Pour les novices, en fait, pour ceux qui s’y intéressent depuis des années,  la crise ukrainienne peut sembler obscure. Les Ukrainiens ont un président, Viktor Ianoukovitch, qui s’est octroyé des pouvoirs dictatoriaux, puis en a révoqué certains, a annoncé une trêve puis l’a rompue, a déclaré renforcer la loi mais emploie des voyous qui traînent des journalistes hors de leurs voitures et leur tirent dessus. L’opposition ukrainienne, pendant ce temps, dispose de trois leaders distincts qui peuvent — ou ne peuvent pas — véritablement contrôler le mouvement de protestation ukrainien à un moment donné.
L’opacité permet d’expliquer pourquoi l’Ukraine, après des années de stabilité, est soudainement devenue violente et imprévisible. Cela permet également d’expliquer pourquoi tant de personnes, à l’intérieur ou hors du pays, utilisent des clichés historiques pour décrire la situation. Souvent, ces clichés sont destinés à servir les intérêts de ceux qui les utilisent. Parfois, ce sont simplement de mauvaises simplifications. Dans les deux cas, ce qui suit est un guide pratique des termes, mots, et expressions à traiter avec un profond scepticisme.
Assistance fraternelle
C’est une expression soviétique, autrefois utilisée pour justifier les invasions soviétiques de Prague en 1968 et de l’Afghanistan en 1979. L’assistance fraternelle devait empêcher les Etats soviétiques fantoches d’être renversés, que ce soit violemment ou pacifiquement. En décembre, le Président russe Vladimir Poutine a appelé l’Ukraine un pays « fraternel », sous-entendant qu’il la considère comme un Etat fantoche. Cette semaine, un parlementaire russe a déclaré que lui et ses collègues étaient « préparés à apporter toute l’assistance nécessaire si l’Ukraine fraternelle le demandait ». Ceci pourrait bien être le signal pour que les organisations pro-russes en Ukraine demandent une intervention.
Opération anti-terroriste
C’est une expression de l’ère Poutine, utilisée pour justifier l’invasion russe de la Tchétchénie en 1999. Une opération anti-terroriste, dans ce contexte précis, signifie que tout est permis : ce terme a donné carte blanche aux soldats russes pour détruire Grozny, la capitale tchétchène. C’est pourquoi tant de personnes ont été horrifiées lorsque, cette semaine, le ministre de la défense ukrainien a prévenu que l’armée « pourrait être utilisée dans des opérations anti-terroristes sur le territoire ukrainien ».
Coup d’Etat
Cette expression, plus universelle, a été utilisée depuis novembre à la fois par le gouvernement ukrainien et par les commentateurs russes pour décrire les manifestations à Kiev et ailleurs. Sa signification s’étend de « protestation pacifique que nous n’apprécions pas » à « des manifestants utilisant la violence contre la police », mais dans les deux cas, c’est un terme utilisé pour justifier le déploiement d’une « opération anti-terroriste », et pas nécessairement pour décrire un réel coup d’Etat.
Nazi ou fasciste
Ces termes chargés historiquement ont été utilisés par les hauts responsables russes et ukrainiens depuis plusieurs mois pour décrire un large éventail de leaders et groupes de l’opposition. De fausses photos de posters de Hitler à Kiev, qui n’existent pas, ont circulé sur le net ; récemment, le ministre des Affaires étrangères russe a fait la leçon à ses collègues allemands pour avoir, a-t-il dit, soutenu des gens qui saluent Hitler. Bien sûr, il existe une extrême-droite ukrainienne, mais elle est bien plus restreinte que celle qui existe en France, en Autriche ou  en Hollande, et ses membres sont en effet devenus plus violents sous la pression des matraques, balles et attaques de la police.
En même temps, ceux qui balancent ces termes devraient se souvenir que la plus puissante rhétorique antisémite, homophobe et xénophobe dans la région ne vient pas de l’extrême-droite ukrainienne, mais de la presse russe et, au fond, du régime russe. Comme l’historien Tim Snyder l’écrit : « Le gouvernement ukrainien se dit que ses opposants sont juifs et nous que ses opposants sont nazis ». Le dénigrement s’ancre bel et bien. Romano Prodi, ancien président de la Commission Européenne, a écrit un article blâmant les « groupes nationalistes d’extrême-droite » ukrainiens comme s’ils étaient le principal problème, prouvant que même les hommes d’Etat occidentaux n’étaient pas à l’abri.
Divisions ethno-linguistiques ou Situation yougoslave
Ce sont des termes plus lourds, utilisés par l’Ouest et la Russie, pour montrer que le conflit en Ukraine est ancestral, inexplicable, et né d’une profonde haine ethnique. En fait, ce n’est pas du tout un conflit ethnique. C’est un conflit politique et — en dépit de l’opacité actuelle — pas si difficile à comprendre au départ. Il oppose des Ukrainiens (à la fois russophones et ukrainophones) qui veulent vivre dans une démocratie « européenne », avec des droits de l’homme et un régime de lois, contre des Ukrainiens (également russophones et ukrainophones) qui soutiennent un régime non-démocratique, oligarchique et capitaliste qui est politiquement et économiquement dépendant de la Russie. Certains des soutiens du régime peuvent croire qu’ils combattent des fascistes et des militants homosexuels européens ; d’autres peuvent simplement craindre que de profondes réformes leur coûtent leurs salaires.
Dans les deux cas, ce n’est pas un combat autour de quelle langue parler ou à quelle église s’attacher. C’est un désaccord profond et fondamental sur la nature de l’Etat, les allégeances internationales du pays, son système législatif, son économie, son futur. Etant donné ce qui est en jeu pour les Ukrainiens, le moins que l’on puisse faire, nous, spectateurs extérieurs, est d’éviter les stéréotypes idiots lorsque l’on parle de leur sort.