Les critiques du précédent « Faux spectacle » de la metteur en scène, chorégraphe, danseuse et comédienne brésilienne Elisa Ohtake.

Pour de faux

Par Nelson de Sá

Cacilda, Blog de teatro, 10 novembre 2007

Je n’ai pas vu Yoko Ono. J’ai été voir Elisa Ohtake, dans le jardin du MIS [Museu da Imagem e do Som], après une première tentative empêchée par la pluie. C’était la dernière occasion, l’au-revoir, Ruy et Tomie Ohtake étaient là. J’avais déjà entendu des amis dire que c’était une vraie découverte. Ce fut un enchantement.

Falso espetáculo est intelligent, amusant, audacieux. Il est toujours à la limite de l’inconséquence, dans la négation du spectacle, mais il échappe à tous les pièges, ou « catastrophes artistiques », qu’il tend lui-même. Comme il l’exprime, il va de l’impossible au possible et inversement. Il est ludique, mais aucunement naïf, il sait ce qu’il fait dans son jeu, qui affecte « tout », entre le vrai et le faux.

Quand on lâche un sac de ballons au-dessus du public, les ballons ne tombent pas, ils s’envolent. Les scènes sont toujours trompeuses, comme dans certains passages, parmi les meilleurs, de Robert Lepage, mais ici avec un décalage histrionique. Sur le visage de Elisa, dans ses cheveux et dans ses gestes, l’ironie m’a rappelé le Kabuki, le seul que j’aie vu, il y a plusieurs années.

Sheila Melo, dans une vidéo, fait semblant de ne pas danser le axé. Et Ricardo Oliveira fait semblant de danser, mais ne sait-il pas danser ? Elisa imite des pas de ballet, mais elle le fait tellement bien ; est-ce qu’elle sait le faire ? C’est dans le doute sur ce qu’est le « faux » et le véritable, l’incompétence et la virtuosité, que le non-spectacle se maintient du début à la fin. Comme dans un jeu d’enfants, mais avec la rigueur des adultes.

Le spectacle lui-même n’est pas une certitude, les murs, le toit, tout l’environnement dépend du temps qui passe et se dissout entre les mains des acteurs à la fin de la représentation. Elisa, comme ses collègues de l’éthérée Cia. Vazia [Cie.Vide], exprime la fragilité, le doute, le risque, dans les mouvements de son propre corps. Et tout cela, selon les mots du texte de Falso espetáculo, afin que « l’inertie ne soit pas si forte ».

La vie est-elle un « faux spectacle » ? Cela peut être une manière de voir la manifestation de la Cia. Vazia

Critique du site Anta profana

« Une fête de l’incertitude », comme l’affirme sa créatrice Elisa Ohtake, ou éloge de la fragilité, Falso espetáculo représente un exemple précieux des possibilités qui s’offrent aux arts de la scène en cette époque post-moderne. Une fois que l’on a rompu avec l’illuminisme et avec le déterminisme cartésien, il est possible d’affronter sans aucune honte intellectuelle ou sans craintes existentielles notre propre échec quotidien. Nous sommes faillibles, Dieu merci ! C’est ce que semblent proclamer les trois interprètes de Falso espetáculo, avec le plaisir presque sensuel que leur procure ce constat.

Il n’est plus nécessaire que je dépasse toutes mes limites physiques et intellectuelles pour exprimer ma joie ou mes peurs, mes désirs ou mes frustrations, ou n’importe quelle autre attitude représentant des sentiments inhérents à l’Être. Le « monde donné » ne contient pas toutes les possibilités. Les aptitudes peuvent être vraies ou feintes, et il importe peu de savoir ce qu’il en est, car parfois ce qui compte n’est pas l’excellence de la performance, ou la chose en elle-même, mais la représentation de la chose. On inaugure, de la sorte, le droit de chanter, même faux, de danser un ballet classique, même de manière récalcitrante et tremblotante.

Ce serait une approche superficielle que de confondre cette manifestation avec le vieux concept de caricature ou de satire, qui exposait l’inaptitude du personnage pour une performance donnée dans le but d’en montrer le ridicule ou de provoquer le rire facile du public, puisque le ridicule humain a toujours été considéré comme méprisable et risible. Ce type de satire établit une complicité entre acteurs et spectateurs pour rire du ridicule d’autrui, en tentant d’exorciser en eux-mêmes la défaillance sociale en question. « Nous sommes meilleurs ! »

La proposition idéologique de Falso espetáculo est tout le contraire ; selon Elisa Ohtake, elle vise à « ouvrir des brèches pour que des contours possibles ou impossibles, vrais ou faux, optimistes ou pessimistes, puissent s’offrir, momentanément peut-être, aux expérimentations, aux libertés artistiques, à la question de Spinoza : “Que peut un corps ?” »

Une proposition humaniste, invitant à « gommer les contours » du préétabli en favorisant l’émergence de choses nouvelles, impures peut-être, imparfaites, mais qui puissent désigner les facettes inexplorées de ce « monde donné ». En oscillant « entre un relativisme nihiliste et son contraire », les interprètes partent de l’idée selon laquelle « tout est impossible » pour atteindre celle selon laquelle « tout est possible ». Et il n’y a pas de contradiction entre une chose et l’autre, car toutes deux sont valides, selon le regard qu’on leur porte.

Partageant les mêmes idées et (in)certitudes, Elisa et ses partenaires de scène, Emerson Meneses et Ricardo Oliveira, disposent pour filet de sécurité d’un ensemble d’idées philosophiques qui vont de Spinoza à Willem Reich, qu’ils n’utilisent pas comme un alibi ou comme des boucliers académiques, mais plutôt comme des signaux indiquant les chemins de la pensée dans ce monde idéologique où « penser est impossible ». Ce sont les contradictions avec lesquelles ils se débattent dans une volupté d’interprètes, jusqu’au désespoir et l’envie de fuir. Et la fuite, qui tout en étant authentique est également feinte (nous sommes dans le monde des signes, dans le monde de la fiction qui propose des réalités), résulte dans le retour. Fortifiés par la fausse fuite, ils entreprennent un démontage final des concepts, des structures intellectuelles et physiques, élargissant l’espace du spectateur du microcosme vers le macrocosme.

Et là, dans l’infini, au milieu des étoiles qui embellissent ce ciel d’avril, nous envisageons la grandeur qui est implicite dans notre forme infime, dans notre corps si petit devant l’immensité cosmique. Peut-être (il n’y a jamais de certitude) que plus nous serons conscients de notre petitesse, mieux nous pourrons apercevoir l’Infini. Qui sait si sur ce point Elisa Ohtake n’est pas stimulée par sa part orientale, du côté d’une vision zen du monde. Et si tel est le cas, Falso espetáculo acquiert de nouvelles tonalités philosophiques et spirituelles. Hypothèse qui se trouve renforcée par le nom même qu’elle a choisi pour son groupe : Cia Vazia [Cie. Vide]. Point par hasard.

Falso espetáculo la Cia. Vazia se moque des stéréotypes modernes

Par Sérgio Salvia Coelho [Folha de São Paulo]

Falso espetáculo est un bluff assumé, autrement dit il se rattache à la tradition de rupture du futurisme et du dadaïsme. Avec une cynique solennité, il se moque des lieux-communs sur lesquels s’appuie l’arrogante mendicité des nouveaux groupes : l’intérêt pour les causes universelles, l’absolue pauvreté de ressources, le multimédia multi-improvisé.

Entourée de célébrités dans sa famille, Elisa Ohtake est comédienne-metteuse en scène-chorégraphe-dramaturge, inspiratrice et unique membre fixe d’une compagnie qui change de nom et de collaborateurs (dans Apathia, première collaboration avec César Rezende, elle s’appelait Sol Estranho [Soleil Étrange]). Elle s’intéresse au bluff depuis son travail de fin de formation (Falsa monografia [Fausse monographie], en 2005, orientation de Christine Greiner).

Son insolence de débutante conquiert généralement le public qui, complice, finit par être vacciné contre toute tentation de la nouveauté (« Tout est impossible », proclame un néon en fond de scène).

Comme Duchamp apportant un urinoir au musée, Ohtake a la candeur des enfants qui s’exhibent lors des visites, et s’expose à tous les ridicules, transmettant son intelligence à qui s’y attend le moins : entre autres attractions, il y a Sheila Mello qui déconstruit la musique pagode dans une vidéo.

Ne manquez pas le spectacle Apathia, un beau cadeau fait aux arts de la scène

Par Helena Katz

O Estado de S. Paulo, 10 décembre 2004

Tous deux sont réellement impressionnants par leurs qualités d’interprètes. Elle, Elisa Ohtake, surprend plus encore parce qu’elle reproduit les mêmes compétences dans toutes les autres fonctions qu’elle assume (conception, mise en scène, lumières et son). Lui, Cesar Rezende, évoque un Cacá Carvalho en début de carrière, qui se transformait en jaguar dans Meu Tio Iauaretê, et stupéfie par la densité de sa présence scénique, n’étant pas avare de sa maîtrise, rare et précise, en termes de modulation de timbres et de gestes. Le texte, savoureux et dans la juste mesure, est signé par eux deux.

La somme de tout cela fait de Apathia, qui est à l’affiche du Centro Cultural São Paulo jusqu’au 19 décembre, une invitation qui ne peut se refuser. Il y a une profusion d’idées propres à effrayer l’apathie et à stimuler la réflexion sur les échanges culturels. Le spectacle commence en disant déjà où il veut en venir. Dans la première scène, Elisa Ohtake offre apparemment un état de réalité d’un certain imaginaire associé au Japon et instantanément nous emprisonne dans l’ironie et la subtilité des jeux de sens qui vont se succéder. Tel sera le binôme avec lequel elle tempèrera, à précise et juste dose, ce qu’elle offrira par la suite.

Le butô n’est pas le butô, le sertão n’est pas que le sertão brésilien, l’apathie n’est pas l’apathie. Ils semblent plutôt des états d’existence qui peuvent se rencontrer aussi bien dans les lieux et les formats auxquels ils sont habituellement associés qu’en dehors d’eux. Car le principal est que tout est irréversiblement gommé, invalidé, contaminé : propreté et saleté, proximité et contemplation, le petit geste et le grand objet.

Et il y a aussi la scène dans ses parcours – le spectacle dit tout le temps son besoin de construire un environnement propre à chaque situation. Ses diverses « localisations » [lugarizações] (dans le sens de Milton Santos) s’offrent comme des méta-architectures d’un sujet qui traverse toutes les scènes : le déplacement culturel (les nécessaires négociations pour s’adapter à un nouvel espace). Non sans raison, le public a lui aussi besoin de suivre des trajectoires qui extériorisent les flux dont le spectacle est en train de parler.

Cezar Rezende n’est pas avare de cette rare qualité d’interprète qui fait s’incarner la poésie dans chaque objet qu’il touche. Il y a une solidité fascinante dans sa manière de nous établir dans les coins de sa mémoire sans délimiter celle-ci comme psychologique ou personnelle. Cette Apathia éveille plus d’enthousiasme encore lorsqu’on sait qu’il s’agit du premier spectacle de Elisa Ohtake et Cesar Rezende. Un beau cadeau fait à la danse et au théâtre brésiliens.

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La Cia. Vazia séduit et stimule avec un sujet complexe

Dans Falso espetáculo, le trio mené par Elisa Ohtake propose une discussion philosophique frappante

Par Helena Katz pour O Estado de S. Paulo

Un traité de philosophie. Falso espetáculo, le produit le plus récent de la Cia. Vazia, à l’affiche dans le jardin du MIS (Museu da Imagm e do Som) jusqu’au 25, est une discussion frappante et compétente, sous forme de danse, autour de questions qui sont généralement traitées par des penseurs intéressés à expliquer la complexité de la vie, comme Spinoza, Prigogine et Deleuze.

La Cia. Vazia, une invention de Elisa Ohtake, est formée par elle-même et des artistes qu’elle invite pour chaque création. Dans la première, Apathia, en 2004, elle constituait un duo avec l’excellent Cesar Rezende. À présent, dans sa deuxième œuvre, elle a organisé un trio avec Ricardo Oliveira et Emerson Meneses. Créé dans le cadre de Corpoinstalação, un festival de performances organisé par le Sesc Pompéia l’année dernière, Falso espetáculo compte parmi les spectacles les plus intelligents du moment.

Tout au début, sur le trottoir du MIS, musique, danse et théâtre sont présentés dans un cadre discrètement acide. Dans le carnaval réalisé avec des petits jouets d’enfant, la conversion est celle d’adultes : un pas de samba contaminé par le flamenco, moyen d’introduire les coups de gomme qui donneront suite au spectacle. Beaucoup plus tard, à l’intérieur déjà de l’environnement construit pour chacune des présentations, et qui est aussi à ciel ouvert, Elisa consolide le jeu qui engagé ici. Elle invite le public avec un discours enflammé : « Confondez tout, mélangez tout. Nous oscillons entre un relativisme nihiliste et son contraire, une envie de gommer les contours des idées, des concepts et des notions pour que le monde ne soit pas encore donné. »

« Pour que le monde ne soit pas encore donné » – voilà une clé précieuse pour ouvrir une discussion avec Falso espetáculo, qui déconstruit tous les « mondes donnés ». « Tout est impossible », dit le néon qui, à un certain moment, voit le préfixe « im » recouvert, et se met à annoncer que « Tout est possible ».

Ce néon en reflète un autre, devant lequel on passe d’abord, et qui devient un seuil à l’entrée du MIS, que l’on traverse après la première scène, qui se passe dans la rue. Celui-ci annonce que « La pensée est impossible » et n’a jamais le préfixe « in » recouvert. Ce jeu établit ses dédoublements entre chaque scène, et d’autres dédoublements à l’intérieur de chaque scène, produisant un vertige de reflets. Dans toutes les situations, les trois corps se montrent dépossédés de ce que l’on achète avec un billet d’entrée. Ils adoptent des postures ironiques, qui nous provoquent en permanence. Un mantra du type « Déchiffre-moi ou je te dévore » résonne dans la (fausse) proposition d’identification de ce qui est vrai ou faux.

Mais si le monde ne doit pas être traité comme un « monde donné », celui-là qui est ordonné par les relations de cause à effet, que faire ? La proposition est audacieuse : percevoir que l’on vit dans un état intermédiaire, en pleine simultanéité entre la joie du doute et l’incertitude infernale. Un monde où les règles sont autres. La stabilité des stéréotypes artistiques s’y retrouve mal, car il réclame des corps démis de leurs potentialités habituelles.

En retirant des corps ces potentialités, il leur arrache leurs liens malsains avec la tyrannie selon laquelle il existe un sens pour chaque chose au monde. Ainsi le vrai et le faux se trouvent-ils placés dans un autre cadre, celui de l’ambiguïté. C’est pourquoi la question la plus stimulante, ici, n’est pas l’élaboration d’un manuel d’instructions sur ce qui est vrai ou faux. Il s’agit d’un projet bien plus ambitieux, qui nous plonge dans l’incomplétude permanente de l’état intermédiaire, régi par la coexistence du vrai et du faux.

La poétique-symbole de Falso espetáculo se révèle dans la scène de la fête, lorsque notre regard est conduit vers le ciel et vers la perception de ce que tout ce qui se passait alors dans le monde à part, délimité par le décor du spectacle, appartient aussi à un ensemble bien plus vaste. Les questionnements du spectacle finissent par atteindre cette échelle.

Le trio accomplit ses tâches avec la compétence que requiert chaque détail. Chaque intonation, chaque geste ou chaque mouvement choisi tisse une succession de surprises. La plus grande d’entre elles se trouve peut-être dans le fait que des sujets aussi difficiles aient ainsi réussi à s’organiser d’une manière aussi séduisante.

Traduction du portugais (Brésil) par Antoine Chareyre

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