Martin Heidegger (1889-1976) est incontestablement le philosophe allemand qui exerce le plus d’influence sur la pensée française contemporaine. Il est aussi un penseur controversé pour son engagement nazi et son antisémitisme. Or voici que ces derniers semblent devoir être attestés par de nouveaux documents, les  » Cahiers noirs « (Schwarze Hefte), une sorte de journal de pensée, certes destiné par son auteur à la publication, mais en principe voué à rester inaccessible jusqu’au printemps 2014, puisque son édition allemande dans laGesamtausgabe (les  » œuvres complètes « ) n’est pas encore achevée. Des extraits circulent pourtant depuis quelques jours. Sont-ils à même de modifier notre rapport à ce penseur ?  » Heidegger est un titan « ,pense Christian Sommer, auteur d’un récent Heidegger 1933 (Hermann,  » Le bel aujourd’hui « , 62 p., 22 €) et chercheur au CNRS.  » Titan  » désigne dans l’Antiquité le personnage majestueux d’un monde englouti, objet à la fois d’étonnement et de terreur, un être du passé qui n’appartient qu’à l’histoire et à la philologie.
Les élèves de Jean Beaufret (1907-1982), porte-parole précoce d’Heidegger en France, et de son successeur François Fédier, codirecteur, avec Philippe Arjakovsky et Hadrien France-Lanord, du Dictionnaire Martin Heidegger (Cerf, 1 454 p., 30 €), voient les choses autrement. Aux yeux de ces  » heideggeriens français « , comme pour un certain nombre d’auteurs, de l’écrivain Philippe Sollers au poète Michel Deguy, en passant par Alain Finkielkraut, Stéphane Zagdanski, ou encore un spécialiste de méditation comme Fabrice Midal, Heidegger est un maître. Sa condamnation de la technique, par exemple, demeurerait actuelle.

Minimisation systématique

Telle est aussi la conviction qui paraissait régner à la tribune de la réunion organisée au cinéma Saint-Germain-des-Prés, à Paris, dimanche 8 décembre, lors du  » séminaire  » organisé par la revue La Règle du jeu à propos du Dictionnaire Heidegger,présenté par ses codirecteurs ainsi que par la philosophe Sylviane Agacinski (laquelle consacrera son prochain livre au penseur allemand).
Paradoxalement, c’est le groupe de fidèles pour qui le nazisme d’Heidegger constitue à l’évidence une sérieuse pierre d’achoppement qui est à l’origine des fuites des  » Cahiers noirs  » imprégnés d’antisémitisme. Une quinzaine de passages, affirme Hadrien France-Lanord, auteur de l’entrée  » Antisémitisme  » du Dictionnaire, et qui considère désormais son texte comme caduc. De fait, celui-ci commence par un audacieux  » Il n’y a, dans toute l’œuvre de Heidegger publiée à ce jour (84 volumes sur 102), pas une seule phrase antisémite « . Or les extraits lus par lui-même ne laissent guère de place pour le doute : le judaïsme y est assimilé au  » calcul «  et au  » trafic « , dans la plus grande tradition du préjugé antijuif, avec pour arrière-plan l’Allemagne d’Hitler.
Le  » bouleversement «  que l’exhumation de ces textes globalement indisponibles provoque dans ce carré d’inconditionnels explique-t-il à lui seul que ceux-ci aient choisi de procéder à leur diffusion avant même que l’ensemble ne soit prêt ? Ne risque-t-elle pas de gêner la publication en cours chez l’éditeur allemand Vittorio Klostermann, confiée à l’érudit Peter Trawny ? Ne cherche-t-elle pas à contrôler la communication sur des écrits gênants tirés de leur contexte ?
Certes, l’implication d’Heidegger (recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau de 1933 à 1934) dans le régime hitlérien et son nationalisme est un fait connu. Mais elle a pu faire l’objet d’une minimisation systématique. Les défenseurs ont insisté sur le caractère temporaire du compagnonnage d’Heidegger avec le nazisme, assimilable en somme à un moment d’égarement. D’autres, comme Emmanuel Faye, qui dirige un ouvrage au titre significatif : Heidegger. Le sol, la communauté, la race (à paraître chez Beauchesne en janvier 2014), estiment au contraire que le nazisme traverse bel et bien l’œuvre comme son  » télos « , son but ultime. Elle introduirait  » le nazisme dans la philosophie «  elle-même. S’il y a une actualité d’Heidegger, elle consisterait donc surtout à penser contre lui.