Bernard-Henri Lévy le philosophe et militant des droits de l’homme entre d’un pas alerte dans le palais présidentiel de la république de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo. Personne ne lui indique le chemin et son entourage, conduit par son épouse, la comédienne Arielle Dombasle et formé de ses enfants et d’une horde de journalistes, s’attarde en bavardant dans le hall d’entrée. Le voilà qui se retrouve tout à coup seul sur cet escalier bien trop grand, bien trop solennel. Et il s’y trouve très bien. Avec ses soixante-cinq ans il a atteint un âge, où il irait bien dans le rôle de maître de maison d’un tel palais, d’homme d’État et d’orateur. D’autant qu’il est plus célèbre que les trois quarts des présidents européens. Il se comporte en même temps comme un étudiant plein de fougue, venu pour déposer une pétition au ministère de l’éducation : il grimpe les marches quatre à quatre et ne s’est pas résolu à porter de cravate même pour l’occasion. Un court moment d’attente dans une magnifique salle dont les murs sont couverts d’affreuses peintures à l’huile, puis une porte s’ouvre et le président bosniaque Bakir Izetbegovic nous invite à entrer dans la salle du gouvernement. Il a sept ans de moins que son invité, sa barbe rousse est soigneusement taillée, sa chemise ouverte, un peu défaite, comme s’il avait à la hâte ôté sa cravate juste avant l’arrivée du philosophe.
Ces messieurs se connaissent depuis un bon moment déjà. En mai 1992, au début de la guerre de Bosnie, Lévy avait loué une Renault 25 à Venise pour partir jusqu’en Bosnie-Herzégovine avec son ami Gilles Hertzog. Arrivés sur l’allée de Tito, ils furent pris pour cibles par des snipers et s’arrêtèrent par hasard devant le palais présidentiel où ils trouvèrent refuge. Ils finirent par tomber sur Alija Izetbegovic. Depuis lors ils accomplissent une mission d’ambassadeurs informels de la cause bosniaque. Soutenu par Susan Sontag et d’autres artistes, journalistes et intellectuels, Lévy a réussi à faire de Sarajevo une « cause célèbre », ce qui a particulièrement marqué les discussions sur l’intervention humanitaire soutenue par les forces armées. Il conserve toujours chez lui le constat des dégâts que l’entreprise de location de voitures italienne lui avait remis.
À l’époque déjà Bernard-Henri Lévy avait compris que la Bosnie était un symbole pour l’Europe toute entière – tolérante en matière religieuse, multiculturelle et dotée d’une capitale qui, avec son Théâtre national et sa grande bibliothèque, faisait preuve d’un intérêt visible pour la culture. Le refus de l’Europe d’accorder un soutien militaire aux Bosniaques laissait dès cette époque entrevoir la tendance suicidaire de notre continent.

Article paru le 30 juin 2014
Article paru le 30 juin 2014

Sarajevo comme promesse et signe annonciateur d’un avenir sombre. C’est là sans doute, le destin de cette ville pleine de symbole ; c’est ainsi qu’il faut l’interpréter, elle, dont le quotidien est marqué par la pauvreté et les difficultés. Toutefois, le philosophe n’est pas venu les mains vides. Il offre au Théâtre national la première de sa pièce « Hôtel Europe », avec, en tête d’affiche, le grand Jacques Weber. Il garantit ainsi que les journalistes de l’Europe entière trouveront enfin le chemin de la capitale bosniaque. D’ailleurs le président lui-même y joue un rôle, qu’il doit à sa ressemblance avec le philosophe allemand Edmund Husserl. Mais il n’en sait encore rien, la pièce ne sera montrée que ce soir.
Le président a, en quelque sorte, les mains liées. Depuis le traité de Dayton, ce petit pays est limité dans son champ d’action politique. Plus de douze constitutions y sont en vigueur, des dizaines de parlements régionaux et plus de cent ministres exercent leur influence. Les hommes politiques de la région sont considérés comme corrompus et sont de ce fait mal vus par le peuple. Ils sont brouillés entre eux et agissent de manière sectaire. La Bosnie souhaiterait être candidate à l’Union Européenne, mais les choses n’avancent pas. Elle reste un des pays les plus pauvres d’Europe, les traces de la guerre sont toujours nettement visibles, tant sur les façades des bâtiments que sur les visages de ses habitants.
Le président semble enfermé dans le silence et l’obscurité de son palais. Ses yeux clairs sont tristes, ses mouvements ceux d’un homme abattu. Dans ce genre de moments, BHL développe un instinct de thérapeute et parle, sans crainte, ni du ridicule, ni du pathétique, du défunt Alija: « Je me souviens avec quelle fierté votre père parlait de vous, son fils, et quel amour profond exprimait son regard lorsqu’il le posait sur vous. Monsieur le président, à l’époque, était encore un jeune homme! » Touché, le président se met à parler de la guerre. Il se souvient très bien comment, dès le début des batailles, les Serbes avaient détruit l’appartement de son père – « l’appartement où j’ai grandi ».
Le président a envie de savourer encore un instant cette ambiance familiale et demande aux enfants de son hôte d’honneur de s’exprimer. Sa fille, Justine Lévy, se souvient surtout de la colère qui s’était emparée de son père à son retour de Bosnie : « Tu étais hors de toi face à cette inertie des Français quand on a ouvert le feu sur les citoyens de Sarajevo. Tu as fait bouger ciel et terre pour organiser une aide militaire. » Le reste de la soirée allait montrer que sa colère était toujours vivace.
Cette date qui fut d’une certaine manière à l’origine de ce voyage sans vraiment l’être, n’avait pas porté chance à cette ville traumatisée : il s’agit du centième anniversaire d’un double meurtre, évènement déclencheur de la première Guerre mondiale. Il y a des années de cela, Nicolas Sarkozy avait eu l’idée d’organiser un évènement à Sarajevo en l’honneur de ce jour de commémoration. Comme à son habitude, il voulait quelque chose de grand, important, quelque chose de symbolique. On imaginait déjà tous les chefs d’État et, pourquoi pas, le pape se réunir dans le cadre d’une grande fête commémorative. Mais plus le rendez-vous approchait, plus les choses se compliquèrent et Sarkozy commençait à avoir d’autre problèmes sérieux à résoudre. On ne voyait plus tellement le sens d’un tel évènement. Que voulait-on vraiment commémorer ? Ce n’était pas comme si ce terroriste de dix-neuf ans avait eu en tête de déclencher une Guerre mondiale. Voulait-on lancer un appel général à la paix? Tâche difficile dans un pays aussi déchiré que la Bosnie, dans un lieu tel que celui-ci, où l’on peut se dire heureux si l’armistice est respectée. Mais le pire était à venir : Le jour de la commémoration a mis au jour les conflits qui persistent. Les Serbes bosniaques ont dévoilé une statue de l’auteur de l’attentat, qu’ils vénèrent comme un combattant pour la liberté. Et cela pas loin de Srebrenica, là où s’est tenue une conférence qui a mis l’accent sur les crimes commis envers les Serbes.
C’est ainsi que les Bosniaques se voient aujourd’hui contraints de surmonter la mémoire pendant que l’Europe officielle est une fois de plus absente en ce 28 juin 2014. Personne n’a exprimé l’intention de venir, c’est donc Bernard-Henri Lévy qui a fait le voyage. Des hommes comme lui, il en reste peu. Qui se plient en quatre pour trouver l’énergie et l’argent nécessaire à instaurer une politique culturelle européenne solidaire. Ces milliers de théâtres allemands, tous nos festivals et nos fondations, n’auraient-ils pas pu avoir la même idée ? Ils ne l’ont pas eue.
“Hôtel Europe” est une pièce drôle, politique et d’actualité. C’est une pièce à un personnage. L’auteur s’est donné à la tâche de formuler le grand discours solennel européen. Dans le rôle de BHL, Jacques Weber parvient à donner à ce philosophe, à la silhouette élancée, toujours grave, toujours vêtu de noir, quelque chose de tout à fait comique, de presque familier. L’auteur, assis dans sa chambre d’hôtel, se trouve dans une situation pénible. La trahison de la Bosnie par l’Europe, celle de la guerre civile, tout comme celle de la programmation de cet anniversaire, se traduit par une trahison du manuscrit par l’auteur. Le protagoniste n’est tout simplement plus à la hauteur : Qu’est-il bien censé raconter? Il peste, téléphone, surfe sur internet, écrit des mails et prend un bain, mais il reste une chose essentielle qu’il ne fait pas pendant tout ce temps : il n‘écrit pas. Le grand récit européen lui échappe. Il ne lui reste plus qu’une chose, c’est sa rage, contre ces Français trop soucieux de leur confort qui ne pensent qu’à manger et à conserver leur terroir; ces Français, qui vendraient la moitié de l’Europe à Poutine si on les laissait faire. Eux, qui se donnent à Marine Le Pen ou aux islamofascistes, pendant que les élites n’ont même plus envie de s’engager hors de leur frontière. « Qui s’occupe encore du monde? » gémit cet homme, assis à moitié nu à sa table de travail.
Le temps s’écoule et les pensées se dispersent. Tout comme Jean-Paul Sartre, il fait confiance à l’industrie pharmaceutique et avale des tonnes de pilules pour se remettre les idées en place. Mais au lieu de cela, le monde perd de plus en plus ses contours, à tel point qu’il ne lui reste plus de mots mais uniquement des perceptions esthétiques. Alors, il trouve tout moche : les banquiers, les eurocrates, les hommes politiques. C’est un coup d’œil jeté par la fenêtre qui fait tout basculer : ces gens qui hurlent dans la rue, il les trouve atroces, c’est un calvaire. Les gens ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, pendant qu’une des rares personnes qui se soucierait encore du reste monde désespère seule dans une chambre d’hôtel. Jacques Weber ne prend pas vraiment au sérieux ces lamentations de l’auteur, au contraire : il glousse joyeusement en se souvenant d’aventures passées et décrit avec tout autant de verve sa situation actuelle, qui n’est autre que critique. À un moment, il décide de prendre la fuite, simulant une maladie. Il finit même par se souvenir d’un enterrement auquel il devrait absolument se rendre, celui d’une ancienne gouvernante, qui a eu lieu il y a déjà un moment – mais qu’en sait-on à Sarajevo?
Sauf que dans cette pièce, Sarajevo est en grande partie constituée de Paris, ou, du moins, la moitié des rangs du Théâtre national sont occupés par des français. Et ceux-ci ont une relation très particulière avec BHL. Elle est d’ailleurs réciproque : sans perdre de vue la situation en Allemagne et en Italie, qui est, elle aussi, dénoncée sévèrement, c’est la France qui en prend pour son grade – parce qu’elle ne veut plus être internationaliste, ni mener la bataille des valeurs puisque tout est si pourri.
À la fin, l’auteur perd définitivement la raison. Pensant aux institutions européennes et à ceux qui y exercent leurs fonctions, il appelle au putsch, un putsch de la culture et de l’esprit : Ce sont les romanciers et les artistes qui devraient régner en Europe. Il revendique plus de charisme, plus de passion. Ses hurlements sont étouffés par un grondement de tonnerre.
La pièce se termine avec une vague d’applaudissements et un buffet où sont servis des boulettes, mais aucun de ces collègues blasés, venus tout droit de la capitale française, ne semble être vraiment touché. Dans la pièce, l’auteur conseille de “faire couler une goutte de sang bosniaque dans le corps européen” et cela peut surprendre le connaisseur averti de la situation bosniaque: “Dans ce cas, toute l’Europe serait en guerre civile, non merci!” Depuis des décennies, c’est le même jeu : BHL invente quelque chose et la scène parisienne se gausse. Il les comprend d’ailleurs très bien: “Il y a si longtemps que je suis connu et présent dans les médias, il y en a qui ne me supportent tout simplement plus.”
Le lendemain, jour anniversaire, il est à nouveau debout dans le foyer du théâtre et tient un discours. Mais cette fois, c’est lui-même qui se présente dans son rôle de militant de la cause humanitaire. Il veut rassembler un million de signatures afin de voir acceptée la candidature de la Bosnie à l’adhésion à L’Union européenne. C’est là, qu’une idée lui vient : La Bosnie aussi devrait faire une telle pétition, une action parallèle, un super truc, et tout cela en ligne! Alors, il tire de sa poche une lettre du Premier ministre Laurent Fabius, qui assure que le gouvernement français soutient ce projet. Applaudissements soulagés de la part des Bosniaques. Qui sera là pour de telles actions, le jour où il n’y aura plus de BHL ? Mais ce genre de réflexion n’a pas sa place, à Sarajevo, en cette journée. « Vous voyez », nous lance-t-il à nous autres, journalistes étrangers, « je ne suis pas encore vieux ».