Il y a du Escher dans les romans de Belletto. Dans chaque roman pris un à un, et dans le dessin que forme l’œuvre envisagée dans sa globalité, un labyrinthe trompeur est mis à jour. Du Escher, pas du Piranèse. Il se dégage des textes de Belletto quelque chose de plus effrayant – et de plus mental – que chez le graveur italien. Une intention autre, qui vise l’infini et le sidéral, et qui rejoint les topographies impossibles du dessinateur néerlandais. Ce labyrinthe bellettien est fascinant. Non parce que le lecteur s’y perd, mais au contraire parce qu’il frissonne de jubilation à chaque indice de bifurcation. Dans Le Livre, la dimension temporelle fictive rejoint celle du rêve, sans vraiment s’y encastrer. Belletto expérimente à nouveau le temps, littérairement et sensiblement, lui qui nous avait emmenés auparavant dans l’espace intersidéral.

Difficile – et inutile – de résumer Le Livre. Boucle parfaitement non bouclée, la narration tient du ruban de Moebius. Essayons : Michel Aventin, scénariste, en deuil de sa sœur Élisabeth, ne parvient plus à écrire. Il retourne à l’hôpital où sa sœur a été suivie, et dans la chambre qu’elle occupait un malade lui voue soudain une haine incompréhensible. Aventin est venu saluer le personnel qui a pris soin d’Élisabeth, entre autres une certaine Eva Tircée, absente. Il veut lui offrir un stylo de prix, car il sait qu’elle tient chaque jour son journal. Puis il reçoit une lettre à son domicile, une simple feuille portant le chiffre 6. La lettre a été écrite par le malade occupant l’ancienne chambre de sa sœur. Le 6, c’est justement la date où Aventin doit recevoir les résultats d’analyses biologiques angoissantes. Nous n’en sommes qu’au début, et déjà les motifs sont en place : deux lettres ont été expédiées, une à Aventin et l’autre à une certaine Evelyne Doublier. Jeune femme retrouvée grâce à un faux indice : on croit qu’elle s’appelle Livia, mais elle vit rue Eli Via, près de Saint-Sulpice. Bon. Inutile. Impossible de résumer Le Livre.

Nous n’en sommes, donc, qu’à la page 85, et déjà le lecteur familier des romans de René Belletto sursaute. L’attachement frère/sœur est une constante, elle est au cœur de ce que nous appellerons la trilogie lyonnaise, bien que le dernier volet se déroule à Paris : Régis Mille l’éventreur, Ville de la peur, et Créature. Cette trilogie, d’ailleurs, plus que les autres romans précédents, nous semble annoncer Le Livre. Les points de convergence sont nombreux. Dans Le Livre, le deuil de la sœur Élisabeth concentre les deuils de la trilogie : celui de l’épouse, celui de la chanteuse lyrique, et l’éloignement de la sœur Nadia, installée aux États-Unis, mariée à un Marc – Élisabeth, la sœur de Michel Aventin, avait pour compagnon, elle aussi, un «Marc» ; Marc est le personnage central du Revenant ; le héros de Hors la Loi, roman paru en 2010, utilise comme pseudonyme Marc Michel ; dans Le Livre, un technicien du laboratoire d’analyse s’appelle lui aussi Marc Michel. Le prénom Michel est emblématique des personnages de Belletto, sous sa forme française ou hispanique, Miguel. On retrouve dans la trilogie et dans Le Livre un enfant, personnage secondaire, nommé Erich ou Éric. Livia est le nom de la victime de Ville de la peur – Marie Livia-Marcos – ici retrouvé puis abandonné au profit d’Eli Via, un nom de rue imaginaire – imaginé – dans une topographie parisienne respectée à la presque lettre. Les pianos de marque – deux marques, toujours les mêmes, on laisse le lecteur curieux chercher les pianos dans tous les romans de Belletto –, les partitions perdues et les guitares d’exception parsèment Le Livre comme l’œuvre entière. À l’intérieur du Livre, les correspondances donnent le vertige, à commencer par les prénoms en écho (Eva/Evelyne) et les assonances en i/a : Livia/Eli Via/Cilia/Élisabeth/syndrome Elias-Vicker, pour ne citer que celles-là. Vous avez le vertige ? C’est normal. On pourrait pénétrer plus avant dans le labyrinthe : mentionner, par exemple, et juste en passant, comme ça, le réveil radio-piloté de Michel Aventin qui a appartenu à Élisabeth, et qui renvoie à la montre elle aussi radio-pilotée, offerte pour son anniversaire par Michel Rey à sa sœur Nadia dans Ville de la peur, et dont la marque – NOVA – est le nom de l’épouse du même Michel Rey : Anna Nova.  Arrêtons là. On l’aura compris : Le Livre raconte une histoire, indépendante des opus précédents, et s’inscrit dans une partition supérieure. C’est l’art de la fugue. Suite, fugue, canon, strette et contrepoint. De la musique dentelée, de l’écriture concertée. L’imaginaire polyphonique de Belletto est à décoder.

Il y a, dans l’œuvre de Belletto, une mélodie secrète et savante. Un hommage inconditionnellement rendu à Bach, dans tous les romans. Michel Soler, le héros de L’Enfer (1986) a publié un ouvrage intitulé Les Fugues de Bach. Cette mélodie secrète tient aussi de la musique des sphères. Belletto ne s’interdit rien, sa logique interne va jusqu’aux étoiles et leurs planètes, que nous peuplons ou peuplerons. Sa logique interne, dans Le Livre, conduit le lecteur – et le narrateur Michel – à vivre deux fois la même journée, l’une légèrement différente de l’autre, mais toutes deux effrayantes. Effrayantes parce que la certitude d’avoir rêvé la première est à tout moment renversée, le «lendemain», par des correspondances terrifiantes.

Escher, oui. Comme dans ses gravures, on emprunte, chez Belletto, des escaliers qui à la fois bouclent sur eux-mêmes et ouvrent sur des gouffres invisibles, personnels et universels. La peur de la mort et la mort vaincue, la peur de l’amour et l’amour donné, le temps qui passe et qui revient – le même, et différent. Avec pour seul salut la beauté et la bonté des femmes. Chez Belletto, si le monde court à sa perte – et cette certitude n’est jamais mise en doute –, c’est pour renaître, ici ou ailleurs, dans l’espace ou dans le temps. Il y a un livre dans Le Livre, un livre écrit peut-être par le malade de la chambre d’hôpital, dans lequel tous les humains se suicident, permettant à un couple rescapé de recommencer à zéro. Adam et Ève/Eva/Evelyne. Et puis tout recommence, différemment, le livre est autre et l’on est à nouveau aujourd’hui. Il faut aller le lire ce Livre impossible à résumer. Qui est, peut-être, le Livre des livres de l’auteur.

Belletto, ou l’art de la fugue. Œuvre écrite au cordeau, impressionnante de cohérence, sans aucun doute élaborée bien en amont – autobiographie biaisée, fantasmée et cryptée, peut-être – et se déployant implacablement, en douceur et force, en harmonie. La trajectoire des personnages, dans les romans, et la trajectoire de l’écrivain lui-même, tissent une idée de destin inéluctable et acharné. Dans Le Livre, le Destin est aussi un personnage – il conduit une Datsun ! Dans Le Livre, on commence par contempler un tableau, avant la lecture : Sainte Marie-Madeleine à son écritoire, par le «Maître des demi-figures». Qui écrit le livre du Livre ? Voilà que nous sommes ramenés au stylo de prix que Michel Aventin offre à Eva pour écrire son journal. Chez Belletto, toujours, les péripéties, même les plus infimes, «coïncident», anéantissant par là-même l’idée de coïncidence hasardeuse. La fugue n’est pas la fuite (en avant), est elle l’ordonnancement du chaos.

René Belletto est, sous bénéfice d’inventaire, le seul représentant de sa catégorie. Il invente un genre littéraire non pas «entre» polar, fantastique et science-fiction, mais «au-dessus». Son œuvre n’est ni blanche ni noire, elle n’obéit qu’à sa seule loi interne. Son écriture, magistrale, est pétrie de surprises (dans Mourir, par exemple, l’emploi de nuict, qui semble aller de soi), de jeux de mots, de classicisme échevelé (utilisation impeccable de l’imparfait du subjonctif) et d’une liberté sans faille. Dans ses poèmes (Loin de Lyon, Somme toute), il casse le cadre de l’alexandrin et du sonnet tout en se soumettant à leurs rythmes et contraintes. Les héros de ses romans s’ingénient à transposer pour guitare, ou pour piano, des compositions écrites pour d’autres instruments, solo ou orchestre. L’auteur fait de même : romans, nouvelles ou poèmes tirent de la langue employée – malaxée, malignement détournée, superbement respectée – une richesse autre, toute personnelle, comme réinventée.