Un homme, seul, dans une chambre d’hôtel, à Sarajevo. Un homme dont on comprend qu’il est un écrivain qui a été profondément engagé dans la guerre de Bosnie. On lui a demandé un discours pour la commémoration du centième anniversaire de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, le 28 juin 1914. L’homme n’a pas encore écrit ce texte. Il a une heure quarante-cinq pour le faire. Le temps de Hôtel Europe, la pièce que met en scène le Bosniaque Dino Mustafic et qu’interprète Jacques Weber.

Première à Sarajevo le 27 juin prochain, au Théâtre national, à la veille des cérémonies qui verront affluer de nombreux politiques dans la ville, déclenchement de la guerre de 14 oblige. Puis Hôtel Europe sera jouée à la Fenice de Venise dans le cadre du Festival d’été, le 11 juillet, avant Kiev, à la fin du mois, puis Paris, à la rentrée. Rendez-vous le 9 septembre à l’Atelier, là même où avait été créée la première pièce de Bernard-Henri Lévy, Le Jugement dernier. Une œuvre qui parlait du monde. Jean-Louis Martinelli l’avait mise en scène. Dans la distribution, il y avait notamment Gisèle Casadesus et Arielle Dombasle.

Avec Hôtel Europe, le philosophe évoque une période de l’histoire récente dans laquelle il s’est beaucoup impliqué. Son héros lui ressemble, bien sûr. En en parlant, il dit plus souvent «l’homme», que «le personnage», qui demeure d’ailleurs innommé.

Il consent à de très rares exceptions mais l’auteur ne souhaite pas que sa pièce soit lue avant qu’elle ait trouvé sa forme «dramatique». Elle sera pourtant publiée en août. Nous avons voulu en savoir un peu plus.

LE FIGARO. – Pourquoi avoir choisi la forme théâtrale pour parler de l’Europe et de notre temps ?

Bernard-Henri Levy – C’est la logique étrange des écrivains. Un genre prend le relais d’un autre. Je me souviens d’un entretien croisé entre Michel Foucault et Gilles Deleuze, dans la revue L’Arc. Ils évoquaient cette question du médium. On change d’encre, mais on ne change pas de voix. C’est intuitif. Il n’y a jamais de raison formulée, mais à un moment se produit une cristallisation très stendhalienne et il apparaît que ce que l’on veut dire ne peut s’exprimer qu’ainsi. Le monologue s’est imposé, et avec lui une tonalité particulière, mélancolique et sans rien de dogmatique. Hôtel Europe est une pièce qui doute.

Cet écrivain qui s’est engagé dans la guerre de Bosnie, qui a été un grand témoin de son temps, vous ressemble-t-il ?

Ce qu’il a en commun avec moi, c’est cette très grande difficulté d’un européen à ne pas être désespéré. La question de l’Europe et de l’épuisement, la question de la lassitude de l’Europe, en France et ailleurs, sont au cœur des préoccupations de cet homme. Elles me hantent aussi. En cela, oui, il y a une part de moi dans ce texte.

Quand avez-vous écrit Hôtel Europe ?

Après le montage de l’exposition Les Aventures de la vérité à la Fondation Maeght, l’été dernier, je me suis mis à l’écriture. Dès juillet 2013. À Noël, j’avais fini.

Il y avait une urgence à partir de cette date de juin 1914 et à repenser tout ce qui s’est passé depuis ?

L’homme qui parle croit de toute son âme à l’Europe, à ses valeurs. Il constate que tout cela est de plus en plus foulé aux pieds, vilipendé, moqué. Il en conçoit une très grande tristesse. Je pense à cette formule de Husserl en 1938: «la cendre de la grande lassitude»… L’homme qui parle a le sentiment d’avoir la cendre de la grande lassitude dans la bouche. Au début, il ne sait pas très bien pourquoi. Il est dans l’urgence d’avoir à écrire ce discours, et il n’y arrive pas.

Au travers de ce monologue, c’est le discours lui-même qui se profile, se forme, se dilue, se dissout. Que nous dit-il ?

J’ai composé ce monologue en cinq mouvements, comme cinq actes. La pièce est sombre pendant les quatre premiers mouvements. On se demande même si le personnage ne perd pas la tête. Au dernier acte, il y a un coup de théâtre. Le coup de théâtre dont je parle est poétique. Soudain, il voit la solution. Cet espoir suppose une révolution, et une révolution spirituelle. Métaphoriquement, si on se débarrassait de Catherine Ashton ou José Manuel Barroso pour Vaclav Havel, Dante, les Pussy Riot, Mère Teresa, Jorge Semprun, ce serait sans doute mieux, pense-t-il…

De grands esprits, des hommes et des femmes engagés, des héros en quelque sorte ?

J’ai une vision héroïque du monde. Je crois aux hommes et aux femmes dans l’Histoire. Je crois que les individus peuvent changer le monde. En cela, la pièce est optimiste…

Comment s’est montée la production ?

J’ai tout d’abord lu moi-même la pièce, chez moi, devant un petit nombre de mes proches, mes amis de la revue La Règle du jeu. J’avais besoin d’une première écoute. À peu près au même moment, j’ai demandé à un autre ami, Vincent Lindon, de lire le manuscrit d’Hôtel Europe et de me dire ce qu’il en pensait et quel comédien était susceptible de le jouer. Il a lu la pièce dans la nuit et m’a recommandé trois interprètes, parmi lesquels Jacques Weber. Frédéric Franck, directeur du Théâtre de l’Œuvre, qui avait lu la pièce et la produit, Laura Pels, directrice du Théâtre de l’Atelier, qui la monte, étaient d’accord et nous avons donc contacté Jacques.

À quel moment ?

En janvier dernier. Il a été enthousiasmé par le monologue et par le propos, et il a dit oui avec une ferveur d’autant plus profonde qu’il prend le rôle pour une source de renaissance… Il le dit, il vous le dira: il s’endormait. Hôtel Europe le réveille !

Vous avez confié la mise en scène à un artiste bosniaque, Dino Mustafic. Pourquoi ?

Dino Mustafic est un très grand artiste, réalisateur et metteur en scène de théâtre. Une personnalité magnifique, très proche de Danis Tanovic, le cinéaste de No man’s land. Ils sont comme des jumeaux. Castor et Pollux se sont connus comme cameramen pendant la guerre. Je les ai connus au moment où j’ai tourné Bosnia, en 1993. Ils sont mes amis. Il est très important pour moi, et ce n’est pas simplement de l’ordre du symbole, qu’un esprit aussi au fait que lui de la réalité du monde soit présent auprès de nous.

Hôtel Europe, Théâtre de l’Atelier (Paris XVIII e), à partir du 9 septembre . Tél.: 01 46 06 49 24. Le texte de la pièce paraît fin août.