L’ouvrage de Pascal Bacqué qui vient de paraître sous le titre Ode à la fin du monde (L’Âge d’homme) est un recueil de textes poétiques de natures diverses (quatre Odes, suivies de quelques sonnets). Apparemment disparate (l’ensemble s’ouvre sur un échange de lettres de l’auteur avec Jean-Claude Milner, ainsi que sur quelques propositions éclairant la visée de l’auteur), le recueil présente à lecture attentive une unité profonde, qui n’est évidemment pas simplement thématique.
Ce que je nomme « recueil » l’auteur l’appelle « partition ». Car ce qu’il vise de son propre aveu, c’est le chant. Cette précision n’est pas d’ordre lexicologique, il ne s’agit pas pour Pascal Bacqué de préférer un terme chantant (« partition ») à celui plus austère, d’une austérité technique, de recueil. Il s’agit de la langue elle-même, de notre langue et de ses ressources insoupçonnées même aux yeux de qui la pratique avec intensité.
La langue ne vit vraiment que de ne pas être réduite à la communication pragmatique et quotidienne, on le sait ; elle ne vit qu’à produire du sens et à le renouveler toujours à nouveau. Par sens, entendons ici le contenu, le Dit mais aussi et surtout le Dire. Que le français vive encore, cela ne saurait s’éprouver qu’à sa capacité à dire et à dire mieux que tout dit. Cela ne s’éprouve plus depuis bien longtemps dans les discours de nos politiques ni même, bien souvent, dans les livres qui s’écrivent, se publient et se vendent pourtant. Ce dire-mieux-que-tout-dire, c’est le chant – qui a quelque chose d’ultime.
La partition n’est pas encore chant, mais préparation au chant. S’y préparer, montrer que la langue française supporte une telle préparation, user de cette langue comme d’une matière chantante, c’est déjà lui redonner vie, ô combien. Tel est le premier geste de Pascal Bacqué, le premier mouvement de la partition : refaire du français une langue vivante.
Le nom familier que pourrait recevoir cette étrange aspiration au chant est celui d’aédisme. L’aède n’est ni prosateur ni poète au sens courant du terme. L’élément du premier c’est le style, le phrasé ; celui du second le vers. Phrase et vers visent l’unité. Unité de sens pour la phrase ; unité métrique, unité de mesure pour le vers. Tous deux renvoient en réalité à l’Idée, dont l’éclatement produit les textes si singuliers de Pascal Bacqué. Éclatement qu’il pense :
« Le pur Deux, la projection-en-deux d’une idée, qui la fait soudain poème, parce qu’elle est deux ». Ce pur Deux il en trouve l’archétype dans les Psaumes bibliques. Le chant accomplit cet éclatement du langage qui n’en est aucunement la désarticulation. Car la langue re-née de ces textes ne cède jamais au laisser-aller. L’aspiration au deux n’est pas non plus recherche d’une forme nouvelle, volonté de substituer à celle qui ne cesse de dépérir ou de bégayer un nouvel usage. La langue n’est plus ici pensée en dehors de l’espace : c’est le deuxième geste remarquable. Il concerne l’occupation de la page, des pages, l’immédiateté sensible des lettres assemblées qui, dans leur extériorité déjà, prennent forme et dessinent en quelque sorte. Forme parfois classique – le sonnet, décasyllabique plutôt qu’alexandrin ; mot seul, irradiant la page ; images, tableaux que le chant commente en quelque sorte ; jeu graphique, etc. Là encore, c’est la spatialité du chant qui cherche à éclore du texte. Car le chant ne parle de rien d’autre que du monde, espace de nos vies, mais d’un monde qui fût monde vraiment, qui permette d’y vivre, non de celui dont toutes les paroles seraient dictées et répétées. Faut-il aller jusqu’à dire que refaire la langue, c’est aussi re-faire ce monde habitable ? Cela semble être le sens que l’auteur, lecteur assidu des textes talmudiques qu’il étudie, donne à l’adjectif « messianique ». Ainsi qualifie-t-il sa préparation au chant de « tentative de parler […] le français comme langue messianique – parce que toute langue est une langue messianique. »
Lire ces textes, c’est donc découvrir dans notre langue ce qui de tout temps s’y trouve mais que nous ignorions pourtant. Découverte heureuse et stimulante.
Pascal Bacqué, Ode à la fin du monde, Editions de L’âge d’homme, juin 2014, 139 pages, 17 euros