De même que, depuis que le monde est monde, les communistes sont moustachus, les socialistes mélancoliques, les radicaux, eux, ces gens étranges (qui sont républicains modérés mais pas modérément républicains) les radicaux sont divisés.
Comme certains organismes vivants se reproduisent par scissiparité, le radicalisme se multiplie par divisions. C’est un parti où, sous un auguste dénominateur, de multiples numérateurs, au-dessus du trait de séparation horizontal, s’emploient à créer un ensemble chamarré, où chacun n’est jamais tout à fait le même et jamais tout à fait semblable. Le radicalisme argentin est une variation exotique de cette loi métaterrestre de l’existence intramondaine, qui s’applique, donc, aux laïcs démocrates, les radicaux, mais aussi aux pommes de terre et aux cristaux de neige : l’impossibilité de la similitude. Le Parti Radical argentin a longtemps été la force d’opposition au péronisme, si tant est que l’on puisse discuter avec ce monstre phagocyte, ce Titan dévorant ses enfants, ce trou noir de droite qui avala la gauche, et réciproquement. Mais enfin, pendant longtemps, le radicalisme fut l’opposition, décorative, parlementaire, sénatoriale, du péronisme. Aujourd’hui, à l’heure du kirchnérisme, ce trou noir de gauche qui avala la droite, et réciproquement, aujourd’hui le Parti Radical Argentin est divisé non pas en deux tendances, ce qui serait épique, ce qui serait cornélien, non pas en trois tendances, ce qui serait ridicule, mais bien en quatre tendances, ce qui est tout bonnement innommable. Le problème est le suivant : que faire lors des élections générales de 2015, lorsqu’il s’agira de remplacer Cristina Fernandez Kirchner (dite CFK), elle-même remplaçante de son mari défunt Nestor élu en 2003, et qui ne peut, Constitution oblige, se présenter à nouveau. Et bien, face à ce dilemme, les radicaux hésitent. Vous avez les radicaux, qui, entre gens de gauche, se disent qu’il s’agirait tout de même de s’allier au candidat du camp Kirchnériste. Ce candidat sera désigné après une primaire ouverte au sein du parti de la présidente, et c’est Daniel Scioli, ancien vice-président qui est le favori du camp officiel, un favori que toute l’Argentine, même kirchnériste, semble trouver terne. « Cet homme est un valet, ce n’est pas un chef » me souffle un vieux paysan, les dents brunies par le maté qu’il avale. Il est d’une élégance provinciale, avec une chemise de flanelle, un veston comme les laboureurs des tableaux de Courbet en mettaient les jours de mariage, en velours, couleur de boue, et il éclate de rire après chacune de ses phrases, ni par gêne ni par moquerie, simplement comme si chacun de ses propos étaient la plus énorme des blagues qu’on puisse trouver sur terre. Il entreprend de m’expliquer la situation. « Scioloi ne vaut rien, ce n’est pas un chef ».  Alors je lui parle des radicaux, ce qui le fait sourire. Car, pour en revenir à notre problème, les radicaux, comme des lapins pris en chasse devant les entrées parallèles d’un sous-bois, hésitent mortellement. Soit l’alliance avec le kirchnérisme, donc, soit l’alliance avec les anti-kirchnéristes, soit l’alliance avec les kirchnéristes parallèles, soit l’autonomie, avec de bonnes chances de finir dernier de l’élection (c’est ce que souhaite un dénommé Julio Cobos, un homme, dit-on, de grande valeur). Comme dans un problème de mathématiques avec des singletons et des ensembles de nombres finis, des histoires d’appariement et de dénombrement, le radicalisme argentin s’essaye à toutes les combinaisons. Moi (revenant vers le paysan) : Et pour qui allez-vous voter alors si ce n’est Scioli – ce qui est illogique vu votre Kirchnérisme ? Lui : Je ne sais pas (l’homme à la peau de papyrus éclate de rire). Je suis kirchnériste, c’est vrai, Christina m’a donné une retraite, elle a donné du travail et un toit aux paysans comme moi, et elle fait de l’Argentine la seule nation qui tient tête aux fonds vautours (éclat de rire).  – Moi, têtu : Alors donc c’est pour Scioli ? – Lui : Puisque je vous dis que c’est un incapable (hé hé).  – Moi : Alors, pour Massa, le kirchnériste dissident. – Lui : On ne trahit pas Christina comme ça. Massa est un opportuniste (hé hé). – Moi (comptant sur mes doigts) Alors… pour Macri, le libéral opposant ? –  Lui : C’est un voleur. – Moi : Alors il ne vous reste plus que Cobos, le radical. – Lui : Oui, lui c’est un chef, pour gouverner, il faut un vrai chef (de nouveau, les rires). – Moi (en sueur) : Mais Cobos s’est opposé à la Présidente ! Il l’a trahie ! Et il l’a trahie, justement, dans un conflit où il a pris, contre elle, le parti des grands patrons agricoles et du monde rural conservateur. Vous qui êtes loyal à la Présidente et paysan, c’est voter contre son camp. – Lui, nullement embarrassé, se proposant de réajuster ma vue, égarée loin des considérations normales : C’est vrai, c’est ce qu’a fait Cobos, mais il avait tort. Mais c’est ainsi que font les chefs. Cobos est un chef, mon vote est pour lui. » Une pause. J’attendais l’éclat de rire. Il ne vint jamais.
La politique argentine est donc une alchimie secrète, et les électeurs semblent comme des jeunes filles, à minuit et demie, sur la place d’un village, lors d’une fête paroissiale, qui, après avoir dénigré chacun des danseurs en sabots, trop gauche, trop gras, trop maigre, finissent par faire un choix arbitraire, perdu pour perdu. Ces appariements semblent d’un mystère plus profond que la construction des pyramides (cette affaire de transport des pierres ? et y avait-il un échafaud ? Un plan ? est-ce qu’il n’y a pas un rapport avec les Illuminati ?). Dans le café de la grosse ville de Mendoza, les discussions s’animent, s’envolent, comme une pâte de levure, d’abord crapoteusement tiède et plate, puis soudain aérienne, énorme.
Mendoza dirige l’ouest du pays par sa puissance et sa richesse, c’est la capitale du vin argentin, c’est une cité blanche, propre, un oasis au milieu du désert, dont on a pris soin de chapeauter chaque rue par une couronne de branchages, en plantant un nombre grandiose de platanes, là, à chaque mètre ou presque. Les bâtiments sont courts sur pattes, espacés, ce sont des banques et des bureaux d’ennui, des coquets immeubles extravagants juste ce qu’il faut, ouvrant sur des larges rues où, avec tempête, rien ne s’engouffre. Des promeneurs font poliment le tour de ces grandes places où il ne se passe nulle chose ; des gens, dans les cafés, commentent ces rondes bourgeoises autour du vide en s’offusquant qu’on perde ainsi son temps ; les guides de Mendoza vous présentent les buveurs de café observateurs des promeneurs contemplant les platanes comme un trait piquant et fabuleux de leur civilisation mendozienne. Vous ne vous étonnerez donc pas si je vous dis que Mendoza est radicale, « radicale modérée » précise une dame charmante, qui tient en laisse son chien et, par là, un peu d’aventure. On lit, dans le café principal, « Perfil », un hebdomadaire raisonnablement scandalisé par le cours de la politique contemporaine, et passionnément intéressé par l’édification des masses qui savent le lire, qui méritent de le lire, et il se trouve que « Perfil », un an avant le vote, donne un sondage. Vainqueur : Massa, le traître flamboyant (29%). Deuxième, au coude à coude avec son poursuivant : Scioli, le pantouflard désigné (24%), puis Macri, le challenger controversé, moderne, libéral, gominé, qui a le vent en poupe (22%). Les radicaux sont quatrième, et, assez peu étrangement, des gens, chez les radicaux, trouveraient formidable de soutenir un candidat avec un certain potentiel et une certaine capacité d’honorer ses dettes plus tard, un candidat quel qu’il soit mais si possible vainqueur, et, réciproquement, les trois adversaires en tête jurent sur la tombe de cent mille héros de guerre-pompiers-sauveurs d’enfants, que, de tous temps, eh bien, oui, pourquoi ne pas l’avouer à présent, ils étaient assez proches philosophiquement et peut-être même plus que cela, du radicalisme. La politique est décidément une affaire compliquée.
Mais, en dehors de Mendoza, ce n’est pas cela, ce sondage, qui intéresse les gens. Ce qui fait dresser la tête des buveurs de bière de la Boca, à la mi-temps des matchs de football, ce qui illumine le sourire de mon paysan entre deux rasades d’hilarité, c’est une image, troublante. Maximo Kirchner, fils du président Nestor de qui il est un sosie épais et timide, fils de Cristina la présidente, infant de ce Royaume si souvent ubuesque, Maximo a parlé en public, pour la première fois dimanche dernier devant des jeunes kirchnéristes, et chaque Argentin l’a écouté, s’en agite, l’a trouvé émouvant, gauche mais émouvant, sympathique, avec des mots simples et justes, et d’ailleurs, après tout, les tee shirts à son nom sont déjà prêts, ils ont servi deux fois. « Maximo Kirchner, président ? » demandais-je donc partout cette semaine à chaque Argentin que je rencontrai. « Non, il est trop frêle, ça fera un gouverneur, un maire, pour l’instant » répliqua l’homme de la campagne, avec un air supérieur, expert et goguenard, comme si la politique était affaire de maturité et de saisons, comme si  je lui avais proposé de manger des fraises en hiver, ou de tuer un cochon avant qu’il n’atteigne la Saint-Vincent de sa troisième année. « Oh ! ce ne serait pas raisonnable », conclue pour sa part la petite dame de Mendoza, devant une assemblée approbatrice, ployée comme des corbeaux sur leurs tasses de laid chaud pas trop sucré. Maximo Kirchner est prédit futur intendant (maire) de Rio Gallegos, le grand port de la Patagonie. En attendant mieux, la fois d’après ?