« Ce qu’il nous faut, c’est la victoire à tout prix. »
Voici le refrain d’un vieux film soviétique sur des vétérans de la Deuxième Guerre mondiale, La Gare de Biélorussie. Cette réplique suffit sans doute à expliquer la politique du président russe, Vladimir Poutine, envers l’Ukraine.
Les derniers événements en date, y compris la prise de postes de police dans plusieurs villes de l’Est de l’Ukraine par les forces russes, illustrent de plus en plus clairement la stratégie de Poutine qui cherche à déstabiliser la région afin d’utiliser le chaos comme excuse pour envahir le pays. Une invasion par l’armée russe de toute l’Ukraine, dont la capitale Kiev, n’est pas à exclure.
Il est temps pour l’Occident d’arrêter son attentisme et d’intensifier ses sanctions contre la Russie afin d’éviter le pire.
Les événements de cette année ont mis en lumière les projets de Poutine. De toute évidence, le président russe a lui-même décidé d’annexer la Crimée avec quelques anciens agents du KGB qui lui sont proches. Son pouvoir de décision est presque absolu. Avec succès, il a construit un système néo-féodal autour de ses amis capitalistes, des capitalistes d’État et de hauts agents de la sécurité nationale. Les seigneurs féodaux sont largement rémunérés par l’État et ils lui restent loyaux. Un système féodal comme celui-ci est politiquement stable mais économiquement stagnant, puisqu’il ne connaît pas la réforme.
La percée démocratique de l’Ukraine et son intégration européenne ont créé une menace existentielle pour le système de Poutine. La percée démocratique a remis en question son pouvoir en Russie et l’accord d’association offert à l’Ukraine par l’Union européenne aurait mis fin à son projet néo-impérialiste d’Union eurasienne, destiné à réunir les anciennes républiques soviétiques.
Poutine, qui est un habile tacticien et improvisateur mais un bien piètre stratège, en conclut qu’il devait agir. Lorsque le nouveau gouvernement démocratique ukrainien a été nommé le 27 février, des membres officieux des forces spéciales russes ont occupé le parlement de Crimée et, le jour suivant, se sont emparés des aéroports de la région. Trois semaines plus tard, la Crimée avait été annexée par la Russie en un incroyable acte d’agression. Pas moins de 88 % des Russes ont approuvé ce rattachement, la Crimée étant leur lieu de vacances favori.
Après l’annexion de la Crimée par la Russie, le point de vue prédominant à l’Ouest était que Poutine allait s’arrêter. Mais en annexant la Crimée, Poutine risquait d’aliéner les 96 % restant de la population ukrainienne. La démocratie risquait de progresser dans le pays et l’Ukraine choisirait l’intégration européenne. La Crimée n’était pas une victoire, c’était une mise en bouche. Afin d’obtenir la victoire, Poutine se doit de continuer à étendre son action. Trois possibilités s’offrent à lui : contrôler, dévaster ou annexer l’Ukraine.
Officiellement, la Russie exige une nouvelle constitution pour l’Ukraine afin de neutraliser et de fédérer le pays. Mais l’Ukraine n’a aucune raison d’accepter cette émasculation. Poutine vit dans l’illusion que Washington et Bruxelles tirent les ficelles en Ukraine. Ainsi, il ne souhaite pas négocier avec l’Ukraine mais plutôt avec les États-Unis et éventuellement l’Union européenne. Cependant, Washington et Bruxelles n’accepteront pas une telle constitution pour l’Ukraine. Une nouvelle constitution reste tout de même le but officiel de la Russie. Les quatre partis doivent se rencontrer le 17 avril à Genève pour mener une négociation qui s’avérera nécessairement infructueuse.
Poutine n’a plus que deux alternatives. Il peut déstabiliser l’Ukraine par une subversion dissimulée en se servant de sanctions sur le commerce et le gaz afin de faire échouer le pays et empêcher la démocratie de séduire les Russes. Ce cas de figure est mis en œuvre par les nationalistes russes et les « touristes » militaires envoyés dans l’Est de l’Ukraine par bus afin de créer des troubles. Le 6 avril, un groupe masqué et armé a occupé l’opéra de Kharkiv pensant qu’il s’agissait du siège administratif du gouvernement régional et prouvant l’absence totale de participants locaux. Le séparatisme n’a pas de succès avec la population russophone. Les provocations russes sont trop évidentes.
Cela ne laisse qu’une seule possibilité plausible à Poutine : l’invasion militaire. Le 12 avril, des groupes de ce qui apparaissaient clairement être des agents des forces spéciales russes – avec leurs uniformes et leur armement sophistiqué, mais sans insignes – ont occupé les postes de police de plusieurs villes de la région de Donetsk. Cela ressemblait de près à la prise du parlement de Crimée par les Russes.
Jusqu’à maintenant, le gouvernement ukrainien a évité de répondre par la force pour différentes raisons. Le président déchu, Viktor Ianoukovitch, avait autorisé les services secrets russes à infiltrer les services de sécurité et l’armée ukrainienne, les rendant ainsi peu fiables. Moscou souhaite qu’il y ait des morts afin de montrer que l’Ukraine a sombré dans le chaos et justifier une intervention militaire, ce que Kiev cherche à éviter. De plus, l’Ukraine n’était en rien préparée à cette agression et il lui faudra du temps pour se mobiliser.
Aujourd’hui, l’Ukraine n’a d’autre choix que de répondre par la force à cette agression militaire dissimulée. Poutine a franchi le Rubicon. Le Premier ministre polonais, Donald Tusk, a remarqué le 13 avril : « Ces dernières heures, nous avons été témoins du pire des scénarios en Ukraine. » Tous les défenseurs et les apologistes de Poutine avaient tort et nous pouvons maintenant les ignorer.
Une question perdure, à savoir si le Kremlin prévoit d’envahir toute l’Ukraine ou seulement la moitié. Début novembre, la télévision nationale russe montrait une carte du pays et comment il devrait être divisé. Une note de service présumée du Conseil national de sécurité russe a été divulguée, révélant que la Russie allait saisir 11 régions de l’Est de l’Ukraine ainsi que Kiev, annexant ainsi plus de la moitié du pays. Cependant, l’ancien président polonais, Aleksander Kwaśniewski, en homme bien informé, soutient que la Russie cherche à saisir la totalité du pays.
Non seulement Poutine veut triompher en Ukraine, mais il doit le faire vite. Sa date limite est le 25 mai, date prévue par l’Ukraine pour son élection présidentielle. Poutine soutient que le gouvernement ukrainien n’est ni légitime, ni constitutionnel, mais dans le même temps, il souhaite repousser l’élection qui assurerait un président entièrement légitime à l’Ukraine.
D’après de récents sondages, l’élection présidentielle se jouera entre deux politiciens vétérans pro-Europe, Petro Porochenko et Ioulia Timochenko. Quelque soit le vainqueur, le ou la président(e) aura une légitimité démocratique que Poutine n’a pas. Ainsi, il veut s’assurer que l’élection n’aura pas lieu et la façon la plus sûre de réaliser cela est d’envahir militairement l’Ukraine.
Ce raisonnement nous amène à trois conclusions. Tout d’abord, Poutine ne s’arrêtera pas à moins d’être confronté à de terribles obstacles. Deuxièmement, les sanctions des pays occidentaux ont jusqu’à maintenant échoué puisqu’elles n’ont pas fait reculer Poutine. Malheureusement, les États-Unis et l’Union européenne ont toujours été à la traîne. Troisièmement, la Russie et l’Occident se font la course sans fin en se rendant coup sur coup. Aucun des partis n’a de stratégie. Ils errent sans réfléchir le long d’une route dont ils ignorent la destination.
Étant donné que Poutine a initié une guerre dans l’Est de l’Ukraine, il serait optimiste d’espérer que de simples sanctions puissent l’arrêter. De plus, l’Occident a sans doute moins de crédibilité pour Poutine que le président Kennedy n’avait pour le dirigeant de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev, après le désastre du sommet de Vienne en 1961. Cette débâcle mena à la crise des missiles de Cuba. Après la guerre menée par la Russie en Géorgie en août 2008, les pays occidentaux ont haussé le ton mais sont vite retombés dans le silence, ignorant l’attaque de la Russie. Poutine s’attend clairement à la même réaction aujourd’hui.
Étant donné son manque de crédibilité, l’Ouest doit intensifier les sanctions immédiatement et radicalement pour atteindre un niveau proche de celui de l’Iran. Il se peut que cela ne suffise pas à empêcher une guerre en Europe, mais l’Occident se doit de devenir enfin sérieux.
La bonne nouvelle pour l’Ouest, c’est que la Russie est extrêmement vulnérable. Son PIB est juste en dessous de 3 % de la production mondiale ou 6 % du rendement de l’OTAN. Ses dépenses militaires sont inférieures à un dixième de celles de l’OTAN et la moitié des coûts d’approvisionnement en armes se perd sans doute en pots-de-vin. La Russie est bien trop faible pour être si agressive et elle n’a pas d’alliés.
Sa faiblesse économique est évidente. L’instabilité du marché en mars, en partie causée par la menace de sanctions, a réduit de 2 % le PIB prévu cette année. La fuite des capitaux s’est élevée à 64 milliards de dollars (46 milliards d’euros) au premier trimestre, soit un peu plus de 3 % du PIB, et l’on prévoit qu’elle atteigne 150 milliards de dollars en tout (108 milliards d’euros). Ceci aura un impact sur l’investissement, la consommation et la croissance en Russie.
Le rouble s’est effondré et l’inflation a augmenté, forçant la Banque centrale de Russie à augmenter les taux d’intérêt de 150 points de base. Si la Russie continue d’attaquer l’Ukraine et que les sanctions de l’Occident s’intensifient, le pays peut s’attendre à voir son PIB baisser de 2 à 4 % cette année. Cela aura un impact sur la qualité de vie en Russie et celle-ci est vitale à la popularité de Poutine. Il y a peut-être une limite à la somme de dégâts économiques que Poutine est prêt à endurer. L’Ouest doit tester cette hypothèse en lui imposant un ensemble de sanctions fortes. À l’évidence, l’Occident devrait aussi armer l’Ukraine aussi vite que possible.
Les pays occidentaux n’ont pas à s’inquiéter de ce que Poutine perde la face. Il a l’habitude de perdre la face et de se rattraper grâce à son sens habile de l’improvisation et de la manipulation. Au lieu de s’excuser pour les atrocités commises par la Russie en Tchétchénie, il les revendique comme une victoire. Il provoqua la fusillade de centaines d’enfants pris en otage à Beslan en 2004 et s’en servit pour réaffirmer son régime autoritaire. Après que le président Obama l’ait snobé en refusant de se rendre à Moscou lors d’un sommet bilatéral en septembre 2013 et en menaçant de bombarder la Syrie, Poutine eut la maligne idée d’éliminer les bombes chimiques syriennes. Poutine ne veut pas d’une solution gagnant-gagnant. Au contraire, pour lui, la victoire signifie la défaite de ses ennemis.
L’Occident se doit de réaliser que l’on ne peut se permettre de ne pas arrêter Poutine. Le plus tôt et le plus efficacement l’on accomplira cette tâche, moins le coût en sera élevé. Le parallèle évident à cette situation est l’incapacité de l’Ouest à arrêter l’Allemagne nazie à temps en 1938.
Anders Aslund est membre du Peterson Institute for International Economics à Washington D.C.