Comme tant d’autres, le naufrage de Lampedusa m’a remué les tripes. Apprendre que 6 825 migrants s’y sont noyés en 20 ans a agité mes ulcères. Découvrir que les migrants, qui fuient pour l’immense majorité des régimes oppresseurs, y ont quadruplé en nombre cette année, a soulevé mes intestins. Lire que les gardes-côtes ont tardé quarante cinq minutes pour venir en aide aux naufragés, à cinq cents mètres de Lampedusa, a bouché mes artères.
Le destin de ces hommes, baladés de milices en milices, souvent torturés en chemin, ou emprisonnés dans l’attente d’une rançon, est horrifiant. Il est impossible de décrire ce qu’on ressent face au terrible détail de ces périples. Essayer serait vain, humiliant, idiot, insultant. Les difficultés actuelles de la France et de l’Europe sont, en comparaison, d’une rare absurdité.
Je pourrais parler de tout cela, et n’offrir qu’un désespéré cri dans le vide au sujet de cette souffrance.
Je pourrais, si je n’avais pas lu au détour d’un – déjà – vieil article du Monde, ceci :
« La maire de Lampedusa, Giusi Nicolini, a estimé qu’une loi italienne très controversée, qui réprime les personnes considérées comme ayant facilité une immigration illégale, pourrait avoir dissuadé certains citoyens de se porter au secours des naufragés. »

Il s’agit en fait de la loi Bossi-Fini. Sa modification en 2009 a introduit la notion de délit d’immigration clandestine. Aider un clandestin est devenu illégal par la même occasion. Le texte d’origine, qui date de 2002, imposait déjà de justifier de dix années consécutives dans la péninsule italienne pour espérer une naturalisation – les enfants ne pouvant prétendre à la nationalité qu’à leurs dix-huit ans.
La France n’échappe pas à cette nouvelle philosophie. En janvier 2002, le conseil municipal de Bordeaux – Juppé était maire de la ville – a voté un texte interdisant « toutes occupations abusives et prolongées des rues et autres dépendances domaniales (…) lorsqu’elles sont de nature à entraver la libre circulation des personnes ou bien à porter atteinte à la tranquillité et au bon ordre public. » Une étudiante avait alors reçu une amende pour avoir discuté avec un groupe de SDF.

En 2003, a été votée lors de la présidence de Chirac une loi instaurant le « délit de solidarité ». Aider des sans-papiers pouvait désormais coûter 5 ans de prison, et 30 000 euros d’amende. Il a fallu attendre début 2013 pour que ne soit plus illégal de nourrir, loger, soigner un sans-papier.
La solidarité, la compassion, l’entraide peuvent désormais être hors-la-loi. Légiférer à l’encontre de ces principes est en passe de devenir commun. Devoir laisser mourir de faim, de froid, de maladie, de noyade, sera d’ici peu banal. Cela, en Europe, et même en France.
Il faudra bientôt insulter son prochain dans le besoin, le bousculer, lui cracher dessus, puis le bastonner à plusieurs jusqu’à ce que boyaux prennent rue, pour éviter une condamnation. Peut-être même aura-t-on droit à une médaille.
Fillon affirme qu’en cas de second tour FN-PS lors d’une élection locale, il appellera à voter pour le « candidat le moins sectaire ». Peut-être que le PS devrait lui aussi envisager de soutenir le « candidat le moins sectaire » ; après tout, il n’y a pas eu à attendre le Front national, ou même Sarkozy – qui a, reconnaissons-lui ce grandiose mérite, répandu cette infamie quotidienne quand ses prédécesseurs essayaient jusque-là de la dissimuler –, pour qu’aimer son prochain devienne illégal.
Il faut cesser de dire que le « FN doit être combattu », qu’il faut le « faire reculer » : ce discours donne l’impression de haïr deux lettres, un sigle – et une blonde. Ces lettres, ces tignasses passent alors pour les victimes des technocrates parisiens et des intellectuels médiatisés ; elles sortent grandies de ces attaques, formelles, répétées, qui oublient de parler du FN en tant que tel, qui omettent de discuter de ses idées mortifères, de ses programmes vides de sens, de ses personnages nauséabonds, de son histoire odieuse, qui négligent de rappeler qu’on ne le combat pas par habitude, mais par indignation, par protestation, par colère contre ses remugles – et par amour de l’homme –, qui manquent de signaler que les déclarations d’une large partie des cadres UMP sont maintenant tout aussi exécrables, qui considèrent acquis que ces convictions ne sont pas des convictions de salon, qu’elles se soulèvent contre des horreurs, des haines, des indifférences, qui perdent de vue que ce combat n’est pas seulement négatif, et qu’il apparaît comme tel car prévenir la montée de ces idées, de ces ressentiments, et, en conséquence, de ces drames si souvent oubliés et même méprisés, ne peut qu’être la priorité d’un homme révolté.