A quelque chose malheur serait-il bon ? Le Louvre, dont les murs sont criblés de trous depuis que son dernier rejeton, le Louvre-Lens, lui a soutiré des dizaines de chefs-d’œuvre, le Louvre parisien a bien été obligé de puiser dans ses réserves pour combler les béances laissées dans tous ses départements par ces départs à plus ou moins long terme. Si les réserves de peintures du musée sont loin, comme le veut la légende reprise en cœur par la doxa journalistique, d’être inépuisables et de regorger de merveilles inconnues jalousement soustraites à l’appétit des spectateurs par de poussiéreux conservateurs (la plupart des toiles qui y sont conservées sont, en réalité, des copies d’atelier, en plus ou moins bon état et de plus ou moins bonne qualité, ou des œuvres de peintres mineurs), elles réservent tout de même quelques belles surprises. D’autant plus intéressantes que ce sont des œuvres que l’on voit rarement, et qui, notamment dans la Grande Galerie et ses environs, donnent un peu de fraîcheur à un accrochage qui n’a guère évolué depuis une centaine d’années. Le portrait de Baldassare Castiglione par Raphaël, parti à Lens, le Saint Sébastien du Pérugin, parti à Lens, et, il faut l’écrire pour le croire, la Liberté guidant le Peuple de Delacroix, l’égérie du Louvre, la Joconde du XIXe siècle, brandit elle aussi depuis presque un an son drapeau tricolore à deux cents kilomètres au nord de son Paris natal, dans le plus récent musée sans collection permanente de France, et ce pour plusieurs mois encore.

Mais prenons notre mal en patience et voyons ce que les conservateurs du Louvre ont réservé à leurs dix millions de visiteurs, venus des quatre coins du monde, en guise de lot de consolation. Promenons-nous aux abords de la Grande Galerie et des salles Daru et Mollien réservées aux grands formats français du XIXe siècle et constatons que sont apparus des espaces vierges de visiteurs devant certains tableaux, comme s’ils repoussaient le touriste. Ce sont des œuvres inédites, celles tirées hors des réserves pour masquer l’absence de Raphaël et consorts. Elles ne figurent dans aucun guide, et pour cause. Tous les ignorent. Pourtant elles ne manquent pas d’intérêt.

Ainsi, ont refait surface deux fresques de Véronèse, un beau tableau d’école flamande représentant La mort d’Adonis, en remplacement du Vénus et l’amour de Lambert Sustris, et une grande toile, admirable, du peintre François-Marius Granet, l’élève de David, à qui l’on a confié la tâche quasi impossible de faire oublier qu’il y a quelques mois seulement la Liberté demi dénudée de Delacroix se tenait à sa place. Mission ingrate s’il en est : saisi d’énervement devant le panneau en trois langues qui informe le visiteur que Delacroix a pris deux ans de vacances artésiennes, on pourrait maudire le sombre Granet comme nombre de visiteurs irrités et passer son chemin sans un regard de plus.

Il s’agit certes d’une peinture d’architecture, d’un intérieur d’église gothique, un sujet qui ne saurait faire chef-d’œuvre aux yeux du public. Mais dans son genre et dans son style – la toile est datée de 1823, bien qu’achevée en 1822, et représente les tout premiers débuts du romantisme pictural en France, avec une bonne vingtaine d’années de retard sur l’Allemagne et la Grande-Bretagne – cette « nouvelle » toile de la salle Mollien est une perle inconnue et mérite, à cet égard, quelques commentaires.

François-Marius Granet, Intérieur de l'église basse d'Assise (1823), huile sur toile, 199,5 x 274 cm, Paris, musée du Louvre.
François-Marius Granet, Intérieur de l’église basse d’Assise (1823), huile sur toile, 199,5 x 274 cm, Paris, musée du Louvre.

Ce tableau de très grand format (199,5 x 274 cm) dépeint l’intérieur de la nef de l’église basse du célèbre sanctuaire de Saint-François d’Assise, en Italie, où repose le saint et dont les murs furent recouverts de fresques par Cimabue puis Giotto et ses élèves. Celui qui contemple cette toile imposante a l’impression de s’engouffrer dans une sombre et gigantesque caverne. Le regard se perd d’abord dans le vaste premier plan avant d’être attiré par la profondeur éclairée, loin dans le fond, où un crucifix s’élève dans le contre-jour d’une lumière vive, filtrée par les fenêtres de l’abside. Dans cet intérieur majestueux, silencieux, l’œil circule librement, la sensation d’espace est prégnante et le spectateur peut s’aventurer à loisir d’une travée à l’autre de la nef. Son regard est guidé puis entraîné vers les plans successifs par une perspective magistralement construite, rythmée, scandée par des effets de répétition : elle est instaurée par la succession ou plutôt la répétition à l’identique des arcs de la voûte, par la répétition également des confessionnaux, tous semblables et qui se font face de part et d’autre du vide central, par les deux files des fidèles en prière, disposées de même manière, et, enfin, par les lignes du dallage régulier, rigoureusement géométrique. Parfaite symétrie, équilibre, harmonie de l’ensemble. Ces éléments de composition, somme toute discrets mais implacables dans leur effet, sont, de plus, habilement soulignés par de petites touches de lumière vive.

Les personnages, eux, semblent peu de chose sous l’imposante voûte sombre qui les domine. Mais si l’architecture est bien l’héroïne du tableau, les hommes et les femmes dépeints sous les arcades sont traités de manière détaillée, décrits avec minutie par la main du peintre, ils ne servent pas uniquement à « meubler » la composition et à instaurer un peu de diversité dans un espace autrement trop vide, trop rigide et trop austère. Il faut noter, en effet, la précision documentaire du trait de François-Marius Granet, qui livre ici une représentation certes monumentalisée mais avant tout réaliste d’un intérieur d’église en Italie au début du XIXe siècle, une représentation sans fard ni mise en scène autre que celle architecturale. Nous sommes le soir, au moment des vêpres et l’église de François, le saint des pauvres, accueille tous les fidèles, sans distinction de condition : les moines franciscains sont là avec leur caractéristique robe de bure, le peuple aussi, des hommes, des femmes, d’apparence modeste, agenouillés sur le dallage. Granet ne manque pas de satisfaire la curiosité du spectateur en introduisant de la variété : son pinceau prend loisir à saisir les diverses attitudes des fidèles, à détailler ces deux femmes qui se confessent à travers la grille d’un confessionnal, sur la droite, l’une presque cachée dans l’ombre d’un renfoncement, à montrer ce pèlerin qui vient d’arriver et s’apprête à faire le signe de la croix avec l’eau du bénitier. Il a même placé un personnage tenant un petit chien en laisse au beau milieu de l’imposante église pendant que le cœur de l’action – tant est que l’on puisse parler d’action tant chacun vaque ici à ses propres occupations, c’est-à-dire la messe qui est en train d’être dite devant l’autel, est reléguée à l’arrière-plan, tout au fond. Elle a moins intéressé Granet, semble-t-il, que ce chien minuscule et son maître qui nous regardent fixement, comme pour nous dire que le rite liturgique n’est pas la scène la plus intéressante du tableau. Et puis il y a ce vieillard, ce mendiant, assis contre le mur à gauche, avec ses baluchons, son grand chapeau et sa guitare déposés le long de la paroi, dont on ne sait s’il est en train de prier ou de mendier, sous les yeux d’un petit garçon que ce spectacle touche plus que les psaumes et les oraisons franciscaines.

Mais c’est avant tout cette atmosphère douce et profonde de recueillement silencieux qui frappe et pénètre l’esprit du spectateur du tableau, avec cette touche retenue, discrète mais pourtant virtuose dans la précision et le rendu de la lumière, qui est la marque de Granet. Ce n’est pas une peinture religieuse mais il flotte comme une aura de mystère, presque palpable, dans ce vaste espace régulier inondé d’un flot de lumière. C’est lui qui, par son intensité, par la force avec laquelle il fait irruption dans l’obscure église souterraine et s’y répand, transcrit une exaltation qui ne peut être que divine. C’est bien un sentiment de piété qui émane de cette architecture majestueuse, de l’économie de moyens employés par le peintre pour la représenter, de l’équilibre de la composition ainsi que de la lumière axiale, point de composition à la force presque surnaturelle. Exaltation certes, mais sans ostentation. La piété est humble ici. Le mystère de la foi reste entier. Cette piété, Granet ne la réfutait pas, bien au contraire, il entendait sciemment l’exprimer à travers son art de paysagiste et n’hésitait pas à se définir lui-même peintre chrétien. C’est une piété d’un genre différent de celui auquel nous avaient habitué les peintres : éminemment personnelle, elle n’a pas besoin du truchement de l’histoire sainte pour exister et se sentir vivre, elle est simple comme celle des simples gens dépeints au premier plan du tableau, comme ce mendiant, ces femmes agenouillées, comme ce pèlerin et surtout cet enfant, cette figure d’innocence qui, à l’instar de saint François, dont il est peut-être ici la transposition, regarde les pauvres plutôt que les gloires apostoliques.

La foi ici est telle qu’elle est ressentie à la source, chez l’artiste qui observe la scène et se laisse transporter par sa beauté, sur la tombe du saint personnage dont lui-même porte le prénom. Chez Granet, qui s’était fait une spécialité de ces représentations d’églises, comme chez bon nombre de romantiques, la croyance religieuse revêt l’étoffe d’une sorte de mysticisme, elle est comprise comme communion avec la Création : c’est du spirituel dans l’art avant la lettre, un trait que l’on retrouve, par exemple, dans le dépouillement des peintures de son exact contemporain d’outre-Rhin, Caspar David Friedrich.

Cette expression d’une foi sans le dogme et sans l’Ecrit se superpose au charme pittoresque de cette scène de vie quotidienne en Italie ainsi qu’à l’observation quasi archéologique d’une église de l’époque gothique, un moment de l’histoire de l’art que l’on redécouvre à peine après des siècles de mépris pour un Moyen Age réputé sombre, obscurantiste et barbare.

Cette image, par ses dimensions, par sa composition, est à la fois la plus monumentale et la plus solennelle qu’ait jamais livré Granet mais constitue aussi une touchante scène de vie quotidienne. Malgré le grand format, on a l’impression d’être face à une sorte de boîte miniature dont le peintre aurait relevé l’un des pans pour voir ce qui se passe à l’intérieur. Entre scène de genre et peinture religieuse, l’art de Granet séduit ici car il se situe précisément entre la majesté et la spiritualité profondes des primitifs italiens et un goût simple pour le réalisme et le pittoresque, la représentation d’un microcosme, qui est comme un lointain écho de ces représentations d’intérieurs d’églises dont les Hollandais du XVIIe siècle raffolaient.

Ce tableau, œuvre majeure de l’artiste, s’inscrit dans un courant non moins important de l’évolution de la peinture au déclin du règne napoléonien. Le romantisme couvait depuis quelques années en France. Une fois le carcan du dogme néoclassique davidien, qui régnait sans partage sur les arts durant la Révolution et l’Empire, défait, les artistes se mettent à réinvestir la nature, à la recherche de l’émotion et d’une spiritualité nouvelle, qu’il faut bien bâtir sur la tabula rasa, le monde des certitudes en friche laissé par la période révolutionnaire. Un pan du romantisme sous la Restauration observe les églises comme d’autres méditent dans les ruines, entre passion archéologique pour un Moyen Age redécouvert (aucun des nombreux voyageurs français, anglais ou allemands qui parcourait l’Italie n’avait mis les pieds dans la basilique d’Assise au siècle des Lumières !) et recherche spirituelle quasi mystique (dont l’ambition est ici parfaitement explicitée par la monumentalité du format, jusqu’alors réservée à la peinture d’histoire). Les romantiques s’abreuvent ainsi de l’étrange architecture de ces bâtisses médiévales, monolithes délaissés qui semblent sortis de la nuit des temps et reflètent leur âme tantôt angoissée, tantôt exaltée. Se fait alors jour cette peinture de l’intériorité, fruit de la sensibilité de l’artiste, qui puise sa foi dans le réel, à l’opposé des grandes machineries de la peinture religieuse classique ou baroque et de la pompe iconographique de l’histoire sainte.

Si le sujet de Granet est bien « romantique », la facture, elle, reste celle d’un grand élève de David, rigoureuse sans être impersonnelle, admirable de précision mais vivante néanmoins. Pour autant, même par son style, Granet n’est pas véritablement ce que l’on pourrait appeler un néoclassique pur et dur. Sa maîtrise de la lumière, les effets de texture et de modelé ainsi que les contrastes subtils que son travail permet d’induire sont ceux d’un paysagiste fin observateur de la nature. Son illustre maître, pourtant tenant de la prééminence de la ligne sur la couleur, ne s’y trompa pas et, examinant un dessin d’après nature de son élève, déclara un jour : « Celui-là à ses idées, ce sera un coloriste, il aime le clair-obscur et les beaux effets de lumière ».

Ce double registre à la fois pittoresque et spirituel, où Dieu est dans la nature, constitue une veine dans laquelle la peinture du XIXe siècle s’aventurera avec bonheur. Les peintres allemands, leur équivalent français de l’école de Lyon et, plus loin dans le siècle, certains symbolistes tels que Maurice Denis, seront les héritiers de cette voie spirituelle renouvelée.

François-Marius Granet a quarante-sept ans lorsqu’il réalise ce tableau. Il est déjà un artiste reconnu, réputé depuis longtemps pour ses œuvres représentant paysages italiens et romains et vues d’intérieurs d’églises dépouillées. Mais ses heures les plus glorieuses au Salon sont derrière lui. En 1821, lorsque il met la main à l’ouvrage, Granet vient juste de revenir sur le devant la scène artistique française. Il en avait été absent neuf ans, qui furent sa traversée du désert et ce n’est qu’en 1819, trois ans avant notre tableau, que Granet retrouva les honneurs du Salon, où ses représentations du chœur de l’église des Capucins à Rome, qu’il avait compulsivement dépeint et repeint pendant dix ans, furent finalement reconnues à leur juste valeur. Malgré ce succès, Granet n’est plus à la pointe de l’art de son temps. Une jeune génération impétueuse et novatrice presse et commence à se faire un nom depuis que Granet a fait son retour, avec Géricault et surtout Delacroix, pour ne citer qu’eux. Afin de rester aux premières places, l’artiste sait qu’il doit frapper un grand coup.

C’est ce qui adviendra : ce tableau au format monumental, le plus grand qu’il ait peint, a été patiemment conçu pour faire un triomphe. Pendant plusieurs mois, sur place, Granet a observé, étudié, assimilé la basilique d’Assise. Au Salon de 1822, le succès escompté est au rendez-vous. L’œuvre fait un effet, notamment auprès des artistes, que l’œil du spectateur moderne a bien du mal à s’imaginer aujourd’hui. Après l’Intérieur de l’église basse d’Assise, les commandes pleuvent de plus belle sur Granet, provenant de toute l’Europe, et des musées acquièrent directement ses œuvres auprès de lui. Granet finira même par entreprendre une brillante carrière institutionnelle, aidé par son protecteur et ami de toujours le comte de Forbin : il sera d’abord conservateur au Louvre avant de se retrouver à la tête du château de Versailles, où il est nommé par Louis-Philippe qui avait décidé de faire de l’ancienne résidence royale un musée « à toutes les gloires de la France ».

Jacob Jordaens, Télémaque conduisant Théoclymène devant sa mère Pénélope, Aix-en-Provence, musée Granet, actuellement exposé au Petit Palais de Paris dans le cadre de l'exposition Jacob Jordaens.
Jacob Jordaens, Télémaque conduisant Théoclymène devant sa mère Pénélope, Aix-en-Provence, musée Granet, actuellement exposé au Petit Palais de Paris dans le cadre de l’exposition Jacob Jordaens.

Dernière chose, Granet est à l’origine de la richesse du musée d’Aix-en-Provence auquel il légua, à sa mort en 1849, la plus grande partie de sa collection (qui comprenait des œuvres de Rubens, Jordaens, De Hooch, Ingres, Géricault…), et qui porte désormais son nom, tout comme Fabre, autre élève de David, fut à l’origine du musée de Montpellier et Wicar, également disciple du maître, fut à l’origine de l’exceptionnelle collection de dessins du musée de Lille. De même Girodet-Trioson, le plus célèbre des élèves de David avec Ingres, fonda dans sa petite ville natale de Montargis, entre Paris et Orléans, un musée Girodet, assez méconnu, mais qui peut s’enorgueillir de présenter au public, outre des toiles de l’artiste lui-même, des œuvres de Zurbarán, Solimena, Vernet, David ou encore Géricault. Les collections françaises doivent beaucoup à ces fils de David, dont la vie fut souvent un véritable roman : peintres engagés, acteurs majeurs de la mise en place des nouvelles instances artistiques issues des périodes révolutionnaire et napoléonienne, hommes de conviction tout entier dédiés à l’art, à son enseignement, à sa diffusion par les musées, ils traversèrent Révolution, Empire et Restauration, au moment où un ordre nouveau commence à s’instaurer dans la peinture.

P.-S. : Le tableau de Jacob Jordaens du musée Granet (intitulé Télémaque conduisant Théoclymène devant sa mère Pénélope) est actuellement exposé à Paris, au Petit Palais, dans le cadre de la belle exposition consacrée au maître flamand qui s’y déroule cet automne. Cette œuvre de grand format, qui campe des personnages homériens dans un intérieur anversois du XVIIe siècle, est l’une des plus belles des toiles de Jordaens conservées en France. Depuis quelques années pourtant le tableau n’est plus exposé à Aix-en-Provence, tout comme des œuvres du Guerchin, de Puget ou de Piazzetta, envoyées dans un garde-meuble, le musée Granet préférant réserver les salles où elles étaient accrochées à des expositions temporaires destinées à attirer un large public plutôt qu’à la présentation des collections permanentes, reniant ainsi ses missions, son histoire et la mémoire de Granet.