Des années qu’elle dirige d’une main de fer les pages littéraires des Inrockuptibles, qu’elle critique, choisit, conseille ces romans que le Paris branché doit lire ou éviter. En plus d’être titanesque, la tâche qui incombe à Nelly Kaprièlian est cruciale : faire exister la littérature dans un monde qui fait tout pour la fuir, dans une ère de zappeurs frénétiques où le livre comme objet ne cesse de perdre de sa valeur. Chaque semaine, le défi de la journaliste littéraire est donc de se rappeler au bon souvenir de ceux qui achètent encore des magazines et des livres. Trois, quatre pages hebdomadaires pour le faire. Une noble mission.

Puisque le monde des médias fonctionne de façon concentrique, on peut voir et entendre Nelly Kaprièlian à la télévision et à la radio en plus de la lire. Au fil de ses saillies médiatiques, la journaliste littéraire s’est façonnée un style. Articulation claire, avis tranchés, langue sûre d’elle-même et attitude un brin altière, parisienne, délicieuse, voilà quelques-unes de ses caractéristiques. Des carapaces autant que des boucliers, des armes défensives bien utiles pour pouvoir continuer à (bien) faire son métier.

Peau blanche, cheveux noirs et lèvres rouges. Voilà pour le masque.

Passons maintenant à la plume. Pour devenir enfin écrivain, Nelly Kaprièlian a choisi Greta Garbo. En décembre 2012, la garde-robe de la Divine est exposée durant trois jours à Los Angeles avant d’être vendue aux enchères. Des centaines de fans se massent pour assister à l’événement, tous sont venus pour tenter de ramener chez eux un bout de l’intimité de l’icône hollywoodienne. Parmi ces adorateurs, « chérisseurs » ou fétichistes, on trouve Nelly Kaprièlian, venue en reportage et revenue à Paris avec un manteau rouge ayant appartenu à l’actrice. L’histoire commence. Que lit-on dans Le manteau de Greta Garbo ? Certainement la volonté de mieux cerner les contours d’un continent mystérieux et d’une existence entourée de secret : Garbo.

Le livre de Kaprièlian repose sur une idée simple : le vêtement raconte la femme. Il ne l’habille pas, il la dévoile. Lorsqu’elle enfile un chemisier, met une jupe, boutonne un manteau, la femme ne se couvre pas, elle se dénude. Ce n’est dès lors pas un hasard si Hollywood, cette machine à créer du fantasme, a compris très tôt « l’impact du vêtement à l’image », si Samuel Goldwyn venait du gant, Louis B. Mayer de la chaussure tandis qu’Adolph Zukor, fondateur de la Paramount, était fourreur. Poursuivons. Derrière cette passion des hommes à habiller les femmes, il y a peut-être autre chose que la pulsion érotique. Il y cet autre fantasme de se l’approprier par une force détournée. De la faire sienne. De la faire chose. De « la posséder, via le style, corps et âme ». Soit, comme le dit Kaprièlian, de « La tuer, un peu, chaque fois ». C’est à ce moment que les fils rouges du roman se multiplient. En parlant de Garbo, Kaprièlian parle évidemment un peu d’elle. En se prenant comme exemple, l’auteure évoque ses expériences, ses rencontres (professionnelles ou amoureuses). Elle écrit tantôt comme une romancière, tantôt comme la journaliste qu’elle n’a jamais cessé d’être. C’est justement dans cet entre-deux, quelque part entre biographie classique et dévoilement du je, que réside tout l’intérêt du livre. Le manteau Garbo fourmille d’anecdotes et de références. En parlant d’un âge d’or, en illustrant ce qu’était la vie de Garbo, le roman raconte en négatif notre époque, Dita Von Teese, le « Bling Ring », Alexander McQueen. En plus d’être fin, c’est intelligent.

Il y a, pour finir, un dernier élément clé qui donne toute son ampleur au roman. Deuxième partie du livre, à mi parcours, Kaprièlian s’arrête net, elle interrompt la trajectoire de Garbo pour parler de la tragique destinée de ses ancêtres arméniens. Voilà ici des pages qu’il faut lire attentivement car elles réactivent la précieuse mémoire du génocide arménien. Les anecdotes sont poignantes, on sort ici clairement de la fiction pour arriver vers l’intime et les souvenirs. Par la suite, l’auteur nous livre plusieurs pages d’une grande justesse sur le quotidien d’autres ancêtres, ses immigrés basanés, pestiférés, rejetés par une France qui avait certes besoin d’eux mais ne les désirait pas vraiment…

C’est ainsi par la plume que le masque de Nelly Kaprièlian tombe. Et puisqu’il contient déjà tant d’intime, il y a fort à parier que ce premier roman fera le sel des prochains livres de l’auteur.