Jean-Marc Ayrault venait de se lever de son siège, avec une sorte de sourire d’enthousiasme. Ses sourcils, assez blancs, faisaient penser qu’il était heureux. La lumière, dans son bureau, inondait les différents meubles : la table, une chaise un peu bancale, une autre table, basse, en polyester cartonné, fruit de cette pétrochimie nationale que le gouvernement d’alors tentait justement de relever dans le cadre du redressement productif. Son front était luisant ; il avait une feuille de salade coincée entre les dents. On aurait dit Bruno Crémer dans « Maigret », un Bruno Crémer plus trapu, plus fatigué.  Jean-Marc Ayrault avait dû dans sa jeunesse (et la perspective d’une jeunesse de Jean-Marc Ayrault me procura une profonde tristesse) aimer des filles, se marier ensuite, avoir des enfants qu’il embrassait, chaque matin, avant d’aller au lycée enseigner à des Nantais boutonneux qui se masturbaient en cachette le soir, en écoutant des morceaux de rock sur des baladeurs cassette gris argenté de modèle Sony TPS-L2 importés du Japon, car à cette époque déjà, notre décadence se profilait au profit de cet archipel nippon et du continent asiatique. L’énergie de ce peuple petit et industrieux avait déjà été notée, en son temps, par Anatole France (et lui proposait d’ailleurs de faire alliance avec les Chinois – une perspective que j’avais toujours trouvé  vraiment : éprouvante). Je remarquai sur le coin du bureau une petite photo de Jean Poperen, et on voyait très bien sur ce visage la couperose rougeaude et l’air las typiques des militants sociaux-démocrates ; la photo était prise en extérieur, sous un ciel cafardeux de la banlieue de Saint-Herblain. Il faisait plutôt froid, chez Jean-Marc Ayrault, mais comme je n’avais mangé depuis la veille, je pense que c’était l’hypothermie, en tous cas, c’est souvent l’effet que me procure l’hypothermie. L’ensemble de la scène ressemblait à une image d’un magazine d’entreprise : le bureau de Matignon aurait pu passer, entre deux pubs corporate, pour la promotion du nouveau directeur des affaires juridiques de la section « Europe » d’une grande compagnie de câble opérateur, interviewé, bonhomme et chaleureux, dans son environnement de travail dont il aurait affirmé avec un sourire magnanime qu’il était bien plus modeste que sa haute fonction ne le laissait supposer.
« Vous savez, je crois vraiment que François va me garder à Matignon » avança Jean-Marc Ayrault dans un mouvement un peu rapide de la tête. Cette phrase me procura une grande joie, elle me rassura. J’avais toujours eu la phobie des cravates en satin, et Manuel Valls mettait à cette époque beaucoup de cravates en satin. Cela me rappelait mon professeur de psychologie sociale de la faculté de Nanterre – nous étions dans les années 1980 et cet homme persistait à mettre des cravates en satin avec des costumes en tweed, ce qui nous faisait tous beaucoup rire, mais je crois que les cravates en satin lui venaient d’une sincère admiration pour Pierre Bellemare, à cette époque cela pouvait passer pour une sorte de modèle, un exemple. Je détestais mon professeur (il avait des vues que je ne partageais pas sur Auguste Comte et ses Préliminaires généraux de philosophie mathématique, il en faisait une sorte de propédeutique à sa morale, ce qui est faux et assez inconvenant pour Auguste Comte) et je m’étais promis de jamais plus mettre de cravates en satin, ni pour les mariages, ni, surtout, pour les enterrements. J’ai depuis une chemise noire, achetée chez Celio à Saint-Ouen, elle est parfaite pour les cimetières, elle me fait ressembler à un homme du Sud, un Sicilien comme ceux des publicités du Club Med, sombre et taciturne, méditerranéen.
Je commençai à allumer une cigarette, quand Christophe Chantepy, le directeur de cabinet rentra dans le bureau, il avait une odeur forte de lavande, je pense qu’il avait dû auparavant passer par les toilettes, et il déposa une note sur l’état assez préoccupant de notre commerce extérieur. « Cela ne va pas fort », dit Jean-Marc Ayrault avec un ton mi-enjoué mi-funèbre, comme pour réserver son jugement, cela me rappelait quand mon père commentait ses analyses comptant les leucocytes  de sa typhoïde, il y a bien longtemps. Le commerce extérieur accusait en effet un déficit profond, indubitable, c’est ce que j’en ai compris, même si je ne suis pas très porté sur la macroéconomie, j’en ai quelques rudiments. D’ailleurs, je crois qu’on peut se représenter la compétitivité de la France comme notre sex-appeal, notre pouvoir de coucher avec tel ou tel pays étranger, c’est ce que j’avais écrit, un jour, sur le forum des lecteurs La Croix.fr. Je pense sincèrement que tout cela est lié, d’ailleurs quand on y réfléchit les Allemands sont les plus virils, les plus fonceurs, ce sont dans l’ensemble de sacrés queutards. La théorie économique de Ricardo, sur les bénéfices mutuels de l’échange, j’ai toujours pensé cela, on peut la résumer à un problème de libido, à une ménopause de notre industrie.
« Alors, on reste ? » demanda Chantepy. « Je suis tellement, tellement fatigué », il ajouta. Cela semblait vrai, mais Jean-Marc Ayrault n’en dit rien, c’était comme un reproche silencieux, il se nettoya une dent, avec son troisième doigt de la main gauche. Ce bureau était si intimidant, si officiel, mais l’homme qui l’occupait semblait lointain, ailleurs. Je me demandai si il pensait à des vacances à La Baule, un week-end avec sa femme, lors de ces années où ils étaient vraiment amoureux, raisonnablement optimistes sur leur capacité à s’acheter un pavillon, et nouer des pulls sur leurs épaules, sur la jetée face à la mer. L’optimisme est comme un cancer, mais qui se résorberait, nous l’avons tous à la naissance, même moi je l’ai eu, enfin je crois.
Mon amitié avec Jean-Marc Ayrault avait commencé lors d’un salon du camping-car, en 1995, elle ne s’était, depuis, jamais démentie. Je n’en possède pas, de camping-cars, mais c’est chez moi une sorte de lubie, un vrai passe-temps, j’aime les voir, les admirer, surtout les modèles profilés. Lui préférait les modèles dits « capucines », que j’avais toujours trouvé trop gros, un peu tape-à-l’oeil. J’avais lu autrefois un catalogue sur ce genre de modèle ( « La Capucine est le modèle familial par excellence. Conçu pour accueillir les familles d’aventuriers au grand complet il offre, en fonction de son aménagement, quatre à sept couchages. Ce qui fait la force des modèles Capucines, c’est l’immense espace de vie à bord et la très confortable hauteur sous plafond. Vous pourrez ainsi évoluer librement et vous sentir comme chez vous. ») et cette description m’avait presque donné la nausée, comme lorsqu’on mange un yaourt périmé, trop vieux, mais pas assez pour faire vomir complètement. C’était resté un sujet de plaisanterie, les capucines, entre nous, je lui disais souvent, sur un ton un peu moqueur, que lui, de toutes façons, était un homme à capucines.
Vers 16 heures, le téléphone a sonné. Plus personne ne disait rien depuis quelques heures, je repensai à l’entière dynastie des chiens de mes parents, depuis Kiki, jusqu’à Kiki V, c’était, dans l’ensemble, une famille de chiens assez correcte, plutôt racée. J’avais vraiment faim, je crois que j’aurais mangé un pot entier de petits-pois carottes, ceux de Bonduelle baignent dans un liquide délicieusement sucré et nourrissant, je peux en manger plusieurs d’affilée. Quand il a raccroché, Jean-Marc Ayrault n’était plus Premier ministre, l’homme aux cravates de satin le remplaçait. Le bureau soudain est devenu triste, c’était comme une scène finale de David Lynch, crépusculaire et triste, bien que je méprise ce cinéaste, il m’a toujours fait l’effet d’être  un peu fanfaron, un peu  « poseur ». Si je me souviens bien, Michel Leiris a écrit quelque chose de beau sur l’importance du thermo-dynamisme, de l’équilibre, de la mesure au cinéma. Avec Jean-Marc, nous nous sommes dits au revoir, mais je ne sais pas très bien si je le rappellerai un jour, pour parler des campings-cars. La vie est un chemin vraiment verdâtre, et parfois il vaut mieux le faire seul.

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