A l’occasion de son dernier match préparatoire au Mondial brésilien le 7 juin contre la Slovénie, la sélection argentine a déployé une banderole « Les Malouines sont argentines ». Un geste politique fort avant l’ouverture de ce mondial, lancé par des argentins qui continuent de revendiquer la souveraineté de ces îles, autrefois acquises par l’Angleterre. Vainqueur hier soir de la Bosnie-Herzégovine (2-1, au Maracana), l’Argentine pourrait retrouver la sélection anglaise, qui vient de s’incliner face à l’Italie (2-1, à Manaus) lors d’une demi-finale palpitante. Pour l’heure, retour sur l’histoire d’un conflit international inachevé où se mêlent football et enjeux politiques.
L’Angleterre et l’Argentine, les frères ennemis
L’Argentine et l’Angleterre du football, ce sont avant tout deux cultures et styles de jeux radicalement différents, que tout éloigne mais pourtant aux destins intimement liés. Dans l’imaginaire argentin, le football revêt un caractère mythologique à la base duquel le pibe et le potrero forment le socle d’un style national. Le mythe du pibe>, gamin des rues jouant sur des potreros, terrains vagues dans un quartier d’un extrême dénuement, montre l’importance des valeurs liées au monde de l’enfance comme la fraîcheur, la spontanéité et la liberté. Ces deux notions sont donc indéfectiblement liées puisque dans la mythologie du football argentin, le pibe ne s’exerce que sur des potreros où il apparaît en public et remporte ses premières victoires. Les potreros se définissent en opposition aux écoles de football anglaises du début du XXème siècle, où la pratique sportive s’accomplit dans un cadre plus étroit. Les enfants qui jouent sur les potreros apprennent des valeurs bien différentes de celles inculquées dans les écoles de football en Europe. Sur ces terrains vagues, la liberté est le maître mot et les joueurs ne connaissent aucune limite fixée par des éducateurs. Ils donnent libre court à leur imagination et à leur fantaisie. Ainsi, le potrero fait partie de l’univers social du pibe et permet donc de le définir dans l’espace mythologique.
 

Un potrero en Argentine.
Un potrero en Argentine.

Cette mythologie s’est construite en opposition au savoir-faire footballistique anglais. Le sociologue Eduardo Archetti évoque le lien fraternel qui les unit et décrit le football argentin comme résultant d’un processus de créolisation, c’est-à-dire « l’appropriation réussie de pratiques qui étaient, à l’origine, exclusivement associées à l’identité d’un groupe social donné ». Alors que le football est un sport exclusivement britannique au début du 20ème siècle, les immigrés (majoritairement espagnols et italiens) de Buenos Aires adoptent la pratique du ballon rond conjointement avec les populations locales. Les britanniques demeurant ainsi à l’écart de ce processus de créolisation, le football devient alors une affaire d’identité.
Les Malouines : îles de la discorde
Ces deux cultures du football aux caractéristiques opposées permettront à chacun de ces pays de remporter une Coupe du Monde – en 1966 pour l’Angleterre et en 1978 pour l’Argentine – sur leurs terres respectives, leur conférant ainsi le statut de grandes nations du football.
Mais c’est sur le champ de bataille que les destins de ces deux nations vont à nouveau se croiser. Car, c’est sans compter sur un régime en perte de vitesse et soucieux d’unifier son peuple derrière la nation que le gouvernement du général argentin Galtieri, successeur musclé de Videla, s’engage le 2 avril 1982 dans un conflit l’opposant au Royaume-Uni. Pour tenter de galvaniser les forces patriotiques, le régime déclare la guerre au Royaume-Uni au nom de la souveraineté argentine sur les Îles Malouines. Ces îles faites de collines frappées par les vents et trempées par la pluie, proposent à perte de vue de la lande et des cailloux. Le 1er mai débute la bataille aéronavale autour de l’archipel.

Îles Malouines, territoire britannique
Îles Malouines, territoire britannique

Causé par la volonté de la dictature militaire argentine d’obtenir une solution favorable à ses intérêts, le conflit s’inscrit dans la continuité de nombreuses controverses qui commencèrent à la découverte de ces îles. Celles-ci furent, en effet, occupées successivement par l’Espagne, la France et le Royaume-Uni, en dépit des revendications argentines pour la reconnaissance de ces territoires comme faisant partie de la province de la Terre de Feu, Antarctique et Îles de l’Atlantique sud. À l’époque, les îles de l’archipel sont considérées par l’ONU comme territoires contestés.

Videla
Le général Jorge Rafael videla

En revanche, si la guerre atteint partiellement l’objectif d’unification patriotique en Argentine, elle provoque aussi la chute du régime trois mois plus tard. Cette déroute s’avère insensée pour une poignée d’ilots peuplés de moutons et de manchots. Le conflit se conclue par la victoire des Britanniques qui affirment leur souveraineté sur ce territoire. La défaite militaire argentine a raison du régime de Videla, remplacé par un gouvernement démocratiquement élu, alors que de son côté, le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher en sort renforcé,  celle-ci se faisant réélire en 1983.
Coupe du Monde 1982, la désillusion
Parallèlement, le 13 juin 1982, débute dans une Espagne post-franquiste la 12ème édition de la Coupe du Monde. La première de Maradona. Alors que le peuple est constamment inquiet, il se réjouit de voir cette promesse inespérée. Cet adolescent innocent et candide sur qui le tout monde se presse à son passage, ce jeune footballeur endosse le statut de sauveur et de porte bonheur que l’on touche et que l’on embrasse comme un frère. Maradona symbolise à la perfection le mythe du pibe à travers son image enfantine et de liberté, et dans laquelle le peuple argentin place ses espoirs de lendemains meilleurs.
Mais un malheur n’arrivant jamais seul, la sélection argentine semble profondément touchée par le dénouement tragique de la guerre des Malouines. Le jeune meneur de jeu argentin doit déjà porter la nation sur ses épaules et masquer le visage d’un pays fatigué par les successions de gouvernements répressifs. Des années de dictature dans un vilain contexte de « Guerre Sale » qui marqueront à jamais la société argentine puisque le pays comptera près de 30 000 disparus – « desaparecidos » -, 1,5 million d’exilés alors qu’il ne compte à l’époque que 30 millions d’habitants,  ainsi que quelques 500 bébés kidnappés et élevés par des familles proches du pouvoir.
Maradona ne peut empêcher la défaite de son pays face à une rude équipe d’Italie lors de la seconde phase de poules. Le gamin est encore trop jeune pour porter de telles responsabilités. C’est le Brésil qui se qualifiera à ses dépens.
L’équipe nationale fait alors son retour prématuré dans un pays où l’instauration de la démocratie vient panser les plaies. Des élections sont organisées et la classe politique renouvelée. Ce changement entraîne de sérieuses améliorations au niveau des relations extérieures puisqu’il rétablit un climat de sérénité avec le Chili et le Brésil. Toutefois, le contexte économique ne s’arrange pas et les tensions diplomatiques avec l’Angleterre subsistent.

Margaret thatcher, en visite aux Malouines
Margaret thatcher, en visite aux Malouines

Mexico 1986 : Maradona, la vengeance argentine
 

« Quand j’ai marqué le but de la main, […], j’avais l’impression d’avoir volé un portefeuille à un Anglais… »

Quatre années après l’humiliante défaite de l’armée argentine face à l’Angleterre dans l’archipel des Malouines et l’élimination de Maradona et consorts au mondial de la même année, un nouveau tournoi international se déroule au Mexique en 1986.
Comme un clin d’œil à l’Histoire, un des quarts de finale de la compétition voit s’opposer les sélections anglaises et argentines. Des expressions telles que « La Main de Dieu » et « Le But du siècle » naissent de la rencontre épique opposant l’Albiceste de Maradona et des potreros à la Three Lions de Thatcher et ses écoles de football. C’est dans un stade de l’Azteca aux 115 000 spectateurs écrasés par la chaleur et où les deux équipes aux mentalités radicalement différentes s’affrontent que Diego Maradona réécrit l’Histoire à lui tout seul. Il faut dire qu’en ce jour de grâce de l’été 1986, le meneur de jeu argentin réinvente le football. Avec la main, puis en solo. Tout un symbole.
Les dribbles chaloupés du numéro dix posent d’énormes problèmes aux défenseurs anglais. L’Argentine prend progressivement le jeu à son compte, au grand dam des joueurs anglais. Le coup de glas intervient à la 51ème minute du match, sous l’impulsion d’une nouvelle chevauchée au cœur de la défense anglaise et une tentative de mouvement en une-deux avec Jorge Valdano. Celui-ci rate sa remise, le ballon atterrit dans les pieds d’un défenseur anglais dont le dégagement part en chandelle. Maradona poursuit son effort, s’élance dans les airs et propulse le ballon dans le but anglais de la main. Argentine 1, Angleterre 0. Les Anglais ont beau protester, l’arbitre tunisien de la rencontre accorde le but, persuadé que Maradona a pris le ballon de la tête.

Ce ne sont ni les journalistes, ni les supporteurs argentins mais bien Maradona qui baptisera lui-même ce but après la rencontre « La Main de Dieu ». Le capitaine argentin élève la triche au rang d’art populaire. Jamais cela ne s’était produit à un tel niveau. Mais comme pour se faire pardonner, déjà, le meneur de jeu offre au monde entier 4 minutes plus tard un moment d’anthologie que beaucoup d’observateurs décriront comme « Le But du siècle ». 55ème minute : le maestro récupère le ballon dans son propre camp échappant au pressing des anglais, comme dans un véritable numéro d’équilibriste, et s’en va seul marquer le but. Sur un authentique coup de génie, Maradona vient de faire basculer la rencontre. Un acte footballistique divin. Maradona, l’ambivalent, vient de passer du médiocre au génial en quelques instants. Le monde du football est médusé et le match se soldera sur le score de 2 à 1. L’Argentine est vengée. L’explosion de joie sur le banc argentin démontre que l’enjeu de la rencontre dépassa largement le cadre purement sportif. Maradona lui-même avouera : « C’était une finale pour nous. Il n’était pas question de gagner un match, il s’agissait d’éliminer les Anglais. Je n’oublierai jamais cette rencontre ». Et, le meilleur reste à venir puisqu’il conduira l’Argentine à la victoire finale quelques jours plus tard face à une très valeureuse formation allemande.

Maradona soulevant le trophée de la Coupe du Monde au Mexique en 1986
Maradona soulevant le trophée de la Coupe du Monde au Mexique en 1986

C’est en véritable acteur géopolitique que Maradona marqua l’Histoire du football et des tensions diplomatiques entre l’Argentine et l’Angleterre. La Coupe du Monde 1986 s’inscrivit comme une composante de la politique étrangère argentine : Maradona comme premier ambassadeur de son pays. Les prouesses qu’il réalisa durant ce quart de finale historique permirent de continuer par un autre moyen la guerre des Malouines et de révéler les rivalités encore existantes entre ces deux nations. Par un exploit individuel, il procura une visibilité immédiate à l’expression identitaire de tout un peuple encore traumatisé et transcenda ses revendications.
Sans constituer isolément une cause de tensions internationales, le football cristallisa une identité nationale autour d’une équipe. Pour une nation comme l’Argentine, il est un signe d’évolution géopolitique majeur et la Coupe du Monde l’occasion d’entretenir la mémoire. L’édition 2014 à peine commencée, les argentins restent fidèles au devoir.