La chute de l’URSS fut la plus grande catastrophe géopolitique du XXè siècle, a dit un jour Poutine. Et Gorbatchev était un traître à la solde des Occidentaux. Les pays baltes, ces confettis d’empire, en profitèrent pour recouvrer leur indépendance et, pis, encore, adhérer à l‘Europe.

Le maître du Kremlin n’aura eu cesse, depuis dix ans, de venger cet affront. Et sa meilleure revanche contre cet Occident qui, dans sa tête, mit à terre la puissante Union Soviétique et entraina son démembrement, c’était l’Ukraine. Jusqu’à ce que son obligé, Ianoukovitch, la place Maïdan ne cédant pas sous les balles des snipers, jette l‘éponge et s’enfuit, piètre serviteur pas fichu d’aller jusqu’au bout, qui, patatrac, plombe son maître trop confiant et, l’opération se retournant contre lui, lui fait perdre la face.

La revanche de Poutine sur l’Occident honni n’était pas, hier, la Tchétchénie noyée dans le sang, ni la Géorgie amputée par la force de l’Ossétie, ces deux mises au pas relevant de la reconstitution intérieure de l’empire. Pas la Syrie soutenue à bout de bras contre l’Occident, selon la solidarité bien comprise entre autocrates et dictateurs. Non, c’était l’Ukraine ! L’Ukraine, ce beau et gros morceau, qui, l’impudente, entendait se détacher de la tutelle du grand frère et devenir pleinement européenne. Tentation de l’Occident ? Niet, Pas de ça, Lisette ! Retour par la force, via un Ianoukovic aux ordres, d’un morceau d’Europe dans le giron impérial. Enfin, oui, un morceau d’Europe, et quel morceau ! enlevé à l’Europe avant même qu’elle l’ait reçu en son sein. Réponse du berger russe, vingt ans plus tard, à la bergère Europe.
L’Europe, le vrai adversaire de la Russie, pour Poutine. Poutine, cet homme qui commença sa carrière de kégébiste aux avant-postes du communisme armé en Allemagne de l‘Est, aux bords de cette Europe qui fascine la Russie pour sa liberté autant que la Russie de toujours la rejette d’instinct, mais dont tout l’Est européen, de Leipzig à Lvov, de Gdansk à Varna, était alors à elle, captif de Moscou. L’Europe, dont la Russie avait sa part, et quelle part ! Et puis, plus rien. Dislocation du glacis est-européen. Poutine, avec tous ses semblables, dut reculer jusqu’à Moscou en quelques mois à peine, perdant cette part d’Europe sous sa garde et sa férule. Insoutenable recul, honteuse débandade, humiliation, comparable, toutes proportions gardées, à celle d’un soldat nommé Hitler au sortir de la Première guerre mondiale dans l’Allemagne vaincue.
Idéologie de la revanche. Reprendre par la force à l’Europe une part d’elle-même, cette Ukraine du Maïdan. Seraient vengées la perte des pays baltes, la perte de l’Europe de l‘Est, l’époque Elstine et sa bouteille de vodka en main, la colonne russe au Kosovo contrainte de faire demi-tour, la reculade du communisme sous tutelle de Moscou partout dans le monde. C’est cela, au premier chef, qui aura dicté la politique de Poutine en Ukraine, outre les intérêts directs de la Russie dans un pays vassalisé : un bras de fer avec l’Europe. Car, au-delà de l’Ukraine repassant sous la botte, l’humiliation eut été pour l’Europe. Plein pot. Le Coup de Kiev, s’il avait réussi, répondait, à distance, à la chute du mur de Berlin. Le pari était que l’Europe, excepté quelques protestations sans lendemain, aurait, comme par le passé à Budapest, à Prague, à Grozny et ailleurs, accepté ce nouveau Coup de Prague au XXIè siècle, avalisé les choses, invoqué piteusement le rapport des forces. Il y aurait eu, certes, un refroidissement des relations politiques avec la Russie, mais un refroidissement passager. L’Europe, à commencer par l’Allemagne, a tant besoin du gaz russe, bien plus que la Russie des oligarques n‘a besoin de l’Europe, les Mercédès aux vitres fumées et les parfums Dior exceptés. « On ne va tout de même pas recommencer la Guerre froide », entendait-on déjà murmurer dans les chancelleries. C’est pourquoi cela devait aller jusqu’au bout. Vladimir Poutine n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Objectif Revanche, à portée de main !

Que s’est-il passé à Sotchi, lors de la rencontre Ianoukovic-Poutine, en plein Jeux olympiques ? Tout le monde ou presque, à Kiev, en Occident, croyait que Ianoukovic et Poutine attendraient la fin des Jeux pour « y aller », s’ils en avaient bel et bien le projet. Pas du tout ! Poutine prit tout le monde de vitesse. Le risque, croyait-on, rendait le pari impossible, les Jeux seraient compromis. Il n’en fut rien. Feu vert, et même plus, fut donné à un Ianoukovic incrédule qui n’en demandait pas tant, avec ordre de « régler le problème » séance tenante. L’effet de surprise fut total. Et comme il fallait s’y attendre, comme à Mexico en 1968, comme au Mondial de foot dans l’Argentine des généraux, comme à Pékin après les massacres au Tibet –comme à Berlin en 1936…- les sportifs du monde entier, Ukrainiens exceptés, ne bronchèrent pas d’un poil.
Sauf que Ianoukovic n’est pas allé jusqu’au bout. Pourquoi ? Le mystère, à ce jour, reste entier. Résistance, non prévue, de Maïdan , le Jeudi noir ? Refus, au sein des troupes spéciales, de passer des tirs au coup par coup, qui ne furent pas dissuasifs, à un mitraillage en règle de la Place avec, cette fois, des milliers de morts, comme ce fut fait avec total succès sur la place des Trois Cultures à Mexico en 1968 ou à Tian Anmen ? Craquage psychologique du Président assassin, devant le seuil à franchir ? Mise en demeure de la Troïka européenne à Kiev, et menaces de saisie par l’Europe, des biens des oligarques et de la clique au pouvoir ? Lâchage des oligarques ukrainiens ? Tout cela, et d’autres choses encore qu’on ignore, a pu jouer. L’Histoire l’établira.

Pour l’heure, Vladimir Poutine a reçu un sévère camouflet et son aventurisme revanchard une leçon méritée. Quand, s’appuyant sur un peuple en juste révolte et qui, malgré les morts, ne cède pas à la force, l’Europe, l’Amérique, la communauté internationale, à leur tour, disent stop, l’Histoire, une fois de plus, montre que cela marche. Plus, à l’inverse, on laisse agir un dictateur, en herbe ou confirmé, plus son appétit croit. Et il n’est jamais rassasié. Toujours plus ! est son moto. Jusqu’au coup d’arrêt, mais alors au prix fort, tant on a attendu, tergiversé, voulu calmer la tempête par des concessions sans réciprocité.

Reste, à l’évidence, que la Russie n’a pas dit son dernier mot, que ses moyens d’enrayer le cours nouveau à Kiev sont énormes, pour peu que l’Europe ne se substitue pas rapidement aux roubles de la servitude et, bien davantage, n’ancre pas sans tarder l’Ukraine à elle-même, par une adhésion accélérée, serait-elle temporairement symbolique, à l’Union et ses institutions. Ne faisons pas lanterner l’Ukraine des années et des années avant que « toutes les conditions soient réunies », meilleur moyen qu’elles ne le soient jamais.

A défaut, inéluctablement, l’Ukraine retombera dans l’orbite russe. Et les morts de Maïdan seraient morts pour rien.