À propos de « La Légende noire de Jacques Lacan » de Nathalie Jaudel, paru le 4 septembre aux éditions Navarin-Le Champ freudien.

Le livre que Nathalie Jaudel vient de publier[1], en réponse au Jacques Lacan[2] d’Elisabeth Roudinesco, se lit avec plaisir. Il est écrit dans une belle langue qui sert la vigueur de la démonstration, sans effets inutiles, débordements de pathos ou travers rhétoriques. On se réjouit donc de la rigueur sans lourdeur ni obscurité d’un propos qui réussit à être savant, sans cuistrerie, ni jargon.
La démarche de N. Jaudel consiste à rappeler un auteur aux exigences de la discipline dont elle se prétend, celles de l’histoire. Il s’agit en effet, en s’attelant à une biographie historique, de ne pas être partisan, au service d’une mémoire particulière ou d’un parti au conflit. Or, E. Roudinesco est un témoin personnel de l’histoire dont elle parle, liée par sa mère aux grands conflits qui ont marqué la vie de Lacan. Son travail qui se veut scientifique est profondément pétri de son transfert hainamoré envers « Le maître », comme elle dit. La voici donc acteur et spectateur, témoin et juge. La confusion entre les deux registres infiltre tout son propos, le point de vue personnel et engagé contaminant le récit, ce que notait parmi d’autres Jacques Derrida. L’illusion donnée d’un certain détachement objectif masque mal la pente évidente au pamphlet. Sous le vernis scientifique, c’est « l’intrusion d’auteur » : le chercheur soi-disant neutre finit par « n’entendre que sa propre voix » (Schopenhauer, cité page 30).
N. Jaudel démonte la méthode à l’œuvre par la critique de style, de la place et du choix des témoins, des commentaires et des sources. À cette occasion, des outils remarquables sont mis en jeu, qui relèvent aussi bien de la stylistique, de la critique littéraire et de la poétique (au sens de Genette), que de l’épistémologie, de l’histoire comme science.
L’essentiel est la référence à la psychanalyse elle-même et à son éclairage, car c’est bien l’engluement dans son transfert négatif qui aveugle E. Roudinesco et explique sa passion : amour du savoir d’un côté, et haine de l’Un de jouissance de l’autre, sont les deux faces de son lien à Lacan.
La thèse de ce qui se présente comme « l’histoire d’un système de pensée » est fondée sur une fracture : Lacan est dit remarquable tant qu’il fait retour à Freud et commente lumineusement celui-ci ; puis il bascule quand il fait œuvre personnelle. L’acmé de son enseignement et la ligne de partage des eaux, c’est le Séminaire XI. Après, c’est le déclin puis « l’implosion crépusculaire »[3]. Tout se passe comme si l’ombre bienfaisante et paternelle de Freud le garantissait contre ses mauvais penchants, qui se libéraient alors. La fondation de l’École freudienne de Paris le propulse en place de maître incontesté, sans limite ni mesure. C’est alors, selon cette thèse, son pacte faustien avec le Diable, concomitant de sa rencontre avec les élèves de l’École normale supérieure. Ceux qui connaissent l’enseignement de Jacques-Alain Miller ne peuvent qu’être pris de fou-rire en apprenant qu’il serait responsable de la réduction de l’œuvre de Lacan à « une totalité sans contradiction »[4] ! L’idée est d’autant plus étonnante que celle qui se présente comme historienne de la psychanalyse affirme à plusieurs reprises que très tôt le système de la pensée de Lacan est mis en place, sine variatur, avec des concepts clés qui ne bougeront plus, alors même que J.-A. Miller n’a cessé de mettre en évidence les changements et les ruptures internes d’un enseignement qui, sur trente ans, voit les mêmes lettres et les mêmes signifiants revêtir des significations diverses.
Le fil de La Légende noire de Jacques Lacan est la démonstration des effets ravageants d’une passion mauvaise qui aboutit, par le biais d’un dénigrement systématique et permanent, à réduire à néant tout ce qui a été invention. Notons que ce transfert négatif opère à l’inverse de celui que Lacan avouait à l’égard de Freud. Chez Lacan, en effet, avoir le père de la psychanalyse à l’œil a soutenu son effort incessant pour expliquer le texte freudien, en comprendre la logique interne, sans l’aveuglement béat des thuriféraires et des hagiographes. Ici, le procès est à charge. N. Jaudel rend évident, exemples documentés à l’appui, avec quel style E. Roudinesco sait jouer à merveille de tous les ressorts d’une rhétorique de l’insinuation et du soupçon. Le choix des signifiants obéit ainsi à un impératif inavoué : suggérer la folie de Lacan et sa malhonnêteté de toujours (sinon même héréditaire) et convaincre le lecteur d’un processus, évident depuis 1975 au moins, selon elle, de détérioration crépusculaire de la personne et de la pensée. De ce fait, quinze ans d’enseignement sont jetés aux ordures.
Sérieux épistémologique et éthique des conséquences étaient ici requis, pour dresser le portrait d’un Lacan tel qu’en lui-même, d’un vrai Lacan, aussi loin des hagiographes que des pamphlétaires. « Ce qui est impardonnable, c’est de le rater », dit justement N. Jaudel (page 154).
Le roi est nu, semble dire E. Roudinesco, réduisant une vie et une œuvre à une caricature mi-obscène, mi-risible. « Rétablir les droits de la demi-teinte, du chatoiement, de l’équivoque, de la note discordante, du fragment et de l’inconsistance » : c’est ce qu’aurait permis, au lieu de la mise en doute radicale du moindre propos de Lacan, une « attention », fût-elle neutre, à l’énonciation de celui qui a toujours revendiqué d’être l’analysant de son propre séminaire.
On en vient donc à regretter le livre qu’E. Roudinesco aurait pu écrire et qu’elle s’est interdit de faire : Lacan dans sa singularité.Jacques-Lacan-detoure

On trouve, page 179 et suivantes de La Légende noire de Jacques Lacan, ce qu’on peut appeler une contre-épreuve (ou plutôt son ébauche). N. Jaudel, réfutant tous les a priori de l’historienne officielle, y dépeint, au lieu d’« un homme tout entier brûlé par la passion de devenir célèbre » comme le premier aventurier prétentieux venu, un analyste « porté par un inépuisable désir, élevé à l’incandescence ». Et ce qui est ici précieux, c’est qu’elle ne tombe dans aucun des travers qui ont été ceux de Jones dans sa biographie de Freud. Le profil qu’elle fait surgir sans aucune complaisance évoque un personnage féodal égaré du XVIIe siècle, un guerrier solitaire prenant à bras le corps, dans l’effort et la difficulté, la tâche de former des analystes « à la hauteur de cette fonction qui s’appelle le sujet ». Nous le voyons aussi en Œdipe à Colone, « irréductible jusqu’au terme » et « absolument irréconcilié », s’avançant devant nous dans sa démesure.
Le Lacan d’E. Roudinesco, quant à lui, n’a jamais rien inventé. Pas une idée qui lui soit propre, pas un mot qu’il n’ait pillé sans le moindre scrupule, généralement sans citer ses sources et en niant ses dettes. Le lecteur qui ne se serait pas confronté à l’œuvre de ce Lacan ne pourrait qu’être dissuadé de le faire, toute la production étant réduite à une fumisterie prétentieuse et alambiquée. Un travers de la méthode roudinesquienne résulte de l’influence qu’exerce sur elle, de son propre aveu, l’approche généalogique d’Henri F. Ellenberger (L’Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard, 2001). L’effet courant de cette façon de chercher les sources d’une idée, d’explorer sa genèse à partir de ses antécédents et de ses prémices, est d’effacer toute nouveauté et toute création : Freud est déjà dans Schopenhauer et Lacan dans Georges Bataille, comme les Évangiles sont tout entiers dans l’ancien Testament. Autrement dit : rien de neuf sous le soleil ! Tout est continuité, répétition et éventuellement plagiat. Outre Ellenberger (pour qui il n’y a pas d’invention de l’inconscient par Freud, mais une simple variation sur un thème galvaudé depuis Mesmer et les occultistes), Michel Henry (Généalogie de la psychanalyse, Puf, 1985) a aussi utilisé jusqu’à la corde cette veine, montrant que toute l’œuvre de Freud n’est que reprise des impasses philosophiques, des errements de la métaphysique et ressassement d’apories qui se résument à des faux-sens et des contresens. Au fond, tout cela est la logique du Crépuscule des idoles : il n’y a pas de grands hommes ni de penseur de génie. Tout au plus y a-t-il d’habiles illusionnistes.
N. Jaudel oppose à cette logique celle de Georges Canguilhem et de Michel Foucault (page 249), déplaçant l’axe de l’épistémologie de la filiation aux mutations et aux ruptures. Cet accent, qu’il faudrait comparer avec celui de Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983), permet de penser efficacement l’invention et la nouveauté, les changements de paradigme.
Quoiqu’E. Roudinesco se défende de verser dans le genre psychobiographique, dont Lacan a dit tout le mal qu’il fallait penser, c’est bien à quelque chose de ce type qu’elle s’adonne. Le ravage est que, par ce biais, toutes les élaborations de Lacan sont réduites au statut de production pathologique. Chacune se trouve ainsi dépouillée de toute portée opératoire, toute valeur heuristique étant niée, au profit d’une psychologisation pseudo-historique. Du coup, le lecteur qui voudrait être initié est dissuadé de connaître les concepts et de les accueillir.
L’attitude de N. Jaudel est à l’opposé : elle consiste à reconnaître dans chaque notion émise au cours du Séminaire son statut de réponse à une question précise, au joint de la pratique et de la théorie. Pour elle, l’œuvre n’est pas réductible au simple produit de l’histoire personnelle d’un sujet : elle rompt plutôt avec celle-ci en tant que solution (page 239). Comment accueillir en effet une pensée, sinon en cherchant sa cohérence interne et son rapport avec les objets qu’elle traite ? Comment parler de Lacan, sans se souvenir au moins qu’il n’a cessé d’être un analyste, aux prises avec l’appareillage doctrinaire freudien et avec l’expérience des cures, dont il s’agissait pour lui d’interroger la portée, les moyens et la pertinence ? Or c’est bien sur ce seul plan qu’une hypothèse de travail devrait être jugée : à quoi répond-elle ? quelle problématique s’agit-il de comprendre ? est-ce un outil pour construire le matériel recueilli dans l’expérience ?
Voilà en quelques notes de lecture ce qui interdit à E. Roudinesco d’avoir perçu la portée d’un style propre, atypique et atopique, « hétérodoxe » mais assumant son « hérésie » c’est-à-dire son choix. Voilà ce qui lui fait rater cette affirmation résolue, solitaire et singulière, d’un analyste faisant face sans réserve – mais pas sans angoisse – aux conséquences de son excommunication. « De cette contingence, il va faire destin », écrit N. Jaudel (page 214). E. Roudinesco eut pu voir, dans ce moment historique où s’amorce selon elle une mort intellectuelle annoncée, ce que Lacan appelait un choix forcé : disparaître, ou pousser jusqu’au bout et jusque dans ses conséquences ultimes ce qui s’appelle un désir décidé. Au lieu de la caricature complaisante d’un Jacques l’imposteur fascinant, elle aurait eu alors accès à l’Un-tout-seul d’une refondation de l’analyse.
C’est de nous l’indiquer si brillamment que je remercie de tout cœur Nathalie Jaudel.
Roudinesco E., Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993.
Ibid., p. 1918 ; cité p. 37.
Ibid., p. 1869 ; cité p. 124.