“…Dali vs. Picasso est une oeuvre foudroyante, jubilatoire, appelée humblement par son auteur Fernando Arrabal « dialogue », une oeuvre qui sonne comme un cri méchant, mais tendre, provocateur, mais hilarant, querelleur, mais poétique. …neuf mois après le début de la Guerre Civile Espagnole, trois jours après le bombardement de Guernica, dans la nuit du jeudi 29 avril 1937 dans un grand salon parisien délabré se retrouvent Salvador Dali et Pablo Picasso. Au milieu du salon est accroché le tableau de Dali Composition molle aux haricots bouillis (prémonition de la Guerre Civile), derrière, tout au fond, on découvre une oeuvre de Picasso qui deviendra par la suite Guernica. Dali et Picasso s’entretiennent du rôle des arts et de l’artiste en temps de guerre, leur conversation à bâtons rompus est constamment interrompue par les interventions cocasses de leurs deux femmes-complices Gala et Dora. Régulièrement Dora lance un couteau qui passe devant le nez de Picasso atterré, alors que Gala a une grande nouvelle à annoncer…

Fernando Arrabal est né au Maroc peu de temps avant la Guerre Civile Espagnole. La condamnation à mort de son père sous le régime de Franco, commuée en peine d’emprisonnement à vie, puis sa disparition après son évasion de prison – ou plutôt d’un asile dans lequel il s’est fait interner – marquera l’oeuvre du dramaturge : il en fait état dans plusieurs ouvrages, dont Lettre à Franco, publié du vivant du Général. En 1967, il est arrêté pour avoir écrit une dédicace « blasphématoire » envers le régime. Il doit sa libération à une campagne internationale.
Auteur à succès, cinéaste et peintre de talent, les recueils de poèmes de Fernando Arrabal ont été illustrés par de grands artistes internationaux, parmi lesquels Dali, Magritte, Picasso, Saura…

Jouée dans le monde entier, son abondante production théâtrale, mystique et provocatrice, onirique et festive, est un mélange baroque de cruauté et de tendresse.

Arrabal est peut-être le dernier, en tout cas le plus ensorcelant représentant de cette génération exceptionnelle qui, entre surréalisme, théâtre de l’absurde et écriture contemporaine, a révolutionné le monde des arts et de la littérature de l’Après-Guerre jusqu’à aujourd’hui. Soutenu par une distribution exceptionnelle, Frank Hoffmann crée la version originale française de Dali vs. Picasso. Un défi !

Entretien

Jean-Louis Scheffen.- Dalí et Picasso ont, chacun, illustré certains de vos livres. Quels ont été vos rapports avec ces deux artistes ?

Fernando Arrabal.- Dali était passionné par les sciences. Je le suis aussi. Picasso était “un Xenius”. Comment savoir si la mer revient ou se retire ? J’ai connu Dalí personnellement lorsqu’il m’a proposé de créer avec lui une oeuvre “cybernétique”. Nous étions d’une certaine manière différents de nos collègues. Je n’aurai pas l’impertinence de croire que nos connaissances nous permettaient de mesurer les limites de tout. Les lions démontrent aux brebis que s’ils n’étaient plus lions elles seraient encore plus brebis. Il ne faut pas oublier que peu avant sa mort Dali a cherché à réunir (à ses frais) de grands chercheurs pour débattre sur un sujet: le hasard. L’ambition la plus décisive du siècle. J’aurais préféré (et je le lui ai dit) que ce cénacle essaie de trouver la rigueur mathématique de la confusion.

Jean-Louis Scheffen .- Pour votre texte « Dalí vs. Picasso », avez-vous voulu rester près d’une certaine vraisemblance historique ou psychologique ?

Fernando Arrabal.- Gardons en mémoire qu’il s’agit du dialogue de deux “sans-papiers”. Ils jouent le rôle de Dalí et de Picasso. Ce sont deux émigrants enfermés dans le département psychiatrique d’un centre de rétention. La Nouvelle Zélande pourrait avoir un Tour de France… mais avec des kangourous. Cependant, ces limites posées, je me suis inspiré de faits authentiques, notamment des mémoires de jeunesse de Dali et de sa correspondance très chaleureuse avec Picasso. Qui était le maître de qui? Comment savoir si l’hippocampe doit tout à la sirène ou au centaure? J’ai tenu compte de ce que le vrai révolutionnaire à l’époque était le trotskiste Dalí. Et que Picasso ne sera communiste que presque une dizaine d’années plus tard. Dans les profondeurs le scaphandrier myope est visionnaire.

Jean-Louis Scheffen.- Les rapports entre l’artiste et la société (en temps de guerre plus particulièrement) sont le point de départ de votre texte. Un propos de prime abord très sérieux, d’autant plus que vous avez-vous-même connu les suites de la Guerre civile et du régime de Franco. L’humour qui y est aussi présent que dans beaucoup d’autres de vos œuvres sert-il à démasquer la réalité ?

Fernando Arrabal.- L’humour est peut-être celui même de la réalité. Celui de la confusion. Il faut voir comment deux esprits ont présenté une vision politique, à leurs débuts , “à front renversé”. Quand beaucoup de ruches deviennent agnostiques les abeilles créent un dieu. J’ai respecté la vérité en tous points. Dans l’élégante galerie de NY sur le cendrier aux mégots géant de Damien Hirst j’ai vu cet avertissement : “interdit de fumer”.

Jean-Louis Scheffen.- Les deux tableaux au centre du dialogue constituent des regards très différents sur la réalité. Qui y arrive mieux ? Vous sentez-vous l’âme d’un arbitre ?

Fernando Arrabal.- Je ne suis en rien un arbitre. L’éléphant trop lifté, s’il lève la trompe, sa queue rétrécit. Personnellement je vois dans le tableau de Dali réellement une prémonition de la guerre civile. Celui de Picasso comporte des éléments troublants. Le porc-épic snob sur sa gourmette annonce: acupuncteur. La toile de Dali est paradoxalement plus “claire”.
Jean-Louis Scheffen.- Gala et Dora ne se cantonnent pas à leur rôle de muses mais dérèglent le dialogue des deux artistes de manière souvent surprenante. Leur regard est-il aussi un peu le vôtre?
Fernando Arrabal.- Je ne peux que répondre par ce qui peut sembler un cliché: je suis tous les personnages. Mes bagages perdus dans mes vols sont pervertis par des étoiles filantes. Je suis , par exemple , Fando et Lis . De même que Flaubert… “Madame Bovary, c’est moi”.

Jean-Louis Scheffen .- Si Picasso, aux yeux de ce qu’on appelle le « grand public », représente aujourd’hui l’art du XXe siècle tout court, Dalí (pour lequel André Breton avait créé l’anagramme « Avido Dollars ») en illustre aussi le côté mercantile. A vos yeux, une philosophie d’artiste et un certain esprit commercial sont-ils compatibles ?

Fernando Arrabal.- On oublie le passé: combien des urologues atteints de Parkinson deviennent des masturbateurs convulsifs. Au 16e , au 17e siècle , par exemple , les artistes vivaient grâce aux commandes des mécènes (le roi , l’Eglise , les grands bourgeois). Vélasquez fut un “assis”. Les peintres religieux lisaient continuellement des textes sacrés: ils préparaient les antisèches de Jugement Dernier… ou du Dernier Goulag. Le romantisme et le 19e siècle , les débuts du 20e , ont imposé la figure de l’artiste “maudit”. Ce n’est pas une fatalité. L’hippopotame qui veut sembler mince choisit des fiancées hippopotames obèses. D’autre part Picasso a été très soutenu par des partis totalitaires. Ne jetons pas trop vite la pierre à Avida Dollars.

Informations

Dali vs. Picasso

de Fernando Arrabal

Théâtre National du Luxembourg

Metteur en scène : Frank Hoffmann
Décors : Christophe Rasche
Costumes : Katharina Polheim
Musique : René Nuss
Avec : Samuel Finzi, Marie-Lou Sellem, Luc Feit, Jacqueline Macaulay
Une production : Théâtre National du Luxembourg, Ruhrfestspiele Recklinghausen
Lieu de production : Théâtre National du Luxembourg