« La cause des femmes ! La cause des gays ! J’en ai marre de ces agités qui s’excitent pour des combats déjà gagnés ». Simon Laroche, rapporteur de la Commission des libertés publiques, discute avec Daisy Bruno, la présentatrice de l’émission radiophonique Controverses. Ils sont dans le studio, mais l’enregistrement n’a pas encore officiellement commencé. Le thème abordé sera la pénalisation des consommateurs de pornographie sur internet. Quelques minutes auparavant, dans le même studio et devant la même journaliste, un représentant de la communauté gay et la porte-parole d’une organisation féministe ont débattu de ce sujet. Simon Laroche, dont les fonctions consistent à veiller à la préservation des données personnelles, est invité à donner un avis sur cette disposition. Car pour pénaliser les mateurs de vidéos pornos, il faudra bien aller fouiller dans les ordinateurs de tout un chacun… La petite phrase de Simon, énoncée sur un ton badin avant l’enregistrement, va déclencher une polémique formidable. Tout a été filmé, le « off » devient public, diffusé. Ce qui n’était qu’une phrase lâchée sans y penser n’est pas « recevable ». N’est pas « politiquement correct ». Dans le même temps, les ordinateurs s’affolent et les mails que l’on croyait avoir supprimés arrivent sur les écrans de n’importe qui, pagaille numérique déclenchant vindicte et règlements de compte.
Benoît Duteurtre, dans L’Ordinateur du Paradis, met en scène une société qui ressemble à la nôtre. Les points d’exagération ne sont que les marqueurs littéraires de l’anticipation sociale. Par exemple, le lycée que fréquente le fils Laroche a été baptisé Lycée John Lennon, ou bien encore, sur les trajets aériens de moins d’une heure, on voyage debout dans la carlingue. Le roman se déroule aujourd’hui, ou, disons, demain moins le quart. La bien-pensance est la norme : regarder des vidéos pornographiques c’est mal, surtout si les actrices sont mineures – mais comment savoir ? – ; railler les revendications de telle ou telle communauté sexuelle c’est mal – il n’est même pas question d’en plaisanter. Il faut une communication officielle lisse, mais il faut également que les propos tenus dans la vie courante soient tenus. Gare au dérapage. Et gare au cloud et à nos surfs traqués. Nous sommes en liberté sous surveillance, on ne peut plus se promener tranquillement dans le cyberespace.
Duteurtre balaie un paysage mental et sociétal, mais aussi un paysage tout court. À la façon de Houellebecq, qu’il admire, il décrit des villes uniformisées, zones piétonnières bordées des mêmes enseignes de maroquinerie, de coiffeurs franchisés, de comptoirs bancaires ou de boutiques de modes. Description désespérante, emblématique d’un autre « lissage ». Après le discours « politiquement correct », le territoire est, semble-t-il, « territorialement correct ». Laroche écume sa ville – Paris, jamais nommée – à la recherche de passages préservés, d’hôtels surannés et d’échoppes où officient des vendeuses qui n’ont pas été recrutées sur casting, vendant des chapeaux datant d’avant la prédominance des pays émergeants sur la confection mondiale et attendant la tête de leur client.
Simon Laroche rend son âme, emblématiquement, dans les bras de Voltaire. Et paraît devant saint Pierre. Mais, patatras ! L’administration céleste tient la dragée haute à la terrestre, et les normes du politiquement correct sont aussi en vigueur dans l’autre monde… Heureusement, l’enfer existe.
On se souvient que dans Service clientèle, en 2003, Benoît Duteurtre appuyait là où ça commençait à faire mal : nos tracasseries quotidiennes, services après-ventes injoignables, inefficaces, anxiogènes. Dans L’Ordinateur du Paradis, les tracasseries sont des drames traités sur le mode presque pamphlétaire. En une décennie, le monde que nous décrit Duteurtre a singulièrement évolué vers l’insupportable et le totalitaire – entendons par là un carcan idéologique figé, poli et policé, inéluctablement subi sans espoir de remédiation. Le piège de cette vision – qui n’est pas fausse, et dont on peut penser qu’elle est simplement biaisée – est le recours à une nostalgie peut-être un peu facile. L’enfer supposé terrible est un paradis : Laroche, condamné aux feux éternels pour avoir visionné des vidéos pornos, se retrouve sur un quai de gare fleurant bon un passé mythifié, trains partant à l’heure, wagons-restaurants et non comptoirs où l’on fait la queue pour ingurgiter un sandwich sans goût, autorisation de fumer et d’avoir recours aux services de prostituées, possibilité de dire tout haut ce que l’on pense sans avoir à subir les foudres d’une censure plus mentale qu’institutionnelle. C’était le bon temps… On pourrait, toutefois, imaginer un avenir meilleur autrement que comme un retour à un passé idéalisé. Cela n’est pas envisagé dans le roman.
Le roman alterne les vicissitudes terrestres et célestes de Simon Laroche. Les premières pages, extraordinaires, nous plongent au cœur de l’« après », envisagent la vie après la mort sous l’angle chrétien – les péchés commis durant la vie sur terre et leurs conséquences sur la vie éternelle. La vie après la mort, dans L’Ordinateur du Paradis, est une succession de tergiversations administratives. D’autres écrivains se sont penchés sur le thème – le dernier en date, sous bénéfice d’inventaire, est Jean Claude Bologne avec Fermé pour cause d’Apocalypse (éd. Pascal Galodé, 2013). Simon Laroche, le personnage de Benoît Duteurtre, est tout heureux de se retrouver dans un enfer qui, par retournement, lui est un paradis. C’est là le pied-de-nez de l’auteur à la vision qu’il nous a donnée de notre quotidien, infernale.
L’anticipation sociale est rarement réjouissante. L’apocalypse est toujours pour demain, que nous préparons consciencieusement, semble-t-il. Mais nos défauts, nos erreurs manifestes, nos errements, devraient nous pousser à rêver et à inventer. Le constat n’est rien, rien d’autre qu’un constat, s’il ne nous conduit pas à concevoir l’inédit.