Art à tout va, François Pinault son découvreur-collectionneur en titre et Gagosian son galériste-roi (dites « Larry », comme les intimes), ces grands faiseurs en cercle fermé avec quelques autres du marché mondial et koonsien en particulier, Michael Jackson en porcelaine dorée avec son singe (ou Bambi, je ne sais plus), le fric, le fun, le sexe, le kitsch, le Pop, la BD, l’infantile, le gonflable : tout le tintouin Arty, quoi. Et, pour faire nous-mêmes super-Arty (Art Basel Miami, c’est dans deux semaines, on se retrouve tous là-bas, n’est-ce pas ?), invoquons à propos de Jeff Koons comme symptôme post-moderne – on a les icônes qu’on mérite – le désenchantement du monde, la marchandisation généralisée, Disneyland everywhere et la Joyeuse Apocalypse version XXIe siècle. Vous connaissez tout cela par cœur ou presque, n’y revenons pas.
Je ne vais pas davantage, après tant d’autres, déplorer à mon tour que, là où, hier encore, les Musées exerçaient leur magistère sur le monde de l’art, le Marché, désormais, commande aux Musées. C’est fait et bien fait. N’y revenons pas non plus. (A ce propos, à quand à Beaubourg « Les Mots/L’Image : Cinquante ans de Publicis », « Le Graff, art du siècle », ou encore « Landernau à Beaubourg » ?)
Je vais juste m’étonner de quelque chose à l’endroit de ce monsieur Koons. Le paradoxe est que cet homme à l’allure de vendeur de décapotable Chevrolet (dixit Houellebecq, un confrère à lui dans la dérision, in La carte et le territoire) couve un vrai artiste. Un artiste, pour autant, qu’il n’a de cesse de ficher en l’air.
Oubliez un instant l’homme qui déclare tout à trac (Entretien à Art World 2008) : « Une de mes références sont les pyramides de Gizeh. Quand on regarde à propos de Michaël Jackson & Bubbles, on peut y voir trois pyramides : une pyramide centrale, puis la jambe de Michaël Jackson et son bras qui créent une autre pyramide. Ca rappelle aussi Toutankhamon ou Nefertiti, c’est une forme très égyptienne.» Oubliez.
Oubliez et regardez son Violet Ice, Kamasoutra, qui date de 1991, une mini sculpture en verre imitation cristal, où Jeff Koons dans la position du missionnaire fait l’amour à la Cicciolina, jambes grand écartées. Pas mal. Presque beau (Aie, ce mot obscène de beau !) Regardez sa série des Ballons et des Antiquity. Sculptures d’Hercule Farnèse du musée de Naples, Torse du Belvédère au Vatican, Faune Barberini à la Glyptothèque de Munich, Apollon Lycien, d’après Praxitèle, au Louvre, Silène avec Dionysos. Moulages parfaits. Certes, des sculptures en plâtre, pas en marbre (au prix où il les facture, Koons aurait pu faire un effort. Jan Fabre l’a bien fait, lui, avec sa Pietà à tête de mort, entièrement sculptée à Carrare et exposée à la Fondation Maeght, l’été 2013). Mais il faut que Koons ajoute ipso facto un «ballon » bleu acier sur les épaules de ces augustes personnages, qu’il nimbe d’acier inoxydable poli comme un miroir de couleur vert flashy un Enlèvement de Proserpine, une Venus ou autre Demeter en pied qui n’en demandaient pas tant. Même traitement dans ses grandes peintures de belle facture classique en grisaille inspirées des grands maîtres, mais scribouillées, biffées, giflées tout aussitôt d’un trait iconoclaste marronnasse, exprès brouillon et maladroit, qui les rend invisibles, ridicules, ratées. Luxury and degradation, dit le catalogue… Retour à la case départ, avec Jeff Koons se prenant pour Jeff Koons (on est victime de sa marionnette ou on ne l’est pas).
D’autant qu’un grand coup de parodie, ça les analphabètes branchés en art, – oligarques de tous les pays, unissez-vous ! –, saisissent. Outre que cela les fait marrer, le parodique. Est de leur niveau. N’est pas trop sorcier. Se perçoit d’emblée comme le nez au milieu de la figure. Ha, ha ! Sourires entendus. Vont pouvoir gloser là-dessus, nos milliardaires, nos oligarques branchés, vous faire remarquer que, hein, Koons, hein, ce n’est pas parce qu’il vaut des millions qu’il ne se paie pas la tête de ceux qui sont assez fous ou assez bêtes pour l’acheter, non, non… Tant il est vrai que tout le monde chez les Artvictims et les milliers de spéculateurs qui vont de foire en foire à la recherche des futurs Koons, Hirst, Catelan, Kapoor, Gupta, Kossuth, Olafur Eliasson, Yan Pei-Ming, peut ne pas avoir lu Arthur Danto et sa Transfiguration du banal… le philosophe américain leur donnerait-il raison. Puisqu’il soutient que l’art est ce qu’un certain nombre de personnes auto-désignées tiennent pour tel. Fi de l’esthétique, l’art est auto-référentiel, se définit par son seul public. CQFD. Merci Danto.
Pour finir, on nous dit, presqu’en guise de justification, que Koons appartient, que nous le voulions ou non, à l’histoire de l’art de la fin du XXe siècle, qu’il constitue d’ores et déjà un emblème de notre époque. Mais qu’est-ce que vous voulez que cela nous fasse qu’il soit représentatif de son, de notre époque, qu’il en soit le produit, le témoin, le miroir, le révélateur, un instigateur, que sais-je encore ? Le bien-pensant fusilleur Monsieur Thiers est représentatif du XIXe siècle bien plus que Gustave Flaubert ou Manet ne le furent en leur temps. Le sieur Prudhomme, de même. Quant à aujourd’hui, épargnons-nous de nous rappeler les lamentables emblèmes de notre lamentable époque. Les vrais héros, les vrais grands parmi nos contemporains à admirer, à honorer, à découvrir, sont ailleurs que dans la Foire aux vanités, ses auto-célébrités et ses auto-célébrations.
Laissons Jeff Koons à Gagosian, ces deux larrons en foire. Art Basel Miami, c’est dans quinze jours. Ils y seront.