Eliminée avant même d’avoir joué son dernier match de poules, la « Golden Lilies » – surnom de l’équipe de football de Bosnie (« Lys d’or », en français) – vient de battre l’Iran sur le score de 3 à 1 et peut officiellement composter son billet de retour au bercail. Alors qu’elle était sortie première de son groupe de qualification en vue de ce Mondial, la sélection bosnienne avait tiré une poule « à portée de main » et les observateurs du monde du football lui pronostiquaient même un honorable huitième de finale où elle aurait rencontré le France. Il n’en sera rien. D’abord trompés par un Lionel Messi intenable lors du premier match face à l’Argentine, les bosniens estiment ensuite avoir été « volés » par un arbitrage « honteux » face au Nigéria, les précipitant ainsi vers une défaite synonyme d’espoirs perdus. Un triste dénouement pour ce très jeune pays habitué au sang et aux larmes, où même le football peine à faire l’unanimité. Et si beaucoup de supporteurs espéraient de ce Mondial qu’il nourrisse l’idée d’un sentiment national commun — cela va sans dire que la victoire était impérative — le chemin à parcourir s’avère plus long que prévu.
Comparativement à ses pères européens, la Bosnie-Herzégovine est encore un enfant fragile, qui bâtit ses villes et ses ponts sur une terre faite dans le feu et la cendre. Mais en dépit de son jeune âge, son visage est d’une beauté usée comme si elle avait participé à tous les cataclysmes de la nature. Comme si du haut de sa vingtaine d’années, elle connaissait déjà tous les tourments et chagrins d’une existence entièrement vécue. Sa figure est comme toute froissée et l’on peut y lire les luttes fraternelles au nom de l’émancipation des civilisations. Voilà ce qu’elle est. Terre des guerres d’Europe, de migrations, de persécutions, de bombardements, de cris et de blessures. Son visage est grave et caractériel. Il y est inscrit tous les combats d’une vie. Elle porte en elle l’héritage de la défunte Yougoslavie. Des rivalités ethniques indélébiles et tenaces, mais aussi une certaine culture du football que Safet Sušić, ancien joueur yougoslave et sélectionneur actuel de la Bosnie-Herzégovine, tente de transmettre à ses joueurs, majoritairement issus d’une génération d’exilés et pour qui la naturalisation en faveur d’une autre nation a toujours représenté une opportunité de carrière alternative à la sélection bosnienne.
En 1992,  la dislocation de la Yougoslavie est inéluctable et son équipe de football, alors au sommet de son art, est dissoute. C’est la Serbie qui se pose en successeur légitime de sa tradition footballistique. Néanmoins, le football bosnien recueille un bon nombre de talents. Peu après sa déclaration d’indépendance actée, la fédération de football de Bosnie-Herzégovine voit le jour et devient membre de la FIFA en 1996 à condition d’être nationalisée. Une fédération de football nationale dans un Etat multiethnique, donc.
Sans surprise, l’équipe nationale ne se qualifie pas pour le Mondial français en 1998. Elle reste dans l’ombre de son frère jumeau la Croatie, qui prendra les devants dans un groupe de qualification sous tension et réalisera l’exploit d’atteindre les demi-finales de la Coupe du Monde.
Toutefois, les Dragons de Bosnie – surnom généralement donné aux sportifs bosniens – gravissent les étapes vers plus de professionnalisme pendant que leurs institutions peinent à se mettre en place et que le pays, plombé par des querelles entre ses trois communautés (croate, serbe et bosniaque), s’enlise dans un conflit avec Bruxelles. La sélection nationale se forme aux joutes internationales et apprend le passage à l’âge adulte durant les années 2000 à l’occasion des phases de qualifications. Elle échouera discrètement aux portes du Mondial en 2010, puis à celles de l’euro 2012 lors d’un barrage bouillant face au Portugal de Cristiano Ronaldo, en élevant un peu plus chaque année son niveau de jeu. C’est en participant progressivement à de tels matchs à enjeux que la sélection bosnienne, en manque de reconnaissance par ses paires dispersés dans le monde entier, a su gagné en visibilité. Car élever sa crédibilité sur la scène internationale constitue une condition sine qua non dans la perspective d’attirer ses nouveaux jeunes talents nés à l’étranger de parents bosniens ayant fui la guerre.
Fait historique majeur, sa première place en phase de groupe pour le Mondial brésilien en 2014 créé un engouement sans précédent dans un pays miné par la pauvreté, qui subit au printemps dernier ses pires inondations depuis plus de cent ans. Une catastrophe naturelle aux secousses tragiques qui vient mettre en lumière la difficulté avec laquelle la Bosnie-Herzégovine accède aux fonds de solidarité de l’Union européenne prévus pour de telles situations.
« Une deuxième mort pour ce petit pays » comme pour lui rappeler, dans une toute autre mesure, que la qualification pour le Mondial ne pouvait quant à elle effacer les tensions entre entités serbes et bosniaques. Croire à un tel raisonnement serait prendre la direction d’un raccourci menant en aucun lieu, si ce n’est celui du leurre. Dans un pays en proie à des clivages communautaires depuis sa naissance, même dans le football, les divisions ethniques et confessionnelles demeurent dans les gènes de la nation. Véritable patrimoine génétique du pays, la ville de Sarajevo symbolise encore tous les contrastes. La partie est de la capitale bosnienne continue de se revendiquer serbe et n’accorde aucun soutien apparent à l’équipe nationale. Preuve que les racines des nationalismes sont bien là. Dans les travées serbes de la ville, les fanions et autres drapeaux arborant les couleurs bleu et jaune de la Bosnie sont absents des façades et balcons des immeubles. Les habitants serbes dont la sélection n’est pas qualifiée se disent réduits à regarder les performances de leur voisins – et non moins compatriotes ! – bosniaques avec un entrain modéré, même si l’on parle malgré tout, d’une sympathie croissante pour l’équipe nationale.
Les clivages ethnico-politiques et autres stigmates de la guerre continuent donc de lancer le défi de la fragmentation sociale à l’égard d’un sport à qui l’on prête à tout va le pouvoir – instable – de rassembler et de créer des élans d’unité. En sortant prématurément de ce Mondial, les Dragons bosniens réveillent brutalement tous ceux qui se prenaient à rêver d’une Sarajevo envahie par la foule, des cris de joies et d’euphorie, et contribuent par ailleurs au caractère imprévisible que revêt cette Coupe du Monde – peut-être est-ce cela qui la rend si attrayante et déjà mémorable ?
Le moment est alors venu de faire ses valises et de tourner définitivement le dos au continent sud-américain, et la sensation est plutôt mauvaise. Pour autant, il semblerait que cette première grande déception eut pour vertu – en ces quelques jours de désillusion post Coupe du Monde – d’éveiller parmi l’ensemble des bosniens un sentiment de communion face à cet échec, dont l’origine fut l’indignation face aux décisions arbitrales controversées du match décisif contre le Nigéria. Un but refusé pour un hors-jeu imaginaire de l’attaquant vedette Edin Džeko entretient en effet des regrets partagés chez les bosniens. Mais paraît-il que ce sont les défaites qui construisent les victoires ? Les clés du succès – et de la cohésion nationale ? – ne nécessitent-elles pas l’apprentissage du savoir perde ensemble ? A la sélection de Safet Sušić de rebondir – prochaine étape après la chute – en prouvant la ressource d’un pays qui appelle ses enfants à l’identification nationale. Le prochain championnat d’Europe organisé par la France est programmé pour dans deux ans. L’occasion sera trop belle pour la rater.