Les étudiants furent les premiers à manifester contre le régime du Président Viktor Ianoukovitch sur le Maïdan, la place centrale de Kiev, en novembre dernier. C’était, parmi les Ukrainiens, ceux qui avaient le plus à perdre, les jeunes qui, instinctivement, se voyaient comme des Européens et qui voulaient une vie, et une patrie ukrainienne, qui soient européennes. Une grande partie d’entre eux étaient à gauche politiquement, et de façon radicale pour certains. Après des années de négation et des mois de promesses, le gouvernement, sous Ianoukovitch, avait au dernier moment échoué à signer un accord commercial avec l’Union Européenne.
Quand la police anti-émeutes arriva et rossa les étudiants en novembre dernier, un nouveau groupe, les vétérans afghans, vint sur le Maïdan. Ces hommes d’âge moyen, anciens soldats et officiers de l’Armée Rouge, la plupart portant les cicatrices de blessures de guerre, sont venus protéger « leurs enfants », comme ils le dirent. Ils ne parlaient pas de leurs véritables fils et filles : ils parlaient du meilleur de la jeunesse, la fierté et le futur du pays. Après les vétérans afghans, beaucoup d’autres ont suivi, des dizaines de milliers, puis des centaines de milliers, pas tant en faveur de l’Europe, mais pour la défense de la décence.
Que signifie venir sur le Maïdan ? La place se situe près de quelques-uns des principaux bâtiments officiels du gouvernement, et est devenue un lieu traditionnel de protestation. Il est intéressant que le mot « maïdan » existe en ukrainien mais pas en russe, et que les russophones l’utilisent tout de même, en raison de ses significations spécifiques. A l’origine, il s’agissait simplement du mot arabe pour « place », une place publique. Mais un « maïdan » signifie à présent en ukrainien ce que le mot grec « agora » signifie maintenant en anglais : non seulement la place du marché où la population se rencontre, mais un lieu où les gens se rencontrent volontairement, précisément pour délibérer, pour discuter, et créer une société politique. Durant les manifestations, le mot « maïdan » en est venu à désigner l’acte de politique publique elle-même, à tel point que, par exemple, les personnes qui utilisent leur voiture pour organiser des actions publiques et protéger d’autres manifestants  sont appelées des « automaïdan ».
Les manifestants représentent tous les groupes de citoyens ukrainiens : des russophones et des ukrainophones (bien que la plupart des Ukrainiens soient bilingues), des citadins et des ruraux, des gens de toutes les régions du pays, des membres de tous les partis politiques, des jeunes et des vieux, des chrétiens, des musulmans, et des juifs. Toutes les confessions chrétiennes majeures sont représentées par des croyants et la plupart d’entre elles par le clergé. Les Tatares de Crimée manifestent en nombre, et les dirigeants juifs se sont fait un point d’honneur à soutenir le mouvement. La diversité du Maïdan est impressionnante : le groupe qui surveille les hôpitaux pour que le régime ne puisse pas kidnapper les blessés est dirigé par de jeunes féministes. Une importante ligne d’assistance téléphonique que les manifestants peuvent appeler en cas de besoin, est animée par des militants LGBT.
Le 16 janvier, le gouvernement ukrainien, dirigé par le président Ianoukovitch, essaya de mettre fin à la société civile ukrainienne. Une série de lois, rapidement passées sans suivre la procédure habituelle, ont supprimé la liberté de parole et de réunion, ainsi que les quelques balances du pouvoir exécutif restantes. Le but de la manœuvre était de transformer l’Ukraine en une dictature et de faire des manifestants du Maïdan des criminels. Le résultat a été l’apparition de violence au sein de la protestation, jusque là entièrement pacifique. Ianoukovitch a perdu ses soutiens, même dans sa base politique du Sud-Est, près de la frontière russe.
Après avoir, pendant des semaines, répondu de façon pacifique aux arrestations et aux passages à tabac perpétrés par la police anti-émeute, les Ukrainiens en ont eu assez. Une fraction des manifestants, dont quelques-uns étaient des représentants de la droite ou de l’extrême-droite, mais pas tous, ont décidé d’engager le combat contre la police. Parmi eux se trouvaient des membres du parti d’extrême-droite Svoboda et une nouvelle conglomération de nationalistes qui s’appellent eux-mêmes « le secteur droite » (Pravyi Sektor). De jeunes hommes, certains d’entre eux appartenant à des groupes d’extrême-droite, d’autres pas, ont essayé de prendre par la force les espaces publics revendiqués par la police anti-émeute. De jeunes hommes juifs ont formé leur propre groupe de combat, ou « sotnia », pour livrer un combat contre les autorités.
Bien que Ianoukovitch ait abrogé la plupart des lois dictatoriales, la violence hors-la-loi du régime, qui débuta en novembre, continua en février. Les membres de l’opposition reçurent des balles et furent tués, ou arrosés au tuyau par des températures glaciales, et moururent d’hypothermie. D’autres furent torturés et laissés pour morts dans les bois.
Durant les deux premières semaines de février, le régime de Ianoukovitch a cherché à restaurer quelques-unes des lois dictatoriales à travers des décrets, des raccourcis bureaucratiques, et une nouvelle législation. Le 18 février, un débat parlementaire annoncé à propos de la réforme constitutionnelle a été soudainement annulé. A la place, le gouvernement a envoyé des milliers de policiers anti-émeute contre les manifestants de Kiev. Des centaines de personnes ont été blessées par des balles en caoutchouc, du gaz lacrymogène, et des matraques. Des dizaines d’entre eux furent tués.
Le futur de ce mouvement de protestation sera décidé par les Ukrainiens. Et pourtant, il a débuté avec l’espoir qu’un jour l’Ukraine rejoindrait l’Union européenne, une aspiration qui, pour de nombreux Ukrainiens, signifie quelque chose comme le régime de lois, l’absence de peur, la fin de la corruption, l’Etat-providence, et la libéralisation des marchés sans intimidation des syndicats contrôlés par le président.
La trajectoire de la protestation a été très influencé par la présence d’un projet rival, basé à Moscou, appelé l’Union eurasienne. C’est une union internationale, commerciale et politique qui n’existe pas encore, mais qui devrait naître en janvier 2015. L’Union eurasienne, contrairement à l’Union européenne, n’est pas fondée sur les principes d’égalité et de démocratie de ses Etats-membres, le régime de lois, ou les droits de l’Homme.
Au contraire, c’est une organisation hiérarchique, qui, par sa nature, semble peu susceptible d’accepter des membres qui sont des démocraties fondées sur le régime de lois et des droits de l’Homme.  N’importe quelle démocratie au sein de l’Union eurasienne représenterait une menace pour le commandement de Poutine en Russie. Poutine veut l’Ukraine dans l’Union eurasienne, ce qui signifie que l’Ukraine doit être autoritaire, et donc le Maïdan écrasé.
Les lois dictatoriales du 16 janvier étaient évidemment fondées sur le modèle russe, et étaient proposées par des législateurs ukrainiens très proches de Moscou. Il semble qu’elles aient été la condition russe pour un soutien financier au régime de Ianoukovitch. Avant qu’elles soient annoncées, Poutine a proposé à l’Ukraine un large prêt et a promit des réductions sur les prix du gaz naturel russe. Mais en janvier, le résultat n’a pas été une capitulation russe. Le peuple du Maïdan s’est défendu, et la protestation continue. Où tout cela mènera-t-il, nul ne le sait ; seul le Kremlin exprime avec certitude ce que tout cela signifie.
Les protestations sur le Maïdan, selon ce que répètent à l’envi la propagande russe et les amis du Kremlin en Ukraine, signifient le retour du National-socialisme en Europe. A Munich , le ministre des Affaires étrangères russe a fait la leçon aux Allemands à propos de leur soutien aux gens qui saluent Hitler. Les médias russes affirment sans arrêt que les Ukrainiens qui protestent sont nazis. Naturellement, il faut être attentif à l’extrême droite dans la politique et l’histoire ukrainiennes. Sa présence est toujours importante aujourd’hui, bien que moins importante que l’extrême-droite en France, en Autriche ou aux Pays-Bas. Pourtant, c’est bien le régime ukrainien et non ses opposants qui a recours à l’antisémitisme, apprenant à sa police anti-émeute que l’opposition est dirigée par des juifs. En d’autres termes, le gouvernement ukrainien se dit que ses opposants sont juifs et nous que ses opposants sont nazis.
La chose étonnante à propos des revendications de Moscou est l’idéologie politique de ceux qui la font. L’Union eurasienne est l’ennemie de l’Union européenne, pas seulement en stratégie mais également en idéologie. L’Union européenne est fondée sur une leçon historique : les guerres du XXe siècle s’appuyaient sur des idées fausses et dangereuses, le national-socialisme et le stalinisme, qui doivent être rejetés et effectivement surmontés dans un système garantissant la liberté des marchés, du mouvement des personnes, et l’Etat-providence. L’Eurasianisme, par opposition, est présenté par ses défenseurs comme le contraire d’une démocratie libérale.
L’idéologie eurasienne tire une toute autre leçon du XXe siècle. Fondée en 2001 par le scientifique politique russe Alexandre Douguine, elle propose la réalisation du Bolchévisme national. Plutôt que rejeter les idéologies totalitaristes, l’Eurasianisme exige des politiciens du XXIe siècle d’extraire ce qui est utile du fascisme et du stalinisme en même temps. L’œuvre majeure de Douguine, The Fondations of Geopolitics, publié en 1997, poursuit les idées de Carl Schmitt, le principal théoricien politique nazi. L’Eurasianisme n’est pas seulement la source idéologique de l’Union eurasienne, c’est aussi le dogme de nombreux membres de l’administration Poutine, et la force mouvante d’un mouvement de jeunesse d’extrême-droite plutôt actif. Pendant des années, Douguine a ouvertement soutenu la partition et la colonisation de l’Ukraine.
La personne clé de l’Eurasianisme et de la politique ukrainienne au Kremlin est Sergei Glazyev, un économiste qui, comme Douguine, tend à combiner le nationalisme radical avec la nostalgie du bolchévisme. Il était membre du parti communiste et député communiste au sein du parlement russe avant de co-fonder un parti d’extrême-droite appelé Rodina, ou Patrie. En 2005, quelques-uns de ses députés ont signé une pétition demandant que toutes les organisations juives soient interdites en Russie.
Plus tard la même année, il a été interdit à Patrie de participer aux élections après des plaintes d’incitation à la haine raciale contre leurs publicités lors de la campagne électorale. La plus célèbre montrait une personne à la peau mate, mangeant de la pastèque et jetant les restes sur le sol, puis appelant les Russes pour nettoyer la ville. Le livre de Glazyev, Genocide : Russia and the New World Order (Génocide : la Russie et le nouvel ordre mondial), affirme que les forces obscures du « nouvel ordre mondial » ont comploté contre la Russie dans les années 1990, pour faire advenir des politiques économiques équivalentes au « génocide ». Ce livre fut publié en anglais par le magazine de Lyndon LaRouche, Executive Intelligence Review, avec une préface de LaRouche. Aujourd’hui, Executive Intelligence Review fait écho à la propagande du Kremlin, propageant en anglais l’idée que les manifestants ukrainiens ont mené un coup d’Etat nazi et ont lancé une guerre civile.
La campagne médiatique populiste pour l’Union eurasienne est à présent entre les mains de Dmitri Kiselyov, le présentateur du talk show le plus important de Russie, et, depuis décembre, également le directeur du groupe de médias de service public russe créé pour façonner l’opinion publique nationale. Plus connu pour avoir déclaré que les gays qui décèdent dans des accidents de voiture devraient se faire détacher le cœur du corps avant de se faire incinérer, Kiselyov a pris en charge la campagne contre les droits des homosexuels de Poutine et l’a transformée en arme contre l’intégration européenne. De plus, lorsque celui qui était alors ministre allemand des Affaires étrangères, qui est gay, est venu en visite à Kiev en décembre et a rencontré Vitali Klitschko, le champion poids-lourd et opposant politique, Kiselyov a qualifié Klitschko d’icône gay. Selon le ministre des Affaires étrangères russe, l’exploitation de politiques sexuelles est à présent une arme dans le combat contre la « décadence » de l’Union europénne.
Suivant la même stratégie, le gouvernement de Ianoukovitch, mentant effrontément, a affirmé que le prix de relations plus proches avec l’Union européenne serait l’entrée en vigueur du mariage gay en Ukraine. Kiselyov est assez ouvert concernant la stratégie médiatique russe envers le Maïdan : « mettre en place la bonne technologie politique », puis « l’amener à la phase de surchauffe » et faire porter « les lunettes embellisseuses de la télévision et d’internet ».
Pourquoi des gens avec de telles positions pensent qu’ils peuvent appeler d’autres personnes des fascistes ? Et pourquoi, à l’Ouest, tout le monde les laisse être pris au sérieux ? Voici une tentative d’explication : les Russes ont gagné la Deuxième Guerre mondiale, on peut donc leur faire confiance pour repérer les nazis. Cette explication présente beaucoup de lacunes. La Deuxième Guerre mondiale fut principalement combattue, sur le front oriental, par l’Ukraine soviétique et la Biélorussie soviétique, pas par la Russie soviétique. 5% de la Russie étaient occupés par les Allemands ; toute l’Ukraine était occupée par les Allemands. A part les juifs, dont la souffrance était de loin la pire, les principales victimes des politiques nazies n’étaient pas les Russes mais les Ukrainiens et les Biélorusses. Il n’y avait pas d’armée russe qui combattait dans la Deuxième Guerre mondiale, mais une armée rouge soviétique. Ses soldats étaient de façon disproportionnée des Ukrainiens. Le groupe armé qui délivra Auschwitz était appelé le Premier Front ukrainien.
L’autre source de la prétendue légitimité morale de l’Eurasianisme serait celle-ci : dans la mesure où les représentants du régime de Poutine n’ont pris leurs distances du stalinisme que de manière très sélective, ils sont par conséquent les dignes héritiers de l’histoire soviétique, et devraient être perçus automatiquement comme l’opposé des nazis, et donc de l’extrême-droite.
Cette fois encore, l’explication est pernicieuse. La Deuxième guerre mondiale a débuté avec une alliance entre Hitler et Staline en 1939. Elle s’est achevée avec l’URSS renvoyant les juifs survivants de l’autre côté de sa propre frontière, en Pologne. Après la fondation de l’Etat d’Israël, Staline a commencé à associer les juifs soviétiques au complot capitaliste mondial, et a entrepris une campagne d’arrestations, de déportations, et d’assassinats d’éminents écrivains juifs. Quand il mourut en 1953, il était en train de préparer une campagne de plus grande ampleur encore contre les juifs.
Après la mort de Staline, le communisme prit une coloration encore plus ethnique, avec des gens qui souhaitaient revivre sa gloire en affirmant que son problème était qu’il avait été gâché par les juifs. La purification ethnique de l’héritage communiste est précisément la logique du bolchévisme national, qui est l’idéologie fondatrice de l’Eurasianisme aujourd’hui. Poutine lui-même est un admirateur du philosophe Ivan Ilin, qui voulait que la Russie soit une dictature nationaliste.
Qu’est-ce que cela signifie quand le loup crie au loup ? Evidemment, les propagandistes de Moscou et de Kiev nous ont pris pour des imbéciles – ce qui, à plusieurs niveaux, est assez justifié.
Plus subtilement, cette campagne est une tentative de réduire les tensions sociales dans un pays complexe à une bataille de symboles du passé. L’Ukraine n’est pas un théâtre pour la propagande historique des autres, ni un puzzle dont les pièces peuvent être retirées. C’est un pays européen majeur, dont les citoyens ont une culture importante et des liens économiques avec l’Union européenne et la Russie. Pour décider de sa voie, l’Ukraine a besoin de débats publics normaux, la restauration de la démocratie parlementaire, et des relations plus souples avec tous ses voisins. L’Ukraine abonde de personnes sophistiquées et ambitieuses. Si les Occidentaux se limitent à la question de la quantité de nazis parmi eux, alors ils manquent les problèmes essentiels de la crise actuelle.
En fait, les Ukrainiens combattent contre la concentration des richesses et des forces armées entre les mains de Victor Ianoukovitch et ses alliés les plus proches. Les manifestants peuvent être vus comme donnant un exemple de courage pour les Américains de droite comme de gauche. Les Ukrainiens font de réels sacrifices dans l’espoir de rejoindre l’Union européenne. Cela peut-il donner matière à penser aux Eurosceptiques de Londres et d’ailleurs ? C’est un dialogue qui n’a pas lieu.
L’histoire de l’Holocauste fait partie de notre propre discours commun, de notre agora, de notre Maïdan. La présente tentative russe de manipuler la mémoire de l’Holocauste est si flagrante et cynique que ceux qui sont assez stupides pour y céder auront un jour à se demander comment, et au service de quoi, ils y ont cédé. Si les fascistes prennent les rênes de l’antifascisme, la mémoire de l’Holocauste sera elle-même altérée. Il sera plus difficile à l’avenir de se référer à l’Holocauste pour servir une cause juste, que ce soit celle, en particulier, de l’histoire juive, ou celle, générale, des droits de l’Homme.