Juan Goytisolo : Les autorités américaines ont présenté différentes versions pour le moins contradictoires de ce qui s’est passé dans la prison de San Quentin le 21 août 1971. Qu’est-il vraiment arrivé selon vous ?

Jean Genet : Ce n’est pas à moi de répondre, mais je peux poser une série de questions aux autorités : pourquoi les avocats de la famille de Jackson n’ont-ils pu voir le corps qu’après neuf jours ? Pourquoi la prison de San Quentin a-t-elle été encerclée d’un cordon de soldats pendant six jours ? Comment est-il possible d’introduire dans la prison un revolver de 9 mm sachant que visiteurs et avocats sont fouillés minutieusement ? Pourquoi la police a-t-elle donné différentes versions des faits avant de les attribuer à une émeute à laquelle auraient participé 28 prisonniers noirs ? Comment les prisonniers ont-ils pu égorger trois gardiens armés et plus entrainés à tuer qu’à se faire égorger ? Pourquoi, si 28 prisonniers noirs prirent part à l’émeute, est-ce précisément George Jackson qui avait la possibilité de prouver son innocence devant le tribunal a-t-il perdu cette occasion ? Comment est-il possible qu’un révolutionnaire, conscient comme l’était Jackson, ait mis en danger la vie de ses deux coaccusés et refusé la tribune politique d’un procès ? Comment le gardien qui remarqua quelque chose de suspect dans la coiffure de Jackson a-t-il pu confondre un revolver 9 mm avec un crayon ? Pourquoi les médias américains si avides de sensationnel et d’habitude si pointilleux, ont-ils montré si peu d’intérêt à signaler les invraisemblances et les contradictions de la police ? Quand vous lisez une de ces versions, vous avez l’impression de parcourir le scénario d’un mauvais film de série B : de mystérieuses femmes qui disparaissent sans laisser de trace, les plans d’une évasion oubliés dans la poche d’un pantalon, un employé astucieux de la blanchisserie qui reconnaît la main de Jackson dans le plan oublié du pantalon et qui en informe la police… Ces situations sont beaucoup plus crédibles dans les films de James Bond.

Juan Goytisolo : L’élimination de Jackson répondait-elle selon vous à un plan précis ?

Jean Genet : Sans le moindre doute. Les racistes voulaient se débarrasser d’une présence qui les affaiblissait chaque jour un peu plus, comme ils avaient éliminé auparavant Malcom X et Martin Luther King au moment où ceux-ci se radicalisaient. On sait qu’un gardien de prison a téléphoné à une personnalité du parti démocrate pour se vanter de la mort de Jackson. C’était le premier Noir qui dénonçait en son sein même le monstrueux système pénitentiaire américain, et il attira contre lui la haine des racistes. Il suffit de feuilleter les lettres des Frères de Soledad pour comprendre les raisons qui ont déterminé son élimination. Jackson lui-même était pleinement conscient de la précarité de sa situation : il savait qu’il courait tous les jours le risque d’être assassiné et, dans une de ses lettres il dit en plaisantant qu’il est « le mort le plus récalcitrant du monde ». La moindre erreur, le premier faux-pas pouvaient l’emmener dans l’autre monde sans qu’il s’en rende compte. Mais il avait accepté l’idée de sacrifice pour la cause de la révolution de son peuple, et la seule possibilité qu’il refusait était celle de mourir comme un esclave.

Juan Goytisolo : Comment êtes-vous entré en contact avec Jackson ? D’après ce que nous savons, les lettres n’étaient pas encore publiées quand vous en avez écrit la préface…

Jean Genet : Début 1970, pendant mon séjour en Californie, l’avocate de Jackson, Fay Stender, me parla d’un militant révolutionnaire noir incarcéré à San Quentin, qui avait écrit une série de lettres à sa famille, ses avocats, ses amis, qui méritaient de composer un livre. Elle dit qu’avec une préface que je signerais il serait plus facile de trouver un éditeur. J’acceptai immédiatement sans connaître le contenu, pour la seule raison qu’il s’agissait d’un livre écrit par un homme en prison. Moi aussi, jusqu’à plus de trente ans, j’ai passé la plus grande partie de ma vie dans des prisons et des maisons de redressement… Ce n’est que plus tard, en lisant ce manuscrit, que j’ai compris la grande valeur révolutionnaire et littéraire du livre.

Juan Goytisolo : La critique américaine, y compris dans les publications de l’establishment, a souligné la grande qualité des lettres. Quelques chroniqueurs ont même parlé d’un « véritable événement dans le domaine des lettres ».

Jean Genet : Bien que je ne maîtrise pas suffisamment l’anglais et que je doive faire confiance à la traduction, je n’ai pas le moindre doute qu’il s’agit d’un des livres les plus importants des dernières années. La meilleure littérature américaine est écrite aujourd’hui par les Noirs ou les Blancs marginaux, par les victimes du système. Pensez aux lettres de Jackson, à l’autobiographie de Malcom X, au Festin nu de Burroughs…

Juan Goytisolo : En 1970, vous avez donné une série de conférence aux Etats-Unis pour collecter des fonds destinés aux Black Panthers. Pourquoi et comment avez-vous décidé de militer en leur faveur ?

Jean Genet : Il y a deux ans, un des représentants des Panthers en Europe m’a demandé si je pouvais faire quelque chose pour empêcher le transfert de Bobby Seate de San Fransisco à New Heaven, où il devait être jugé pour un crime qu’il n’avait pas commis et dont il fut plus tard acquitté. Le système répressif des Etats-Unis oblige les Panthers à payer des cautions énormes pour obtenir la liberté provisoire de leurs membres, lorsqu’ils se retrouvent en prison. Dès le commencement, j’ai sympathisé avec le mouvement et décidé d’aller aux USA. Comme les autorités me refusèrent le visa, j’entrai sans permission, par le Canada, à la barbe d’un policier gros et imbécile. Une fois à l’intérieur, je donnai une série de conférences dans les universités, pour collecter des fonds pour les Panthers. Alors que j’étais en Californie, je rencontrai Angela Davis : c’est elle qui traduisit mon intervention à l’université de Los Angeles. Les mois pendant lesquels j’ai partagé la vie des Panthers, mangé et voyagé avec eux, m’ont convaincu que j’avais affaire à un mouvement révolutionnaire d’une qualité exceptionnelle. Ce que j’admire le plus chez eux, c’est leur courage d’affronter la suprématie des racistes blancs, même si c’est au prix de leur vie ; leur volonté de créer une nouvelle culture noire à partir du ghetto et non des universités (ni même des université noires); leur haine de la « civilisation chrétienne occidentale » – une haine que je partage depuis longtemps.

Juan Goytisolo : Les Panthers connaissaient-ils votre pièce Les Nègres ? Qu’en pensaient-ils ?

Jean Genet : Certains l’avaient lue depuis longtemps. Angela Davis, par exemple, m’a dit l’avoir lue deux fois. Une première fois, lorsqu’elle n’avait que seize ou dix-sept ans, et plus tard, lorsqu’on la joua aux USA. Elle me dit qu’à la première lecture, elle fut choquée : l’image que je donnais du problème était beaucoup trop brutale ; mais les faits et sa propre expérience la persuadèrent ensuite que j’avais raison.

Juan Goytisolo : Pendant très longtemps, vous n’avez été connu que comme un auteur scandaleux : l’apologiste du vol, de la trahison, de l’homosexualité. Le long ouvrage que vous a consacré Sartre a été traduit avec succès aux Etats-Unis. Les Panthers l’avaient-ils lu ?

Jean Genet : Tous étaient au courant de ma vie, et je peux affirmer que jamais je ne me suis heurté au moindre soupçon d’un reproche moral. Au contraire, ma biographie me rapprochait d’eux dans la mesure où j’étais moi aussi un paria marginalisé par la société. Un homme de la valeur de Jackson écrivit de sa prison qu’il regrettait de n’avoir pas menti, volé ou escroqué à cause de l’obéissance implicite aux canons de la morale occidentale qu’il représentait. David Milliard avait dans sa serviette un exemplaire du livre de Sartre et souvent il en discutait avec moi, pour rire. A mon retour en France, il m’a même demandé un article sur l’homosexualité et la révolution pour le journal des Panthers. Et cela n’était pas seulement dû à mon influence. Avant de me rencontrer, Huey Newton avait préconisé l’alliance des Panthers avec les différents groupes opprimés par la société américaine, entre autres les homosexuels du Gay Liberation Front. Les Panthers se sont débarrassés de ce puritanisme casse-pieds, d’essence chrétienne, que les pays socialistes avaient copié sur la bourgeoisie.

Juan Goytisolo : Le comportement des Panthers différait, selon vous, de celui des groupes politiques radicaux des pays européens. Pouvez-vous expliquer en quoi ?

Jean Genet : Les différences sont énormes. Il y a chez les Panthers une spontanéité, une liberté morale intellectuelle, un sens de l’humour que jamais je n’ai rencontrés en Europe. Je crois que c’est parce qu’ils ont fait table rase de tous les résidus de christianisme qui continuent à infecter les groupes révolutionnaires européens. Si le F.B.I ne m’avait pas cité à comparaître pour entrée illégale aux USA, avec l’intention de m’expliquer, je serais encore auprès d’eux.

Juan Goytisolo : Les mouvements féministes américains accusent les hommes de male chauvinism. Croyez-vous qu’on puisse étendre cette accusation aux Panthers ?

Jean Genet : Sincèrement, non. Si certains mouvements noirs continuent de traiter les femmes comme des êtres de seconde classe, ce n’est pas le cas des Panthers. Peut-être y avait-il un peu de cela dans le groupe de Cleaver, mais dans les derniers temps tous les vestiges du leardership classique ont été éliminés. L’évolution de Jackson, tout au long de ses lettres, est extrêmement significative. Les femmes participent activement au mouvement et éduquent les enfants dans les idées révolutionnaires des Panthers –  plutôt que de confier leur éducation à leurs ennemis mortels, les Américains racistes avec leur panoplie de dieux blancs, de vierges blanches, de saints blancs, de principes blancs… Une des caractéristiques les plus positives des Panthers est l’absence de leader charismatique, cette plaie qui a perdu tant de mouvements révolutionnaires.

Juan Goytisolo : Quels sont les penseurs qui ont influencé leur idéologie ?

Jean Genet : Malcom X, Frantz Fanon, William Du Bois, Frederic Douglas… Grâce à eux, ils ont pu comprendre le déracinement et la perte d’identité de la nation américaine, le fait que l’etablishment les avait coupés de leurs racines, qu’il leur avait imposé sa langue et ses noms et des formes de vie aliénantes destinées à conforter la suprématie blanche, occidentale et chrétienne… Ils ont lu Marx, Lénine, Hô Chi Minh, Che Guevara, Giap. Les pays avec lesquels ils ressentent le plus d’affinités sont le Viêt-nam et les régimes progressistes africains et arabes. Par exemple, leurs relations avec les Palestiniens sont très intenses. De même, au commencement, Cuba les a beaucoup séduits, mais plus aujourd’hui, à cause de l’influence soviétique.Che Guevara, Giap.

Juan Goytisolo : Quel est l’objectif fondamental des Panthers ?

Jean Genet : Avant tout, ils luttent contre le racisme blanc américain, et en même temps ils créent leur propre culture, une culture libérée de tout vestige d’esclavagisme et de l’oncle tomisme. Et comme cela n’est pas possible sous le gouvernement des Nixon, Reagan, et Hoover, ils proposent de transformer le pays, avec l’aide des autres mouvements radicaux, en société socialiste multiraciale.

Juan Goytisolo : Début 1971, vous avez passé plusieurs mois en Jordanie dans les guérillas de Al Fataj, et vous avez écrit ensuite quelques articles à ce sujet. Selon vous, existe-t-il entre les deux mouvements des liens ou des ressemblances ?

Jean Genet : Les Panthers et Al Fataj représentent deux nations spoliées, dépouillées de leur identité par l’impérialisme. J’ai rencontré chez les membres de l’un et de l’autre groupes la même générosité, le même esprit de sacrifice, la même absence d’égocentrisme. La différence c’est que pendant que les uns se battent dans les montagnes avec un armement semi-lourd et une liberté de mouvement dans les zones qu’ils contrôlent, les Panthers agissent dans la jungle des villes, harcelés sans arrêt par la police raciste des Etats-Unis. Cela explique la tension à laquelle ils ont été soumis, et une grande crispation nerveuse.

Juan Goytisolo : Plutôt que de militer pour les Panthers et les Palestiniens, pourquoi ne militez-vous pas au sein des mouvements gauchistes ou au parti communiste français ?

Jean Genet : Pour une raison très simple. Parce qu’aucun parti ou groupe ne me l’a demandé. Peut-être l’image du voleur et de l’homosexuel les a-t-elle poussés à prendre leurs distances vis-à-vis d’un homme comme moi. Comme je l’ai déjà dit, cela n’a pas été un problème ni avec les Panthers ni avec les Palestiniens. Peut-être ont-ils reconnu en moi un damné de la terre et cela a-t-il renforcé, au contraire, nos liens de solidarité. D’autre part, je peux dire que je me sens beaucoup plus proche de Jackson mort que d’un Français mort. Jamais je ne me suis senti patriote français. La France est pour moi un pays comme les autres. La patriotisme n’est que chauvinisme, et, en fin de compte, racisme. Et moi, je me sens beaucoup plus près des Palestiniens ou des Panthers que des Français. Quand j’écris en français, je me heurte à la même difficulté que Jackson qui emploie la langue anglaise : utiliser la langue, les mots, la syntaxe de l’ennemi. Depuis que j’ai commencé à écrire, j’ai toujours écrit contre mon pays. Si je pouvais, je dépouillerais les Français de tout ce dont ils s’enorgueillissent : Jeanne d’Arc, Descartes, Louis XIV, etc. J’aimerais prouver que Jeanne d’Arc était anglaise, Descartes allemand, etc. Cela dit, que ce soit avec les Panthers, en Palestine ou en France l’ennemi auquel je me heurte est toujours le même.

Juan Goytisolo : L’impérialisme ?

Jean Genet : Oui, et plus précisément l’impérialisme américain. Les Etats-Unis sont aujourd’hui responsables de tout ce qui se passe dans le monde. Où que je milite, je me retrouve toujours en face d’armes américaines, de mercenaires américains, d’arguments impérialistes et de racistes américains. Ma haine de la société yankee est telle que si je vomissais, je crois que je vomirais les étoiles de son drapeau.

Juan Goytisolo : Croyez-vous qu’il y ait une contradiction entre le Genet de la légende sartrienne, l’auteur de théâtre et le militant politique d’aujourd’hui ?

Jean Genet : A première vue, on peut le penser, mais à bien réfléchir je crois qu’il y a une continuité latente tout au long de ma vie. Mon enfance dans un orphelinat d’Etat et dans les maisons de redressement pour jeunes délinquants m’a certainement prédestiné à comprendre le problème de peuples déracinés comme les Palestiniens et le peuple noir des Etats-Unis. Ce n’est pas non plus un hasard si j’ai écrit il y a douze ou treize ans deux œuvres connues comme Les Nègres et Les Paravents, où je mettais en scène la nécessité d’une lutte révolutionnaire des Noirs et des Algériens. En un sens, mon militantisme actuel est inscrit dans la logique des choses.

Juan Goytisolo : Après la mort brutale de Jackson, que comptez-vous faire ?

Jean Genet : Il faut lutter avant toute chose pour que Angela Davis et les deux coaccusés de Jackson ne connaissent pas le même sort que lui. Angela, comme Newton, comme Seale et d’autres courent un danger gravissime et il faut mobiliser l’opinion publique pour empêcher un nouveau crime. Quant à Jackson, je suis sûr que sa mort contribuera à l’avènement de centaines, de milliers de nouveaux Jackson, décidés à lutter et à mourir pour la cause du peuple noir.

Juan Goytisolo : Comment voyez-vous l’avenir du mouvement révolutionnaire noir américain ?

Jean Genet : Malgré la répression implacable des racistes, les Panthers ont déjà remporté des victoires énormes. En même temps, les jeunes Noirs des Etats-Unis se sentent orgueilleux d’être noirs et s’imposent aux Blancs comme tels. C’en est fini de l’époque où ils utilisaient des produits cosmétiques et se défrisaient les cheveux. Maintenant, ils les laissent en liberté par provocation, comme ces merveilleuses infantes que peignait Velasquez, uniquement pour se faire voir, pour montrer qu’ils existent et qu’ils sont différents. Quand un peuple prend conscience de son identité et affirme ses propres valeurs, il devient invincible.