La « visite au grand écrivain » est, depuis toujours, le rite initiatique de tout adolescent décidé à se consacrer lui-même à la littérature. On sait que Philip Roth, dans ce superbe roman qu’est « l’Ecrivain fantôme », avait donné de ce rite une version passablement ironique, et même franchement désopilante. L’humour n’est pas absent non plus du récit que nous livre ici Susan Sontag, où elle évoque sa propre adolescence, et sa visite à Thomas Mann, en Californie, à la fin des années quarante. Un récit qui nous restitue surtout, au-delà du portrait subtil d’une jeune lycéenne américaine intimidée et d’un vieil écrivain européen au sommet de la gloire, le témoignage d’un inévitable malentendu…

Tout ce qui entoure ma rencontre avec lui revêt, dans ma mémoire, les couleurs de la honte.
Décembre 1947. J’avais quatorze ans et j’étais pleine d’impatience, d’admiration pour cette réalité vers laquelle je m’élancerais, une fois délivrée de ce long emprisonnement qu’était l’enfance.
J’en entrevoyais la fin. Déjà aux portes de l’adolescence, je terminais mes études secondaires à quinze ans. Et alors, et alors… tout s’épanouirait. Mais jusque là il fallait attendre, tuer le temps (je n’avais encore que quatorze ans). Récemment transférée du désert de l’Arizona du Sud vers la côte sud  de la Californie, un nouveau cadre de vie s’offrait à moi, avec de nouvelles perspectives d’évasion ; ce que j’appréciais énormément. Ma mère, veuve affligée d’une incurable bougeotte, s’était remariée en 1945 avec un as de l’aviation américaine ; il était beau, couvert de décorations et de blessures glorieuses qui avaient nécessité une année d’hospitalisation (il avait été descendu cinq jours avant le jour J), puis un séjour réparateur dans le désert. Grâce à lui, ma mère semblait enfin se fixer quelque part. L’année suivante, notre nouvelle famille ainsi formée – mère, beau-père, petite sœur, chien, gouvernante irlandaise au salaire fantaisiste, reste des jours passés, et enfin moi, la pièce rapportée, étrangère à ce nouveau climat – quittait le bungalow en stuc d’une rue sale des faubourgs de Tucson où nous avait rejoints le capitaine Sontag, pour s’installer dans une jolie villa à volets, entourée de haies de roses et de trois bouleaux, sise à l’entrée de la vallée San Fernando ; là, je faisais habituellement semblant de rester assise tranquillement à contempler le déroulement d’un facsimilé de vie familiale et du reste de ma peu convaincante enfance. Pendant les week-ends, mon beau-père, débarrassé maintenant de son uniforme mais toujours aussi militairement boute-en-train, régnait sur le barbecue du patio où s’entassaient les biftecks et les épis de maïs enduits de beurre, bien entortillés dans leurs cornets d’aluminium. Je mangeais… mangeais ! Comment faire autrement quand on a devant soi une mère osseuse et morose, toujours en train de chipoter sa nourriture ; son apathie était aussi inquiétante que la gaieté du capitaine. Non, vraiment, impossible d’imaginer qu’ils se mettent à jouer maintenant les rôles de membres d’une même famille ! Il était trop tard ! J’étais déjà loin d’eux, je fuyais, même si mon visage ressemblait en tous points à celui de ce bébé grandi trop vite qu’était la fille aînée de la famille et qui s’évertuait à mastiquer avec enthousiasme son quatrième épi de maïs ;  en fait, j’étais déjà partie. (Les Français se facilitent la tâche en disant « je suis moralement parti » mais continuent à traîner sur les lieux.) Il fallait juste que passent ces dernières années de mon enfance. Pendant son déroulement (un mot emprunté au vocabulaire de guerre qui m’a permis, pour la première fois de ma vie, d’éprouver une certaine condescendance à l’égard du temps présent, tout en espérant un avenir meilleur), il n’était pas interdit de faire semblant d’apprécier les petites récréations familiales, d’éviter les conflits et de s’empiffrer aux dépens des parents. A vrai dire, je redoutais les conflits plus que tout au monde. Et j’avais toujours faim.
J’avais aussi l’impression d’avoir la vie dure car je m’étais fixé pour tâche d’éviter l’imbécillité (il me semblait que je me noyais dedans), les stupidités des copains de classe et des professeurs, les platitudes affolantes que j’entendais à la maison. Les spectacles comiques hebdomadaires agrémentés de rires pré-enregistrés, le sirupeux hit-parade, les comptes rendus hystériques des jeux de base-ball et des combats de professionnels à la radio, dont la tapage emplissait le living-room tous les soirs de la semaine et plus encore ceux des week-ends, me tourmentaient infiniment. Je grimaçais des dents, je tortillais les mèches de mes cheveux, je me rongeais les ongles, mais je restais polie. Bien que peu attirée par les plaisirs nouveaux des petites faubouriens du voisinage dont ma sœur avait vite fait ses délices, je ne m’estimais pas inadaptée ;  je pensais qu’on acceptait, sur ma bonne mine, cette enveloppe d’affabilité dont je m’affublais (j’étais bien un fille !). Ce que les autres pensaient de mo m’étais complètement égal ; à mes yeux ils étaient tous étonnamment aveugles et peu curieux ;  moi qui mourais d’envie de tout apprendre, de tout connaître et de découvrir enfin la raison de cette différence exaspérante qui existait entre moi et ceux que j’avais rencontrés jusqu’à présent, j’étais sûre qu’il y avait ailleurs des tas de gens qui me ressemblaient. Il ne me vint jamais à l’idée qu’il pu y avoir un obstacle sur ma route.

Un appétit démesuré de lecture

 
Je ne broyais pas du noir, je ne boudais pas, non parce que j’estimais que se plaindre ne servait à rien mais plutôt parce qu’il y avait un revers à la médaille : d’un côté mon insatisfaction, de l’autre, une sorte de ravissement qui m’avait en fait terriblement contrariée pendant toute mon enfance parce que je ne pouvais le partager avec personne et que son poids s’accentuait de jour en jour. Depuis notre dernier déménagement, j’avais des accès de jubilation presque toutes les nuits ; car dans les huit maisons ou appartements où nous avions vécu avant de venir ici, je n’avais jamais eu de chambre personnelle. Une porte bien à moi, quel rêve ! Je l’avais maintenant et je pouvais lire pendant des heures à la lumière d’une lampe de poche, non pas caché sous les couvertures, mais à l’air libre.
J’avais eu dès ma plus tendre enfance un appétit démesuré de lecture (lire, c’était couper à même dans la chair de mes parents) ; je lisais n’importe quoi : les contes de fées, les bandes dessinées (j’en avais une importante collection), l’Encyclopédie Compton, les Bobbsey Twins et autres séries Stratemeyer, des livres sur l’astronomie, la chimie, la Chine, des biographie de savants, tous les récits de voyage de Richard Halliburton, et bon nombre de classiques de l’époque victorienne. Après quoi, trainant dans l’arrière-boutique d’un magasin d’articles de bureau et de cartes de vœux découvert, dans les années quarante, dans la ville basse de Tucson, je me noyais avec délices dans les profondeurs de la Bibliothèque moderne. J’y trouvais tous les ouvrages de base et, au dos de chacun d’eux, des titres de livres qui allaient figurer sur ma première liste. Je n’avais plus qu’à les acheter (quatre-vingt dix cents les petits formats, un dollar vingt-cinq les grands). Chaque œuvre me faisait découvrir de nouveaux horizons qui se déroulaient devant moi comme un mètre de menuisier. Un mois après mon arrivée à Los Angeles, je repérais une vraie librairie, la première de toutes celles dont je deviendrais la cliente assidue au cours de ma vie : la librairie Pickwick, sur Hollywood Boulevard, où je me rendais presque chaque jour en sortant de l’école pour lire, debout, quelques-uns des ouvrages de la littérature mondiale, les achetant quand je le pouvais, les volant quand je l’osais. Chacun de ces vols me plongeait dans un abîme de remords pendant des semaines, mais comment faire autrement avec si peu d’argent de poche ? Il me paraît curieux aujourd’hui de n’avoir jamais songé à aller dans une bibliothèque. C’est qu’il me fallait posséder mes livres, les voir bien alignés sur les étagères le long des murs de ma minuscule chambre, comme des divinités tutélaires, des vaisseaux spatiaux qui m’appartenaient.
L’après-midi, je partais à la chasse aux trésors. J’avais toujours détesté rentrer à la maison tout de suite après la classe. A Tucson, à part mes visites au magasin d’articles de bureau, la plus exaltante façon de repousser au plus tard le retour au foyer était une promenade le long de Old Spanish Trail jusqu’au pied des collines de Tanque de Verde où je pouvais examiner de près les terribles cactus géants et les figuiers de Barbarie, fouiller le sol à la recherche de marantes, de serpents, de jolies petites pierres à collectionner dont j’emplissais mes poches, imaginer que j’étais perdue ou seule au monde à survivre, souhaiter être un Indien ou encore le « Cowboy Solitaire [1] ». La plupart du temps, après l’école, je grimpais dans le trolley sur Chandler Avenue et me hâtais de gagner, non pas les faubourgs de la ville, mais son centre même. A quelques blocs du merveilleux carrefour de Hollywood Boulevard et de Highland Avenue, se trouvait mon agora, composée de bâtiments à un ou deux étages, du Pickwick Building et d’un magasin de disques dont les propriétaires me permettaient de passer des heures chaque semaine dans les cabines d’écoute où je me gorgeais de musique ; il y avait aussi un kiosque de journaux internationaux où je pouvais lire sans les acheter Partisan Review, Kenyon Review, Sewanee Review, Politics, Accebt, Tiger’s Eye, Horizon. Devant l’entrée principale du magasin, se trouvait une porte toujours ouverte que je franchis un jour sans la moindre gêne, à la suite de deux jeunes gens si beaux qu’il me semblait n’avoir jamais rien vu de pareil ;  je cru entrer dans une salle de gym, mais m’aperçus très vite que j’avais pénétré dans l’un des studios de répétition de la compagnie de ballet de Lester Horton et de Bella Levitzky. Oh l’âge d’or ! J’étais consciente de le vivre. Je m’abreuvais à mille sources avec des pailles multicolores. Dans ma chambre, je faisais des pastiches des histoires que j’avais lues et je tenais mon journal. J’écrivais des listes de mots pour enrichir mon vocabulaire, et d’autres, de toutes sortes ;  je jouais au chef d’orchestre en écoutant mes disques et lisais tous les soirs jusqu’à en avoir mal aux yeux.

Des amis

Susan Sontag dans sa jeunesse.
Susan Sontag dans sa jeunesse.

Bientôt j’eus aussi des amis, à peine plus âgés que moi, à mon grand étonnement. Des amis avec lesquels je pouvais parler de ce qui me préoccupait, et cela m’enchantait. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils aient lu autant que moi ;  il me suffisait de les voir disposés à lire les livres que je leur prêtais. En musique, c’était mieux encore : j’étais novice. Quelle bénédiction ! Mon désir d’en savoir davantage plus encore que mon désir de partager ce que je savais déjà me procura mes premiers amis : deux élèves de terminale auxquels je m’attachais peu après mon entrée en deuxième année, dont les connaissances musicales étaient très supérieures aux miennes : non seulement ils étaient tous les deux des instrumentalistes compétents – Elaine jouait de la flûte et Mel du piano – mais avaient grandi ici, en Californie du Sud où tant de virtuoses étrangers avaient trouvé refuge et travaillaient dans les grands orchestres symphoniques financés par les principaux studios de cinéma :  on pouvait les entendre le soir jouer de la musique religieuse ou de la musique de chambre contemporaine devant les petits auditoires de connaisseurs disséminés à travers la région, sur des centaines de kilomètres. Elaine et Mel assistaient souvent à ces concerts et leur goût raffiné était fortement influencé par une nette tendance, prédominante à Los Angeles dans les années quarante, à s’imprégner d’une haute culture musicale : il y avait la musique de chambre… et le reste. (L’opéra était placé si bas sur l‘échelle des valeurs musicales à l’époque qu’il ne méritait même pas d’être mentionné).
Chacun de mes amis était « mon meilleur ami ». Pour moi, il n’y avait pas d’autre solution. En dehors de mes mentors musicaux – qui s’inscrivirent à U.C.L.A. l’automne suivant – j’avais un camarade de deuxième année qui devint mon romantique chevalier servant pendant mes deux dernières années d’études secondaires et qui devait me suivre au collège qu’à treize ans j’avais déjà choisi comme étant celui auquel j’étais destinée de tout temps : celui de l’Université de Chicago. Peter était orphelin de père et réfugié (moitié français, moitié hongrois). Sa vie avait été encore plus marquée que la mienne par de continuels déplacements. Son père ayant été arrêté par la Gestapo, lui et sa mère avaient fui Paris et gagné le Sud de la France ;  de là  ils s’étaient embarqués en 1941 pour New York, via Lisbonne. Après un court séjour dans une pension du Connecticut, Peter vivait maintenant de nouveau avec sa mère, la rousse Henya, bronzée à souhait, unique en son genre (aussi jeune sinon aussi belle que ma propre mère). Notre amitié se noua dans la cafétéria de l’école par un échange de vantardises sur les prestigieuses qualités de nos pères défunts. Peter était l’ami avec lequel je discutais du socialisme et de Henry Wallace, celui dont je tenais la main et sur l’épaule duquel je pleurais pendant la projection, au cinéma Laurel, de Rome, ville ouverte, la Symphonie pastorale, les Enfants du paradis, Jeunes Filles en uniforme, la Femme du boulanger, Brève Rencontre et la Belle et la Bête. Nous faisions aussi des promenades à bicyclettes dans les canyons et dans Griffith Park où nous culbutions dans l’herbe en nous embrassant. Si mes souvenirs sont exacts, les trois amours de Peter étaient sa mère, moi et sa bicyclette de course. Il était brun, maigre, nerveux et grand. Et moi, la plus jeune de la classe, j’étais toujours plus grande que la plupart des garçons ; or, malgré ma bizarre indépendance d’esprit pour tout ce qui concernait les athlètes sportifs, j’avais, sur les questions de taille, les idées les plus abjectement conventionnelles ; un ami devait non seulement être le meilleur, mais aussi le plus grand. Peter était le seul à remplir cette dernière condition.
L’autre « meilleur ami » que j’eus – un élève de deuxième année aussi, mais dans un autre lycée –  était Merrill ;  nous devions rentrer ensemble à l’Université de Chicago. Calme, trapu et blond, il avait tous les signes extérieurs du « petit futé », du « beau gars à faire rêver toutes les filles ». Pourtant, avec mon œil infaillible pour dépister les solitaires (sous n’importe quel déguisement), je m’étais vite aperçu qu’il était intelligent. Vraiment intelligent et dont susceptible d’être rangé dans une catégorie à part. Il parlait d’une voix douce et basse, souriait parfois timidement des yeux, pas de la bouche. Merrill était le seul de mes amis dont j’étais absolument folle. J’adorais le regarder. Je voulais me fondre en lui ou qu’il se fonde en moi : il était de quelques centimètres plus petit que moi. Quant aux autres obstacles, ils étaient redoutables : Merrill était cachottier, calculateur (au sens littéral du mot : sa conversation était émaillée de chiffres !) et souvent je ne le trouvais pas assez ému par ce qui me touchait. J’étais impressionnée par son côté pratique, par con calme dans les situations où je perdais le mien. J’aurais été incapable de dire ce qu’il éprouvait pour la très convaincante famille dont il était nanti, composée de sa mère, de son vrai père, d’un jeune frère (une espèce de génie des mathématiques) et de ses grands-parents. Merrill n’aimait pas parler de sentiments alors que je brûlais du désir d’exprimer les miens en les projetant sur quelque chose ou quelqu’un que j’admirais ou qui m’indignait.
Nous aimions les mêmes choses : d’abord la musique – il avait des années d’étude de piano derrière lui (son frère jouait du violon et j’étais jalouse car, des années auparavant, j’avais supplié ma mère de me faire donner des leçons de piano et finalement abandonné la partie devant son refus). C’est lui qui me permit d’assister gratuitement à des concerts en me faisant engager comme ouvreuse (au Hollywood Bowl en été) ;  en échange, je l’amenais régulièrement aux abonnements de musique de chambre du lundi, les fameuses «  Soirées sur le toit » qu’Elaine et Mel m’avaient fait découvrir. Nous nous constituions la même collection idéale de disques (en 78 tours, inconscients du proche avènement du disque de longue durée) et unissions nos efforts dans les sombres mais fraîches cabines d’écoute du magasin de disque de Highland. Il venait chez moi, même lorsque mes parents étaient là. J’allais aussi chez lui où je rencontrais souvent sa mère, toujours mal fagotée mais accueillante en diable : elle s’appelait – et je me souviens que ce nom me gênait horriblement – Honey [2].

La musique

Nos moments d’intimité, nous les vivions dans nos voitures respectives. Merrill avait un vrai permis de conduire ; le mien n’était que celui des « juniors », valable en Californie pour les jeunes de quatorze à dix-huit ans et m’autorisant à conduire simplement la voiture de mes parents. Mais comme nous ne disposions l’un et l’autre que des voitures de nos parents, cela ne faisait pas de différence. Dans la Chevrolet bleue des parents de Merrill ou la Pontiac verte des miens nous allions, la nuit, nous jucher au bord de Mulholland Drive : à nos pieds s’étendait la mer scintillante des lumières de la ville, comme un interminable aéroport. Sans nous préoccuper des amoureux occupés à s’accoupler dans les voitures voisines, nous nous livrions à nos propres plaisirs. D’une voix aiguë et pas toujours très juste nous nous lancions des défis : « Ecoute et dis-moi ce que c’est ». Jaillissait alors un thème musical que l’autre devait reconnaître. Nous confrontions nos mémoires ;  les devinettes sur les numéros Koechel des œuvres de Mozart pleuvaient ; il y en avait cent vingt-six et nous en avions mémorisé la plus grande parti. Nous discutions des mérites respectifs des Quatuors Busch et de Budapest (j’étais une inconditionnelle de celui de Budapest), nous nous demandions s’il serait immoral, étant donné ce que Elaine et Mel nous avaient dit du passé nazi de Gieseking, d’acheter ses enregistrements des œuvres de Debussy et essayions de nous convaincre que nous aimions les morceaux joués le lundi précédent aux « Soirées sur le toit » par John Cage sur un piano dissonant. Et puis, nous parlions du nombre d’années que Stravinski pouvait encore avoir à vivre.
Cette question revenait sans cesse sur le tapis. Certes, nous éprouvions une certaine déférence envers les gloussements rauques et sourds de John Cage et nous savions que nous étions censés apprécier une certaine mauvaise musique ; nous écoutions dévotement les œuvres de Toch, Krenek, Hindemith, Webern, Schoenberg et que sais-je encore (nous avions un appétit énorme et de solides estomacs !). Mais c’était la musique de Stravinski que nous aimions par-dessus tout. Et comme Stravinski nous paraissait horriblement vieux (nous l’avions vu à deux concerts du lundi dans le petit auditorium du Wilshire Ebell quand Ingolf Dahl dirigeait une de ses œuvres), nos craintes pour sa vie avaient fait naître en nous un irrésistible fantasme « à deux » : nous devions mourir pour notre idole. La question – et nous nous la posions souvent – était de savoir dans quelles conditions devait s’accomplir ce sacrifice que nous envisagions avec tant de plaisir. Combien d’années de survie accorder à Stravinski en échange de notre mort immédiate ?
Vingt ans ? Oui, sûrement. Mais c’était trop facile et trop beau pour oser l’espérer. Vingt ans de survie pour ce merveilleux vieillard sans prétention qu’était Stravinski à nos yeux, c’était tout simplement vertigineux pour les enfants de seize et quatorze ans que nous étions, Merrill et moi en 1947. (Quelle merveille de penser aujourd’hui qu’il a vécu plus longtemps que cela). Exiger vingt ans de plus pour cet être extraordinaire en échange de nos vies, c’était un signe de ferveur bien trop faible.
Alors, quinze ? Pourquoi pas ?
Non, dix ? Tu parles !
Cinq ? Nous commencions à flancher. Mais refuser semblait un manque de respect, d’amour. Qu’était ma vie, celle de Merrill – insignifiantes vies de lycéens, pleines de promesses pourtant et, à nos yeux, incontestablement semées de réussites – devant l’éventuelle possibilité d’offrir au monde cinq années de plus de créations de Stravinski ? Cinq ans ? D’accord.
Ou peut-être quatre ? Je soupirais. Allons, Merrill, continuons.
Trois ? Mourir seulement pour trois années de plus ?
Généralement, nous nous mettions d’accord sur quatre ;  c’était un minimum. Oui. Pour donner à Stravinski quatre années de survie, nous étions l’un et l’autre prêts à mourir tout de suite, sur place.
Lire et écouter de la musique : la satisfaction de n’être plus que soi-même. Que presque tout ce que j’aimais et admirais ait été produit par des gens aujourd’hui morts (ou très vieux) ou venus d’ailleurs –  d’Europe surtout – me semblait inéluctable.

La Montagne magique

Susan Sontag en 1970.
Susan Sontag en 1970.

J’accumulais les dieux. Ce que Stravinski était pour la musique, Thomas Mann le devint pour la littérature. Dans cette cave d’Aladin, qu’était pour moi le Pickwick, le 11 novembre 1947 – je viens de prendre ce livre sur l’étagère de ma bibliothèque et d’y retrouver la date, inscrite sur la page de garde en écriture italique que j’étudiais alors – j’achetai la Montagne magique.
J’en commençai la lecture le soir même et eus du mal à respirer au début. J’avais entre les mains, non pas n’importe quelle nouveauté, mais une œuvre bouleversante, source de découvertes et d’explorations. Toute l’Europe envahissait ma tête – et je pleurais sur elle. La tuberculose, cette maladie légèrement honteuse, comme le sussurait ma mère, dont mon vrai père – si difficile à imaginer pour moi – était mort il y avait longtemps bien loin d’ici, et qui semblait, maintenant que nous étions installés à Tucson, n’être plus qu’un petit malheur ordinaire, cette tuberculose prenait ici des couleurs pathétiques et prodigieusement intéressantes sur le plan spirituel. Le communauté de malades atteints du poumon, installée au sommet de la montagne, était une version nouvelle, certes bien plus exaltante, de ce pittoresque village au climat bénéfique, planté dans le désert avec ses vieux hôpitaux et sanatoriums, où ma mère avait dû s’installer autrefois à cause d’une enfant souffrant d’asthme : moi.  Mais là, sur la montagne magique, les personnages étaient des idées et les idées, des passions, comme je l’avais toujours pressenti. Mais les idées elles-mêmes me mettaient à rude épreuve et je m’enflammais tour à tour pour l’élan humanitaire de Setembrini ou le rayonnement et le mépris de Naphta. Et le doux, l’infiniment bon, le chaste Hans Castorp, cet orphelin imaginé par Mann, était le héros selon mon cœur, sans défense parce qu’il était orphelin et aussi parce que la pudeur de ma propre imagination me le faisait voir ainsi. J’aimais la tendresse un peu condescendante avec laquelle Mann en a fait le portrait : un peu simplet, trop sincère, docile, médiocre (tel que je me voyais moi-même, en réalité). La tendresse ! Et si Hans Castorp n’était qu’une espèce de sainte nitouche (horrible accusation que ma mère m’avait un jour jetée à la tête) ? Voilà ce qui le rendait à mes yeux si différent des autres ! Je reconnaissais sa vocation de piété ; sa solitude à peine supportable, vécue poliment parmi les autres ;  sa vie au train-train pénible (et que ceux qui ont la charge de nous élever estiment si bénéfique pour nous) ponctuée de conversations libres et passionnées. C’était une merveilleuse transposition de ma propre routine quotidienne.
Pendant un mois, le livre m’accompagna partout. Je le lus d’une traite, trop excitée pour écouter ma raison qui me soufflait de le lire plus lentement, de le savourer. Il me fallut cependant ralentir le rythme de la page 334 à 343. Quand Hans Castorp et Claudia Chauchat parlent enfin d’amour, mais en français, langue je n’avais jamais étudiée. Soucieuse de ne rien laisser échapper, j’achetai un dictionnaire français-anglais et traduisis leur conversation mot à mot. Arrivée à la dernière page j’étais si contrariée à l’idée d’abandonner le livre que j’en repris la lecture et, pour garder le rythme que méritait une telle œuvre, je m’obligeais à le relire à haute voix à raison d’un chapitre chaque soir.
Ensuite, je voulus le prêter à un ami, pour partager avec quelqu’un d’autre le plaisir que m’avait procuré cette lecture et en parler. Début décembre j’apportai donc la Montagne magique à Merrill. Et Merrill, qui lisait sur-le-champ tout ce que je lui conseillais, l’adora. Bravo. Et alors il me dit : «  Pourquoi n’irions-nous pas le voir ? » Et c’est à cet instant que toute ma joie se transforma en honte.
Je n‘ignorais évidemment pas qu’il habitait ici. La Californie du Sud, dans les années quarante, vibrait de la présence de célébrités de tous genres. Mes amis et moi savions que non seulement Stravinski et Schonberg vivaient ici, mais aussi Mann, Brecht (j’avais vu récemment son Galilée avec Charles Laughton, dans un des cinémas de Beverly Hills), ainsi que Isherwood et Huxley. Mais il me paraissait aussi inimaginable d’entrer en contact avec l’un deux que d’avoir une conversation avec Ingrid Bergman ou Gary Cooper qui habitaient aussi dans le coin. C’était même encore moins envisageable. Car on voyait souvent les vedettes descendre de leurs limousines sur les trottoirs brillamment éclairés de Hollywood Boulevard lors des premières au Palais du Cinéma, bravant la foule de leurs fans qui les harcelaient et qu’endiguaient des barrières de policiers. J’avais vu, aux actualités, des reportages sur le sujet. Mais les dieux de la haute culture avaient débarqué d’Europe pour vivre, presque incognito, parmi les citronniers et les plagistes, dans une architecture néo-bauhausienne et parmi les fantasmes des amateurs de hamburgers. J’étais sûre qu’ils n’étaient pas censés être assaillis par des fans impatients de s’ingérer dans leur intimité. Evidemment, contrairement aux autres exilés, Mann avait des activités publiques. Avoir été aussi honoré en Amérique que le fut Thomas Mann au cours des dernières années trente et des premières années quarante semble plus anormal que d’avoir été l’écrivain le plus connu du monde. Reçu à la Maison Blanche, présenté par le vice-président lors d’une de ses conférences à la Bibliothèque du Congrès, Mann avait l’envergure d’un oracle dans l’Amérique « bien-pensante » de Roosevelt ; il proclamait que l’Allemagne de Hitler était le mal absolu et annonçait la prochaine victoire des démocraties. L’émigration n’avait pas émoussé son goût – ni son talent – pour le côté représentatif de son personnage. S’il restait encore, de l’Allemagne, quelque chose de bon, c’était ici, en Amérique (preuve de sa bonne qualité) et sous les traits de cet homme qu’il fallait le chercher. Et s’il existait un Grand Ecrivain, complètement différent de l’idée que s’en faisait l’Amérique, c’était bien lui.
Enivré par la lecture de la Montagne magique, je ne songeais pas une seconde que Mann était « ici », au sens littéral du mot. Dire qu’à cette époque je vivais en Californie du Sud et que Mann vivait en Californie du Sud, c’était donner un sens différent au mot « vivre » et au mot « en ». Où qu’il fût, je n’étais pas. Que ce soit en Europe ou dans le monde au-delà de l’enfance, le monde des choses sérieuses. Non, pas même cela ! Pour moi, il était un livre. Ou plutôt, des livres, car j’étais maintenant plongée dans Histoire de trois décades [3]. A l’âge de neuf ans – que je considérais comme faisant encore partie de l’enfance – j’avais vécu pendant des mois les transes et l’affliction à la lecture des Misérables. (C’est le chapitre où Fantine est obligée de vendre ses cheveux pour survivre qui avait fait de moi une socialiste convaincue.) Pour moi, Thomas Mann était immortel, et par conséquent aussi mort que Victor Hugo. Pourquoi chercher à le rencontrer ? J’avais ses livres.
 

 

 

 

Le coup de téléphone

Non, je ne voulais pas le voir. Un dimanche, Merrill était chez moi : mes parents étaient sortis et nous étions dans leur chambre, vautrés sur le couvre-lit de satin blanc. Malgré mes supplications, il avait apporté l’annuaire et cherchait à la lettre M.
« Tu vois ! Il est dans l’annuaire.
– Je ne veux pas le savoir.
– Si, regarde. »
Et il me mit l’annuaire sous le nez. Horrifiée, je lus : 1550 San Remo Drive, Pacific Palisades.
« C’est Ridicule ! Allons, arrête ! »
Et je sautai du lit. Impossible de croire Merrill vraiment capable d’agir de la sorte. Et pourtant…
« Je vais l’appeler », dit-il.
Le téléphone était sur la table de nuit près du lit, à côté de ma mère.
« Merrill, je t’en prie ! »
Il souleva le récepteur. Je bondis hors de la maison par la porte d’entrée toujours ouverte, traversai la pelouse et courus vers le bord du trottoir où était garée la Pontiac, la clé de contact en permanence sur le tableau de bord (où la ranger d’ailleurs sinon là ?). Et je restai débout au milieu de la chaussée, me bouchant les oreilles avec les mains comme si, de là où j’étais, j’avais pu entendre la voix de Merrill donner cet inimaginable et humiliant coup de téléphone.
Que je suis lâche, pensai-je pour la première ou la dernière fois de ma vie. J’inspirai profondément pour reprendre le contrôle de moi-même et me débouchai les oreilles avant de rebrousser chemin. Lentement.
Le porte d’entrée donnait directement sur le petit living encombré « d’objets de collection, comme disait ma mère et qui appartenait tous à l’art primitif américain. Silence. Je traversai la pièce, entrai dans la salle à manger, traversai le petit hall devant ma chambre et la salle de bains de mes parents et arrivai dans leur chambre.
Le récepteur du téléphone était raccroché. Merrill était assis au bord du lit, un large sourire aux lèvres.
« Ecoute, ce n’est pas drôle, lui dis-je. J’ai vraiment cru que tu allais téléphone ».
« Mais c’est ce que j’ai fait.
– Quoi ?
J’ai téléphoné, rétorqua-t-il, toujours souriant.
– Tu l’as appelé ?
– Il nous attend pour le thé dimanche prochain à quatre heures.
– Ce n’est pas vrai. Tu n’as pas fait ça !
– Pourquoi pas ? Ca n’a pas fait un pli.
– Tu lui as vraiment parlé ?, demandai-je prête à fondre en larmes. Comment as-tu osé faire une chose pareille ?
– Non, pas à lui personnellement. C’est sa femme qui a répondu. »
Je tâchai d’extraire de ma mémoire un portrait de Katia Mann d’après les photos que j’avais vues de Mann et de sa famille. Existait-elle vraiment, elle aussi ? Peut-être que si Merrill n’avait pas parlé directement à Mann, les choses n’étaient pas si graves que ça.
« Et que lui as-tu dit ?
– Que nous étions deux lycéens qui avions lu les œuvres de son mari et souhaitions le rencontrer.
Non ! Pas possible ! C’était pire encore que ce que j’avais imaginé. Mais qu’avais-je imaginé au juste ?
– C’est tellement… tellement stupide de ta part !
– Quoi donc ? Qu’est-ce qui est stupide ? Au contraire !
– Oh, Merrill… Merrill ! Je n’étais même plus capable de protester. Et que t’a-t-elle répondu ?
– Elle m’a dit : un instant, je vous prie, je vais chercher ma fille. Et alors la fille a pris l’appareil et j’ai répété la même chose.
– Ne parle pas si vite, interrompis-je. Alors, tu dis que sa femme a quitté le téléphone ; il y a eu une pause et ensuite tu as entendu une autre voix…
– Oui, une autre voix de femme, avec le même genre d’accent, qui disait « ici Mademoiselle Mann, que voulez-vous ? »
– Elle a dit ça ? Mais alors, elle était en colère, non ?
– Non, non, pas du tout. Elle a peut-être tout simplement dit « ici Mademoiselle Mann »… je ne me souviens pas exactement, mais elle n’avait pas du tout l’air fâché. Et puis après elle a ajouté « que voulez-vous ? ». Non ! Attends ! Elle a dit « qu’est-ce que vous voulez ? »
– Et alors ?
– Et alors j’ai répondu… tu sais… que nous étions deux lycéens qui avions lu les livres de Thomas Mann et souhaitions le rencontrer…
– Et elle a dit, poursuit-il obstinément, « un instant s’il vous plaît, je vais demander à mon père ». Et quand elle a repris l’appareil, un moment plus tard, elle a dit : « Mon père vous attend pour le thé dimanche prochain à quatre heures ».
– Et alors ?
– Elle m’a demandé si je connaissais l’adresse.
– Et alors ?
– C’est tout. Oh… elle m’a dit au revoir. »
Je contemplai un moment l’aspect irrévocable de la chose et murmurai à nouveau :
« Oh Merrill, comment as-tu pu faire une chose pareille ?
– Je t’avais dit que je le ferais », répondit-il.
La fin de la semaine fut pour moi un cauchemar de honte et de peur. Il me semblait insolent d’aller rendre visite à Thomas Mann. Et grotesque de le contraindre à perdre son temps avec moi.
Evidemment, je pouvais refuser d’y aller. Mais je craignais de laisser cet effronté, ce Caliban que j’avais pris pour un Ariel, se rendre chez lui sans moi. Malgré le respect que j’avais pour Merrill, il me semblait que tout à coup il se donnait les mêmes droits que moi d’adorer Thomas Mann. Je ne pouvais le laisser s’imposer à mon idole sans médiateur. En l’accompagnant, je pourrais au moins limiter les dégâts et rattraper ses gaffes les plus maladroites. J’avais l’impression (et c’est, dans mes souvenirs, ce qui me paraît le plus touchant) que la stupidité de Merrill, ou la mienne, pouvait faire du mal à Mann… Que d’ailleurs, la stupidité était toujours préjudiciable et qu’ayant pour cet homme la plus profonde vénération, j’avais le devoir de le protéger contre ce genre de blessure.
Merrill et moi nous nous sommes rencontrés deux fois pendant cette semaine-là, après la classe. J’avais renoncé à lui faire des reproches. J’étais moins fâchée contre lui mais de plus en plus malheureuse. Je me sentais prise au piège. Mais puisque je devais aller à ce rendez-vous, il fallait que je me rapproche de lui, que je fasse cause commune avec lui pour éviter le déshonneur.
Dimanche arriva. Merrill vint me chercher dans la Chevrolet, à une heure précise, au coin du trottoir devant mon domicile. (Je n’avais parlé à personne chez moi de cette invitation à Pacific Palisades) ; vers deux heures nous garions la voiture à deux cents mètres environ du 1550 San Remo Drive, large boulevard vide à cette heure d’où la vue de l’océan et, au loin, sur l’île Catalina était superbe.
Nous nous étions mis d’accord sur la façon d’engager la conversation. Je parlerais d’abord de la Montagne magique, puis Merrill interrogerait Mann sur ce qu’il écrivait actuellement. Le reste, nous allions le mettre au point maintenant, pendant les deux heures de répétition que nous nous étions accordées. Mais quelques minutes à peine après le début de notre discussion, incapables d’avoir le moindre idée de la façon dont il répondrait à nos questions, l’inspiration nous manqua. Que dit dieu ? Impossible de l’imaginer.
Alors nous nous sommes mis à comparer les mérites respectifs de deux enregistrements de la Jeune Fille et la Mort, puis à parler d’un des dadas de Merrill : la manière dont Gieseking joue le « Hammerklavier », que, pour ma part, je trouvais merveilleusement intelligente. Merrill ne semblait pas le moins du monde anxieux et donnait l’impression de croire que nous avions parfaitement le droit d’aller déranger Thomas Mann. Dans son esprit, nous étions des gosses intéressants, précoces, des prodiges – de deuxième ordre certes, mais des prodiges quand même (nous savions parfaitement qu’aucun de nous n’était un vrai prodige, quelqu’un comme le jeune Menuhin, par exemple ; mais nous étions incontestablement des prodiges d’appétit de savoir, de respect, sinon de talents) et il estimait que nous pouvions intéresser Thomas Mann. Pas moi. Nous n’étions, à mes yeux… que des virtualités. En fait, nous existions à peine.
Le soleil tapait et la rue était déserte. Seules quelques voitures passaient. A quatre heures moins cinq, Merrill relâcha le frein et la voiture glissa silencieusement en roue libre le long du boulevard. Il gara la voiture devant le 1550. Nous sommes descendus, nous nous somme étirés, avons émis quelques grognements d’encouragement mutuel, avons refermé les portières de la voiture aussi doucement que possible, avons remonté le chemin qui menait à la porte, avons sonné. Oh l’étrange petit carillon !
Une très vieille femme à cheveux blancs relevées en chignon ouvrit la porte, ne parut pas surprise de nous voir, nous invita à la suivre puis à attendre une minute dans la sombre entrée – il y avait un living-room à droite – et disparut au fond d’un long corridor.
« C’est Katia Mann, murmurai-je.
– Je me demande si nous verrons Erika », chuchota Merrill à son tour.
Un silence absolu régnait dans la maison. La vieille dame revint.
« Par ici, s’il vous plait. Mon mari va vous recevoir dans son bureau. »
Nous la suivîmes presqu’au bout de l’étroit couloir, au pied d’un escalier. Là, sur la gauche, se trouvait une porte qu’elle ouvrit. Nous la suivîmes et tournâmes encore une fois à gauche avant de nous trouver vraiment dans la pièce. Dans le bureau de Thomas Mann.

Susan Sontag en 1967, par Philippe Halsman.
Susan Sontag en 1967, par Philippe Halsman.

Je contemplai la pièce, spacieuse, avec un grande baie vitrée qui ouvrait sur une vue superbe, avant de réaliser qu’assis derrière une table massive, sombre et de style tarabiscoté, se trouvait Thomas Mann en personne. Katia Mann nous présenta : voici les deux jeunes lycéens, dit-elle ; et elle ajouta à notre adresse : voici le Docteur Thomas Mann. Il hocha la tête et murmura quelques mots de bienvenue. Il portait un nœud papillon et un costume beige, comme sur la planche illustrée des Buddenbrooks. Qu’il ressemblât tellement à cette photographie où il posait pour la postérité fut pour moi un premier choc. La similitude était étrange, prodigieuse. Il me semble aujourd’hui que, si je me sentis si troublée, ce n’était pas simplement parce que je rencontrais pour la première fois un être dont je m’étais si fortement représenté l’aspect extérieur d’après des photographies, mais parce que, jusqu’à présent, toutes les grandes personnes que j’avais rencontrées affectaient d’être détendues. Mann, lui, était aussi détendu que sur ses photographies. Cela tenait de la gageure. On aurait dit qu’il posait en ce moment même. Mais la photographie en pied que je gardais en mémoire ne m’avait pas permis de l’imaginer aussi frêle ; je n’avais pas remarqué sa presque totale calvitie, la blancheur de sa peau, les taches de ses mains où affleuraient désagréablement les veines, la petitesse de ses yeux ambrés derrières ses lunettes. Il se tenait très droit et semblait très très vieux. En fait, il avait soixante-douze ans.
J’entendis la porte se refermer derrière nous. Thomas Mann nous fit signe de nous asseoir sur deux chaises à dossier droit placées devant sa table. Il alluma une cigarette et s’appuya contre le dossier de sa chaise.
Et nous voilà partis…

Mon « Parsifal », et mon « Faust »

Il parla sans se faire prier. Je me souviens de sa gravité, de son accent, de la lenteur de son débit ; jamais je n’avais entendu parler aussi lentement.
Je lui dis combien j’avais aimé la Montagne magique.
Il répondit que c’était une œuvre très européenne, qui retraçait les conflits latents de la civilisation de cette région du monde.
« C’est bien ce que j’ai compris », lui dis-je.
Qu’avait-il écrit récemment ?, demanda Merrill.
« Je viens de terminer un roman en partie basé sur la vie de Nietzsche, répondit-il en s’arrêtant longuement, de façon troublante, entre chaque mot. Mon héros n’est cependant pas un philosophe, mais un grand compositeur. »
« Je sais combien la musique vous tient à cœur », aventurai-je, espérant ainsi alimenter la conversation pendant un bon moment.
« La musique allemande reflète à la fois les hauts et les bas de l’âme de son peuple », dit-il.
« Wagner… », hasardai-je, inquiète à l’idée de provoquer une catastrophe ; je ne connaissais aucun de ses opéras ; mais j’avais lu l’essai que Mann lui avait consacré.
« Oui », dit-il en saisissant un livre qui était sur la table ;  il l’ouvrit, le referma tout en gardant son pouce entre deux pages pour marquer un repère ;  il le repose, l’ouvrit à nouveau. « Comme vous le voyez, en ce moment je compulse le quatrième volume de l’excellente biographie de Wagner écrite par Ernest Newman. »
Je tendis le cou pour voir de mes yeux le titre du livre et le nom de son auteur. J’avais vu cette biographie au Pickwick.
« Mais la musique de mon compositeur n’a rien à voir avec celle de Wagner. Elle se réfère au système dodécaphonique de Schonberg. »
Merrill dit que nous nous intéressions tous les deux beaucoup à Schonberg. A cela, notre grand homme ne répondit rien. Voyant un air de perplexité envahir les traits de Merrill, je l’encourageai du regard.
« Votre roman sortira-t-il bientôt ?, demanda Merrill.
– La personne chargée de le traduire est au travail.
– Ah oui ! H.T. Lowe-Porter, murmurai-je, prononçant pour la première fois ce nom dont les deux initiales obscures et le trait d’union prétentieux me fascinait.
– C’est sans doute mon œuvre la plus difficile à traduire, poursuivit-il. Madame Lowe-Porter n’aura jamais eu, je crois, une tâche aussi dure. »
« Ah ! », fis-je. Je n’avais jamais imaginé que H.T.L.-P. cachât quoi que ce soit de particulier mais j’étais surprise d’apprendre que ce nom était celui d’une femme.
« Il faut une connaissance approfondie de l’allemand et beaucoup de savoir-faire, car quelques-uns de mes personnages parlent des dialectes. Et le diable – car oui, en effet, le diable est l’un des personnages de mon roman –  s’exprime en allemand du XVIème siècle », fit Thomas Mann lentement, très lentement. Un petit sourire aux lèvre, il ajouta : « Je crains fort que cela ne signifie pas grand-chose pour les lecteurs américains. »
J’avais envie de le rassurer, mais n’osais pas.
Parlait-il aussi lentement parce c’était sa façon habituelle de s’exprimer ? Ou parce qu’il parlait une langue étrangère ? Ou parce qu’il pensait devoir parler aux enfants, aux petits Américains que nous étions qui, autrement, ne comprendraient rien à ce qu’il disait ?
« Je considère que ce livre est la plus audacieuse de mes œuvres. » Il hocha la tête. « Et la plus violente ».
« Nous attendons avec impatience de le lire », fis-je, espérant toujours qu’il parlerait enfin de la Montagne magique.
« C’est aussi une sorte de testament », poursuivit-il. Un long silence. Puis : « C’est mon Parsifal et, bien sûr, mon Faust aussi. »
Il parut distrait un moment, comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose. Il alluma une autre cigarette, se tourna légèrement sur sa chaise, puis posa sa cigarette dans le cendrier et se gratta la moustache avec l’index. Je me souviens avoir pensé que cette moustache (je ne connaissais personne d’autre portant moustache) ressemblait à un petit chapeau posé au-dessus de sa bouche. Je me demandais si ce geste signifiait que la conversation était terminée.
Mais non. Il parla du « sort de l’Allemagne » … du « démoniaque »… de « l’abîme »… et du « contrat de Faust avec le diable ». Hitler revint à plusieurs reprises dans la conversation. (Aborda-t-il le problème Wagner-Hitler ? Je ne crois pas.) Nous fîmes de notre mieux pour lui prouver qu’avec nous, ses paroles ne tombaient pas complètement dans le vide.
Au début, frappée de stupeur par sa présence, aveugle à tout ce qu’il y avait d’autre dans la pièce où nous nous tenions, je n’avais vu que lui. Maintenant, je commençais à prendre conscience de ce qui nous entourait. Par exemple, ce qu’il y avait sur la table, plutôt encombrée : des plumes, des encriers, des livres, des papiers et une quantité de petites photographies dans des cadres d’argent dont je ne voyais que le dos. Et puis les nombreuses photographies pendues aux murs, parmi lesquelles je ne reconnus que celle, dédicacée, de F.D. Roosevelt à côté de quelqu’un d’autre – un homme en uniforme si je me souviens bien. Et des livres, des livres sur des étagères qui allaient du sol au plafond le long de deux murs entiers. Se trouver dans la même pièce que Thomas Mann était certes bouleversant, énorme, stupéfiant. Mais déjà j’entendais l’appel des sirènes devant la première bibliothèque privée que j’aie jamais contemplée.
Tandis que Merrill tenait le crachoir et prouvait qu’il n’ignorait pas totalement la légende de Faust, j’essayais, en veillant à ne pas trahir mes pensées par des regards trop appuyés, de définir le contenu de la bibliothèque. Comme je m’y attendais, presque tous les livres étaient écrits en allemand ; plusieurs d’entre eux appartenaient à une même série et étaient reliés en cuir. Hélas, impossible pour moi de déchiffrer la plupart des titres (j’ignorais jusqu’à l’existence du type particulier de certaines lettres allemandes dénommé « Fraktur »). Quant aux livres américains, ils étaient tous récents et facile à identifier, grâce à leurs couvertures brillantes et colorées.
Il parlait maintenant de Gœthe…
Comme si nous avions vraiment répété notre texte, Merrill et moi avions trouvé un rythme agréable, détendu, dans les questions que nous posions à Thomas Mann, dès que le flot glacial de sa conversation semblait tarir. En même temps, nous gardions une attitude respectueuse devant tout ce qu’il nous disait. Merrill se conduisait avec le calme, le charme que j’aimais sans commettre la moindre stupidité. J’avais honte de penser que j’avais craint de le voir se déshonorer –  et moi aussi par la même occasion – en lâchant quelque sottise devant Thomas Mann. Mais il se débrouillait merveilleusement… et moi, comme ci comme ça. La vraie surprise venait de Thomas Mann : il n’était pas si difficile à comprendre !
Cela m’eût été égal qu’il parlât comme un  livre. Je le souhaitais même. Mais ce qui, tout au fond de moi-même, commençait à m’irriter (je n’aurais pas pu dire exactement de quoi il s’agissait, sur le moment), c’est qu’il parlait comme une revue littéraire. La conversation roulait maintenant sur l’artiste et la société et il utilisait des phrases que je me rappelais avoir lues dans ses interviews publiées par la Saturday Review of Literature, un magazine que je trouvais dépassé depuis que j’avais découvert la prose fantaisiste et les arguments compliqués de la Partisan Review récemment acheté au kiosque de journaux de Las Palmas. Mais, pensais-je, si je trouvais un peu rebattu ce qu’il nous disait, c’est que j’avais lu ses livres. Il ne pouvait pas deviner qu’il avait en moi une telle adepte. Pourquoi ne répèterait-il pas ce qu’il avait déjà dit ? Je refusais de me laisser décevoir.
Je songeais un moment à lui dire que j’avais lu deux fois la Montagne magique tant j’avais aimé ce livre ;  mais à la réflexion, cela me parut idiot. Je craignais aussi qu’il ne m’interroge sur d’autres de ses œuvres que je n’avais pas lues, bien qu’il ne nous ait posé aucune question jusqu’à présent.
« La Montagne magique m’a beaucoup touchée, hasardai-je enfin, sentant que c’était maintenant ou jamais le moment d’aborder le sujet.
– Il arrive parfois, dit-il, qu’on me demande laquelle de mes œuvres je considère comme la plus grande.
– Oh, fis-je.
– Oui, dit Merrill.
– Eh bien je dirais – et je l’ai déclaré récemment au cours d’une interview… il s’interrompit. Je retins mon souffle. Je dirais… que c’est la Montagne magique. »
Je respirai.

Loin de l’Europe

Susan Sontag, par Annie Leibovitz.
Susan Sontag, par Annie Leibovitz.

La porte s’ouvrit. Quel soulagement ! L’épouse allemande de Mann entra d’un pas lent, portant un plateau de thé et de gâteaux qu’elle posa, en se pliant en deux, sur la table basse devant le sofa, le long du mur. Thomas Mann se leva, s’approcha de la table et nous fit signe de le rejoindre. Je m’aperçus qu’il était maigre. J’avais hâte de me rasseoir et m’installai près de Merrill à la place indiquée, dès que Thomas Mann se fut carré dans une bergère proche de la table. Katia Mann prit la lourde théière d’argent et versa le thé dans les trois tasses fragiles. Tandis que Thomas Mann posait la soucoupe sur ses genoux et portait la tasse à ses lèvres (nous fîmes autant), elle lui dit quelques mots en allemand à voix basse. Il hocha la tête et répondit en anglais quelque chose comme « ça n’a pas d’importance » ou « pas maintenant ». Elle poussa un gros soupir et quitta la pièce.
« Ah, dit-il, mangeons maintenant ». Sans un sourire, il nous fit signe de nous servir de gâteaux.
A l’une des extrémités de la table sur laquelle était posé le plateau, se trouvait une petite statuette égyptienne qui, dans ma mémoire, demeure comme un objet votif funéraire ; en le regardant, je me rappelai que Mann avait écrit un livre intitulé Joseph et ses frères dont j’avais fait une rapide lecture en diagonale lors d’une de mes incursions au Pickwick et qui ne m’avait pas emballé. Je résolus sur-le-champ de le lire.
Personne ne parlait. J’étais consciente du silence qui régnait dans la maison, un silence intense et scrupuleusement observé par tous, tel que jamais auparavant je n’en avais goûté où que ce soit. Je ressentais aussi une lourdeur, une gaucherie inhabituelle dans tous mes gestes. Je buvais mon thé à petites gorgées, tentais de maîtriser les miettes de mon gâteau et échangeais avec Merrill de furtifs regards. Peut-être en aurions-nous bientôt terminé maintenant.
Thomas Mann posa sa tasse et sa soucoupe, s’essuya le coin de la bouche avec sa grande serviette blanche et dit qu’il était toujours heureux de rencontrer des jeunes Américains doués de la vigueur, de l’optimisme et de la santé de ce grand pays. Alors je perdis courage. Ce que j’avais tant redouté était en train de se produire : nous devenions le centre de la conversation.
Il nous pose des questions sur nos études. Nos études ? Un sujet bien embarrassant ! J’étais persuadée qu’ll n’avait pas la moindre idée de ce qu’était le lycée de Californie du Sud. Savait-il que nous avions des cours (obligatoires !) de conduite automobile et de dactylographie ? Ne serait-il pas épouvanté de voir la quantité de préservatifs ratatinés qui jonchaient la pelouse que nous traversions en courant, le matin, pour nous rendre à notre premier cours ? (le campus était, en effet, un lieu privilégié de rendez-vous nocturnes). Ma propre surprise, en voyant ce spectacle lors de mon entrée au lycée (j’avais alors deux ans de moins que mes condisciples) s’était traduite par une question posée, heureusement sans témoin, à quelqu’un qui passait par là et à qui je demandai ingénument ce qu’étaient ces petits ballons dégonflés qui traînaient sous les arbres ! Ne serait-il pas étonné d’apprendre que tous les jours, le long du bâtiment principal du lycée, au moment de la récréation, deux « Pachucos » (c’était le nom qu’on donnait aux petits Mexicains) vendaient une certaine substance baptisée « thé » ? Pouvait-il imaginer qu’un dénommé Beorge, que certains d’entre nous connaissions bien, possédait un fusil dont il se servait pour se procurer de l’argent auprès des pompistes ? Qu’Ella et Nella, les jumelles naines, se livraient au boycott du Club Biblique ce qui entraîna la confiscation de notre manuel de biologie ? Que l’enseignement du latin avait disparu ? Qu’on n’étudiait plus Shakespeare ? Et que pendant des mois, le professeur de la classe supérieure d’anglais, une femme visiblement à côté de ses pompes, s’était contenté, au début de chaque cours de distribuer à ses élèves des photocopies du Reader’s Digest où nous devions choisir un article et en faire le résumé, tandis quelle restait assise à son bureau en silence pendant une heure, hochant la tête et tricotant ? Avait-il la moindre idée du monde qui séparait le Gymnasium de sa ville natale de Lübeck – où le jeune Tonio Kröger âgé de quatorze ans cherchait à attirer l’attention de Hans Hansen en le poussant à lire le Don Carlos de Schiller – du lycée de North Hollywood d’où sont sortis Farley Granger et Alan Ladd ? Non, ce n’était pas possible, et je souhaitais de tout mon cœur qu’il ne le sache jamais. Il avait assez de sujets de désespoir : Hitler, la destruction de l’Allemagne, l’exil. Mieux valait qu’il ne comprenne jamais à quel point il était loin de sa chère Europe.

Devais-je lire Hemingway ?

Il parlait maintenant de « la valeur de la littérature » et « de la nécessité de protéger les civilisations contre les forces de la barbarie », et je disais oui, oui, oui… de plus en plus certaine de l’exactitude de ce que j’avais ressenti tout au long de la semaine – à savoir que notre présence ici était absurde. Au début, nous ne risquions que de dire des bêtises. Mais maintenant, avec le rituel social du « thé », les occasions de se déshonorer se multipliaient. J’étais terrifiée à l’idée de commettre quelque maladresse et cette peur me paralysait. Je ne savais plus quoi dire. Je me souviens de m’être demandé s’il ne paraîtrait pas trop inconvenant de nous retirer. Je devinais que Merrill, malgré l’aisance qu’il affichait, serait heureux de s’en aller, lui aussi.
Mais Thomas Mann continuait à parler de littérature avec lenteur. Je me rappelle mon désarroi plus que ses paroles. J’essayais de ne pas m’abandonner à ma gourmandise naturelle mais, dans un moment de distraction, je tendis ma main vers le plateau et pris un second morceau de gâteau. Il hocha la tête. « Resservez-vous », dit-il. C’était affreux. Comme j’aurais aimée être seule dans son bureau à regarder ses livres !
Il nous demanda quels étaient nos auteurs préférés et, me voyant hésiter (j’en avais tellement à citer que le choix me semblait difficile), il poursuivit : « Je suppose que vous aimez Hemingway. A mon avis, il est l’écrivain le plus représentatif de l’Amérique ».
Merrill marmonna qu’il n’avait pas lu Hemingway. Moi non plus, d’ailleurs, mais j’étais trop déconcentrée pour répondre. Il était si étrange de penser que Thomas Mann put s’intéresser à Hemingway qui, selon la vague idée que j’en avais, était un romancier populaire dont les œuvres avaient pour seul mérite d’avoir été la source de films romantiques (j’avais vu Ingrid Bergman et j’adorais Humphrey Bogart) où l’auteur dissertait surtout de partie de pêche et de boxe (je détestais le sport). Je ne l’avais jamais considéré comme un auteur à lire ;  que Thomas Mann put le prendre au sérieux me déroutait. Mais je compris bientôt qu’il n’était pas question pour lui d’aimer Hemingway : c’est nous qui étions censés l’aimer.
Alors, demanda-t-il, quels écrivains préférez-vous ?
Merrill dit qu’il adorait Jean-Christophe de Romain Rolland et Portrait d’un artiste de Joyce. Je dis que j’aimais la Métamorphose et la Colonie pénitentiaire de Kafka ainsi que les derniers écrits religieux et les romans de Tolstoï. Puis, pensant que je me devais de citer un auteur américain parce qu’il semblait s’y attendre, je jetai le nom de Jack London et de son Martin Eden.
Thomas Mann répondit que nous étions sûrement des jeunes gens très sérieux. Comme c’était embarrassant ! Je me rappelle parfaitement notre gêne.
Et je m’interrogeais anxieusement sur Hemingway. Devais-je le lire ?
Thomas Mann semblait trouver tout à fait normal que deux lycéens de Californie connaissent Nietzsche et Schonberg ; jusqu’alors, cet avant-goût d’un monde où l’on considérait comme allant de soi une telle familiarité avec les grands hommes m’avait toujours enchantée. Mais Mann semblait maintenant vouloir que nous soyons conformes à l’idée qu’il se faisait des jeunes Américains, c’est-à-dire représentatifs d’une nation, comme lui-même l’était de la sienne et comme il croyait, Dieu sait pourquoi, que l’était Hemingway. Pour moi, c’était absurde. Nous ne représentions rien du tout, pas même nous, et en tout cas, pas très bien !
Voilà que j’étais assise dans la salle du trône d’un monde où je rêvais de vivre, même comme la plus humble des citoyennes. (L’idée d’avouer à Mann que je souhaitais devenir écrivain ne me serait pas plus venue à l’esprit que de lui dire que je respirais. J’étais ici en tant que fan et non pour briguer une place dans son monde à lui.) L’homme que j’avais devant moi ne prononçait que des phrases sentencieuses quoiqu’il fût l’auteur des livres de Thomas Mann. Et je ne proférais que de timides niaiseries bien qu’agitée de sentiments complexes. Nous n’étions ni l’un ni l’autre au meilleur de notre forme.

Comme un événement honteux

Il est étrange de penser que je ne garde aucun souvenir du dénouement de cette visite. Katia Mann vint-elle nous avertir qu’il était temps de partir ? Thomas Mann nous dit-il qu’il devait se remettre au travail ? Reçut-il nos remerciements pour cette entrevue et nous raccompagna-t-il jusqu’à la porte du bureau ? Je ne me rappelle rien de nos adieux, de notre délivrance. Ma mémoire passe brusquement de la cérémonie de thé au moment où nous sommes retrouvés sur San Remo Drive devant la voiture. Après l’obscurité du bureau, le soleil couchant semblait éblouissant : il était cinq heures et demie.
Merrill mit la voiture en marche. Comme deux adolescents rentrant chez eux après leur premier rendez-vous au bordel, nous mesurions la portée de notre prestation. Merrill estimait que c’était un triomphe. Mais moi, j’avais honte, je me sentais déprimée ; je reconnus pourtant que nous ne nous étions pas rendus ridicules.
« Zut ! On aurait du lui apporter le bouquin », dit Merrill après un long silence, tandis que nous approchions de chez moi. « Il nous l’aurait dédicacé. »
Je serrais les dents sans rien répondre.
« Ca a vraiment été formidable », ajouta-t-il comme je sortais de la voiture.

Susan Sontag à Paris en 1972, par Annie Leibovitz.
Susan Sontag à Paris en 1972, par Annie Leibovitz.

Je crois bien que nous n’en avons plus jamais reparlé.
Dix mois plus tard, à quelques jours de la parution du fameux Docteur Faustus (sélectionné par le Club du Livre du Mois, tiré à plus de cent mille exemplaires), Merrill et moi nous rendîmes à Pickwick où s’empilait, sur une table métallique à l’entrée de magasin, un nombre vertigineux d’exemplaires de cet ouvrage. J’en achetai un et Merrill également. Nous le lûmes ensemble.
Aussi acclamé qu’elle fût, cette œuvre n’eut pas le succès que Thomas Mann en espérait. Les critiques exprimèrent de respectueuses réserves et l’aura de son auteur commença à décliner en Amérique. L’époque Roosevelt se terminait ; l’aube de la Guerre Froide se levait. Thomas Mann songeait au retour.
J’étais maintenant à quelques mois du début de ce que j’appelais la vraie vie. Après la remise des diplômes de janvier, j’entamai un trimestre à l’Université de Berkeley, en Californie, et en automne 1949, je quittai la Californie pour entrer à l’Université de Chicago en même temps que Merrill et Peter (qui avaient eu leurs diplômes en juin) ;  j’y étudiais la philosophie. Et, puis… et puis… ma vie se déroula à peu près comme je l’avais envisagé avec tant de certitude à l’âge de quatorze ans.
Et Thomas Mann s’en alla. Lui et sa femme Katia (devenus citoyens américains en 1944) quittèrent la Californie en 1952 et retournèrent sur leur montagne magique européenne quelque peu nivelée. Ils avaient passé quinze ans en Amérique. Mann y avait habité mais il n’y avait pas réellement vécu.
Des années plus tard, devenue écrivain et ayant fait la connaissance de beaucoup d’autres écrivains, j’appris à être plus tolérante et à tenir compte du fossé qui sépare l’auteur de son œuvre. Pourtant, aujourd’hui encore, ma rencontre avec Mann me semble toujours aussi immorale et déplacée. Tout au fond de ma mémoire, elle prend le plus souvent les couleurs d’une épreuve profondément embarrassante.
Je me sens heureuse et reconnaissante d’avoir pu me libérer des asphyxies de l’enfance. C’est l’admiration qui m’a rendue libre, et aussi une certaine timidité, rançon d’une intense admiration. A cette époque, j’avais l’impression d’être une adulte obligée de vivre dans le corps d’une enfant. Aujourd’hui, je me sens comme une enfant qui a le privilège de vivre dans le corps d’une adulte. En moi, la fanatique de sincérité et de sérieux, déjà totalement présente dans l’enfant que j’étais, continue à penser que la réalité est encore à venir et à voir se dérouler devant un grand espace, un horizon lointain ? Est-ce le monde réel ? Je me pose toujours la question, quarante ans plus tard, comme les petits enfants qui, au cours d’un long et fatiguant voyage répètent sans cesse : « on arrive bientôt ? » Le sentiment de plénitude de l’enfance m’a été refusé ; mais en compensation il me reste toujours l’intégralité de l’horizon vers lequel je m’avance, inondée des joies que procure l’admiration.
Je n’ai jamais parlé de cette rencontre à qui que ce soit. Cachée au plus profond de moi-même, elle est resté pendant des années mon secret, comme un événement honteux survenu à deux autres personnes, deux fantômes, deux êtres provisoires en route pour ailleurs : celle d’une enfant embarrassée, ardente, droguée de littérature et d’un dieu exilé dans une maison de Pacific Palisades.

Traduction : Dominique Rueff

Les intertitres sont de la rédaction

[1] Allusion à un des personnages d’un feuilleton de télévision célèbre aux Etats-Unis (N. du T.)
[2] « Honey » = miel, mais en langage amoureux signifie « mon chou » (N. du T.)

[3] Recueil de nouvelles.